Si Mohand Ou Mhand, l’amour voyageur : l’épreuve de la séparation (IV)
Adoucir l’exil, rendre moins pénibles les séparations, tempérer les ardeurs et les sentiments de revanches au quotidien, évoquer la magie du pays natal ; telle était la mission que s’était donnée le poète ! Vivre avec ses congénères condamnés dans un esclavage moderne aux cadences infernales des machines et sous les ordres d’hommes déshumanisés.
Dire des poèmes, chanter la douleur plurielle, extérioriser les envies de départ inassouvies, boire aussi et fumer pour oublier. Tout était dans la lumière que projetaient les yeux du poète, l’odeur de la montagne qui le suivait comme son ombre, le bruit singulier de ses onomatopées paysannes, sa connaissance approfondie des points sensibles de ses compatriotes ! Le pays est devenu un mirage pour toutes ces victimes de l’exil avalées par une durée interminable, un espace infranchissable, un désert d’amour, un océan d’espérance.
Mon pays est un mirage
J’ai dépassé les bornes de l’absence
Et mon exil n’aura pas de fin
Quand j’étais dans la grâce des saints tutélaires
Nous nous voyions tous les jours
Nous étions inséparables
Maintenant que mon rêve s’écroule
Je m’attends à toutes les épreuves
J’ai enterré mon cœur sous la pierre !
Tamurt teqqwel iyi d layas
Nɛadda tilas
ɛlmaɣ s lɣerba w att ḍul
Asmi iyi ḥub uɛassas
Nettmeẓṛa kul ass
Aken kan ay neddukul
Tura mi thud ɣef llsas
Kulci bniɣ lellas
Rriɣ as tablaṭ i wul
Souvent les ouvriers mal payés n’ont pas l’argent pour se payer le billet de bateau, de train ou d’autocar pour venir voir leurs familles ! Mohand est toujours dans ce cas de figure, rassembleur.
J’ai entendu le bateau mugir
j’ai pleuré, le cœur blessé
que la séparation est effroyable
Si j’avais le prix du billet je serai venu
je t’aurais rejointe
chacun vit avec l’être aimé
Avec mon cœur je suis fâché
Je ne peux me confier à personne
A Dieu seul j’en parlerai
Sliɣ s labur isuɣ
Indef wul ttruɣ
Ig sɛa lhiba lefṛaq
Mmer tela lkr’ ard dduɣ
Nek yidem ur beṭṭuɣ
Kulwa iteddu d win yaɛceq
Nek d wul iw ay nennuɣ
ḥed m’ad as ḥkuɣ
Siw’ agelid lxaleq
A côté de l’oiseau messager, c’est souvent l’astre solaire que le poète suit des yeux dans son coucher derrière la lointaine montagne de Kabylie.
J’ai suivi le soleil du regard
Il s’en allait vers mon pays
Vers l’ouest il continue son voyage
Comment mon cœur connaitra t-il le bonheur
J’y ai laissé mes amis
Et mon aimée, tendre plant de musc et d’ambre
Dieu prête moi assistance
Mon cœur est en deuil
La patience est le remède à l’exil
Tebɛaɣ ittij s wallen iw
Ɣer lǧiha tmurt iw
Ɣer lɣerb iɛedda iṣufaṛ
Amek ara yezhu lxater iw
Ǧǧiɣ n iḥbiben iw
d ṭejṛa l-lmesk d lɛembaṛ
A Ṛrebb illi di lɛawn iw
D ameḥzun wul iw
Lɣerb’ ay tt irnan d ṣbeṛ
Autour du thème de la séparation, les ouvriers exigeaient souvent du poète de redire des poèmes déchirants qui les touchaient au plus profond de leur détresse ! Si Mohand avait fait vœu de ne jamais répéter un poème ! Aussi se trouvait-il dans l’obligation d’en créer de nouveaux.
Il n’y a pas pire épreuve que la séparation
Que de douleurs t’attendent mon cœur
Je ne sais, amis, si je vous reverrai
Mon absence s’étire à mon insu
Elle ne se compte plus en jours
Si je pleure c’est à raison frères
Soucis, solitudes et colères
Etouffent mon âme
De Dieu j’attends une issue
Lefraq yeɣleb ayen illa
Ay ul a-k-yurǧan
Wissen a leḥbab m annemlil
Lɣiba tḍul ur nuksan
Ur telli d ussan
Ma rruɣ a medden akk’ aḥlil
Iɣeblan lxiq urfan
F lxater iw zgan
ɣur Rebbi nerja ttawil
Le thème de l’Aïd, fête plus sociale que religieuse, mobilisait les ouvriers qui ne pouvaient rejoindre leurs villages, pour des raisons souvent financières ! Le concept "Jyaḥa", idiome qui pourrait se tra-duire par "Egarement", mais aussi "Impossibilité de faire Face aux obligations" , englobait dans la nébuleuse de l’échec tous ceux qui seraient absents de leurs foyer le jour de l’Aid !
J’ai décidé de venir pour l’Aïd
Dans mon cœur c’est dejà fait
je visiterai le pays entier
J’ai fait le serment définitif
Acheté des habits neufs
Et préparé les valises et les cadeaux
Mais les saints tutélaires ont décidé autrement
J’avais la volonté ligotée
Nul n’est maitre de ses décisions
Qeṣdeɣ di laid ad nas
Seg ulsebbebɣ as
Tamurt ad n ẓuṛ isem is
Gezmeɣ limin dayen xlaṣ
Llebsa ḥtaleɣ as
Qḍiɣ d akw yefra cceɣwl is
ẓiɣ ur yektib uɛessas
Ttwarzaɣ a nnas
Ur yemlik ḥed rray is
Cette douleur insupportable fut décrite par Si Mohand avec précision et ses poèmes furent chantés un demi-siècle après par les poètes de l’émigration, Slimane Azem, Hnifa, Allaoua Zerrouki entres autres. Tous les symboles de la fête se retrouvent magnifiés dans la bouche du poète. La femme, le henné, les habits neufs des enfants, les sorties vers les mausolées, les cimetières, les visites familiales, les invitations des filles mariées qui se retrouvent dans le nid maternel. Alors que lui et ses semblables, perdus dans les pays lointains passent l’aïd dans la solitude des cafés.
Tout un chacun s’est réjoui de l’Aïd
Moi je regardais de loin
Le cœur affligé
Tes aimés mon Dieu
Versés dans le livre saint
Donnent du sens à toute chose
Mon bonheur à moi est enferré
J’ai pris la mauvaise voie
Frustré de l’odeur du Henné.
Ferḥen meden yakw s lɛid
Kukni n ssikid
Yeqbaṛ wul di lemḥani
Agad tḥubeḍ a lewḥid
Iɣṛan di ttewḥid
Fehmen irkwel lemɛani
Ma d nek ẓẓher iw di lqid
Aqli g yer brid
Nectaq anwali lḥenni. (Fin)
Rachid Oulebsir
Lire aussi la troisième partie : Si Mohand Ou Mhand, l’amour voyageur : résister aux affres de l’exil (III)
Lire aussi la deuxième partie : Si Mohand Ou Mhand, l’amour voyageur : ouvrir la cité à la poésie interdite (II)
Lire la première partie : Si Mohand Ou Mhand, l’amour voyageur : La terre et la femme (I)
Commentaires (3) | Réagir ?
merci bien pour le site
merci bien pour les informations