Chez Daoud de Donaldville
Ici, on mangeait et on buvait comme nulle part ailleurs. Chez Daoud, on trouvait, pour pas cher, de la vraie paëlla, de l'authentique foie gras, parfois du saumon de Norvège, d'autrefois du chevreuil d’Italie, les meilleurs crus bordelais, les apéritifs certifiés et le cognac qui sentait encore le fût.
Samia, la patronne chantait Piaf. Le MP3 n'était pas encore inventé, de même que le GIA, le RND, Windows, internet explorer, la direction assistée, la réconciliation nationale, les brigades anti-non-jeûneurs, Emmanuelle excitait le monde et à Alger on jetait déjà de l’acide sur les jambes des filles sans hidjab, Koussim et Lalmas avaient raccroché, mais pas Cheikh Soltani, on achetait des Zastava à Sonacome et des frigos au marché noir, la télévision était décrétée "haram" par Cheikh Soltani, Guy Lux présentait Le Schmilblick, le ticket à la Cinémathèque coûtait toujours 3 dinars, on imitait Omar Gatlato, nous venions de battre l’Allemagne, le MIA commençait à tuer, et chez Daoud on chantait jusqu'au soir en récitant des vers de Sénac.
Ils ont commencé par les saucisses. Interdits ! Tant pis, il nous reste la vraie paëlla du mardi, le vin de Bordeaux, Nedjma et les souvenirs de jeunesse. C'était encore l'époque de l'insouciance. Barbara chantait l’Aigle noir, l'Entente de Sétif et Koussim, raflaient les Coupes d'Algérie, Lalmas et le Chabab de Belcourt les titres de champions, Boudjemaâ Karèche parlait de cinéma, Alloula de Gogol, Messaâdia de "tâches d'édification nationale", on imitait Zinet, Khalida Messaoudi étudiait les maths, Cheikh Soltani enseignait la Chariâ et Daniel Cohn-Bendit la révolution, on s'ennuyait le vendredi, le café au comptoir coûtait 70 centimes, on écoutait les Beatles et nos enfants El-Kechk. Neil Amstrong marchait déja sur la lune.
Un jour on ne trouva plus de foie gras. Interdit ! Comme Linda de Suza ! Parole du maire FIS de Bab-El-Oued. Le monde avait changé pour les autres, pas pour nous. Le foie gras disparut en même temps que Messaâdia, les "tâches d'édification nationale", le FLN, les dernières Zastava, la presse unique, l'Union de la gauche, la Perestroïka, le socialisme, mais il nous restait les crus bordelais et les souvenirs de Gijon.
Daoud ferma le temps d'une nuit crasse qui tomba subitement sur le pays, de même que nos amis, les moines de Tibhirine, nos dernières illusions, le rideau sur Alloula, on avait inventé le MP3, le GIA, Antar Zouabri, le RND, Windows explorer, la direction assistée, pas encore la réconciliation nationale ni les brigades anti-non-jeûneurs mais déjà le GSPC, on n'allait plus à la cinémathèque mais assez souvent au cimetière, nous partions en exil pendant que Bouteflika en revenait, Boudjemaâ Karèche ne parlait plus de cinéma, Zidane remportait la Coupe du monde et dans la presse indépendante on lisait la plus belle promesse de Bouteflika 1 : "Avec moi, vous aurez bientôt une République moderne !"
Daoud rouvrit un matin de juin. Il n'y avait plus de cru bordelais, seulement du Mascara, "du bon Mascara" précisait Daoud, il accompagnait parfaitement les sandwichs aux conserves de sardine qui avaient remplacé tout le reste. Dans la une République moderne plus rien ne nous étonnait plus : les doberman du FLN, Mami en prison, Amar Saïdani chef du FLN, Khalida Messaoudi couvrant la fraude électorale, l'invention de la réconciliation nationale, Boudjemaâ abandonné, le ministre du pétrole recherché par la justice…
Aujourd'hui, chez Daoud, Samia ne chante plus. Ou alors rarement, à travers son hidjab. Le thé a remplacé les crus bordelais, les beignets au sucre ont pris la place du saumon, les Gros 4x4 ont succédé aux Zaztava, on a davantage de riches et autant de prophètes, et plus rien ne nous étonne plus, des ministres aux sociétés offshore, Bouteflika réélu sur un fauteuil roulant, le ministre du pétrole innocenté, les zouias qui appellent à un 5e mandat, Bouteflika qui postule au Nobel de la paix...
Daoud a vendu son local. Avant de partir il l'avait rebaptisé : "Chez Daoud de Donaldville".
Didou
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thanks
danke schoon