Si Mohand Ou Mhand, l’amour voyageur : ouvrir la cité à la poésie interdite (II)

Statue de Si Mohand U Mhand.
Statue de Si Mohand U Mhand.

La poésie avait ses espaces dans la société Kabyle construite sur l’utilité extrême! La terre ingrate ne donnant pas assez de nourriture, aucune activité pouvant distraire l’homme et la femme n’était tolérée, du moins en apparence. La sexualité – le plaisir de la chair- et tout ce qui y conduisait comme la poésie paillarde, les rituels de magie … ne servant pas la reproduction et la cohésion du groupe, était banni.

La poésie amoureuse, le texte érotique, avait la montagne et ses immenses pacages comme espace d’expression et les bergers gardiens du cheptel villageois collectif "Ajemmaɛ" ou des troupeaux en transhumance "Aqwḍaṛ" comme adeptes experts et transmetteurs ! La poésie épique, le récit religieux, la narration prosaïque proche du conte étaient permis dans les moments de répit et les haltes festives paradoxalement nombreuses. Les poètes organiques chargés traditionnellement de la diffusion de cette littérature orale du genre toléré étaient nombreux, chaque village en comptait au moins un ou deux.

Si Mohand Ou Mhand se chargea de révolutionner cette société demeurée immobile durant des siècles, de faire éclater les ultimes serrures pudibondes de la cité kabyle déjà en ruines sous les coups de boutoir de l’occupation française ! Cette société fermée devait s’ouvrir ! La culture et précisément la poésie, en sera le trousseau de clés pour toutes ces portes verrouillées de l’intérieur ! La colonisation lui en donnera l’occasion tragique mais féconde. Sans famille, sans bien, sans repères, Si Mohand ira chercher un protecteur dans les croyances ataviques profondes : il adoptera un Esprit totémique, un ange tutélaire qui portera la responsabilité de ses dires ! Si Mohand parlera et l’ange fera les vers et les rimes ! Quelle invention magique !

Depuis la rencontre de Si Mohand avec l’ange devant une source, le poète et son ange gardien pouvaient dire tout ce qui leur passait par la tête et spécialement ce qui était jusqu’alors interdit : la poésie amoureuse, le verbe paillard mur et suggestif, l’érotisme jusqu’alors cantonné dans l’imagination. L’ange ouvrait au poète tous les espaces interdits. Si Mohand ne se privera plus alors de s’attaquer aux tabous les plus tenaces, aux archaïsmes les plus rétrogrades et au passage il démolira par un verbe incisif et tranchant les nouveaux serviteurs de la colonisation.

Le discours amoureux de Si Mohand

La société tenaillée par l’étau colonial était en besoin de rêves, en besoin de vie, en besoin d’amour ! Si Mohand assisté de l’ange qui lui faisait les vers et les rimes, déplaça la poésie paillarde et son dire érotique des pâturages où la déclamaient les bergers, vers l’intérieur des villages où elle était interdite Là où il passait on lui demandait des poèmes érotiques ! Ce qui était interdit pour les autres aèdes et troubadours de passage, était toléré dans la bouche de Si Mohand

Surprenante la génération

qui prend la relève des anciens

elle n’aime le poète que pour le plaisir

Dès que j’entame un poème

Non ! me dit-on

chante nous les filles !

Wehmeɣ acu d lǧil a

Id ikkren tura

I tteqṣaaṛ i y i ttḥibbin

Mi kker annebdu lqeṣṣa

Inin mačč’akka

Awi y aɣ d af teḥdayin

Le poète ne se privait jamais de faire sauter les verrous de la timidité et de la fausse retenue qui selon ses dires castraient les adolescents et réduisaient leur virilité ! Il fallait leur donner au moins les clés du rêve et du fantasme !

El ǧuhaṛ et Fatima

avec Dehbia

ont formé le clan de l’amour

Tatouages et sourcils tracés

ces nymphes désirables

excellent dans le raffinement

Devant tant de beauté

et de présence

je dépéris comme un oiseau migrateur

Lǧuhaṛ d Fatima

Rrnu Dehbiya

Aken ay jebdent ṣsef

Sut tecṛaḍ timmi teɣma

Lexyaṛ n tidma

Kulci nsent idda s lḥeṛf

Ay atma aken d ṣsifa

Rnant lhiba

Rrant aɣ am ẓeṛẓur s taɛf

Les jeunes aiment l’allusion au sexe, à l’aventure à risques, au défi amoureux. Si Mohand en avait fait son registre :

Mon remède c’est Dehbia

quand elle se donne à moi

je retrouve ma jeunesse

Asfel iw d Dehbiya

Ma rrwiɣ tt s tullfa

Ad ḥluɣ am zik naɣ xiṛṛ

Le dire de l’amour commence toujours par une description minutieuse des atours de la belle, continue par l’allusion aux avances refusées et se termine par la grande déception et le chagrin de l’acte manqué.

Mon poème prélude en M

sur celle qui porte une fibule

et des tatouages sous l’aisselle

Du temps de nos amours

tu étais tendre comme pour un fils

tu m’aimais d’amour et d’amitié

Maintenant tu détournes la face

tu baisses les yeux

Est-ce la fin de ta passion

Lqul iw idda f lmim

Af lal n webzim

M tecṛaḍ s daw zzenda

Asm’ay lliɣ d aḥbib im

Tḥesbeḍ ‘am mmi m

Laɛceq tzad lemḥibba

Tura t sɛawjeḍ udem im

Tebriḍ i wallen im

Aɛn’ ur am hwiɣ ara

Si Mohand narguait les jeunes auxquels il lançait des défis de nature à enfreindre la coutume ! Ainsi s’en était-il pris aux jeunes de Michelet en constatant que la belle Zineb, une serveuse de bar, avait dormi seule durant deux nuits ! Aucun homme n’avait osé forcer sa porte et passer la nuit avec elle !

J’ai vu la belle Zineb

qui s’en allait tranquillement

Vers le bar de Karantini

Œil de paon

ceinture de fil doré

peau fine couleur de cuir fauve

Elle a dormi deux nuits seule

sans aucun compagnon

Il n’y a plus d’hommes à Michelet

Ṭtehr i Zineb treyyes

D abdid a lkayes

Ar ttberna n Karantini

Laɛyun d afrux n Tawes

Ssfifa tebges

Taksumt is d afilali

Yumayen i tensa weḥd s

Ḥed ur tt iwunes

Kfan lefḥul d Micli

Toujours sur le départ, le poète souffre les affres de la séparation. A peine a-t-il fait une touche, que la belle lui sourit et semble consentante, que la route l’appelle, et l’avale dans une marche vers un pays perdu, l’éden de son enfance englouti par la destruction coloniale, un jardin idéalisé souillé par les vautours. Les jeunes adorent les mots qui cisellent la douleur du poète et donnent consistance à leurs rêves d’amour et de liberté. Le poème porte l’énigme d’un hypothétique retour et des retrouvailles plus qu’improbables sous la douleur de l’absence !

Voilà mon cœur en révolte

j’en connais la cause

l’objet de ses désirs est loin

De la fille que j’ai tant aimé

l’absence m’est insupportable

mes larmes coulent sur son souvenir

Si je vis encore quelques années

nous nous reverrons

Sinon montagnes enterrez moi !

Ataya wul iw yekwfeṛ

Fehmeɣ acuɣeṛ

Ibaɛd wayen d ittmenni

F teqcict nḥub n ɛuceṛ

Neggumm’ annesbeṛ

Nettru mi tt id nettmekti

Ma nedder ɣwezzif laɛmeṛ

A neqwel annemẓeṛ

Neɣ ɣlid ay adrar felli.

(A suivre)

Rachid Oulebsir

Lire la première partie ici : Si Mohand Ou Mhand, l’amour voyageur : La terre et la femme (I)

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Commentaires (1) | Réagir ?

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algerie

merci bien pour les informations