Italie : l'extrême solitude des numéros 161, 166 et 179
Ces jours-ci en Italie est en cours la commémoration du 3 octobre 2013, en mémoire des plus de 386 migrants morts ce jour-là au large de l'île dite “isola dei conigli” (l'île des Lapins) dans le détroit de Sicile, entre la Libye, Malte et l'Île de Lampedusa.
Le 3 octobre a été proclamé officiellement par les autorité italiennes comme journée nationale de la mémoire des migrants disparus. La tragédie du 3 octobre, qui avait secoué l’opinion publique en 2013 n’était en fait que le début d’une saison toujours en cours, celle des massacres des migrants dans le Sahara et dans la mer Méditerranée. Cette année, depuis le 1er janvier, les morts en mer sont de plus de 3000. Les morts dans le désert du Sahara, dans le désert du Sinaï, en Egypte et dans les villes et les campagnes de Libye où est en cours un vrai génocide de migrants… seul dieu en sait leur nombre.
En cette occasion, je voulais partager avec les lecteurs du Matin d’Algérie ce reportage que j’avais réalisé en 2014 sur trois naufragés enterrés dans des tombes anonymes dans le cimetière de Calascibetta, une petite ville du centre de la Sicile.
Les autorités de la ville d’Agrigento en Sicile se sont retrouvées avec 380 dépouilles, et ne sachant quoi en faire, elles décident de les disperser sur les différentes communes de l’île. Ainsi arrivent dans cette petite bourgade trois cercueils anonymes, identifiables seulement par leurs numéros 161, 166, 179. En voici l’histoire. L'extrême solitude des numéros 161, 166, 179.
Calascibetta au coeur du coeur de la Méditerranée
Calascibetta est un petit bourg de Sicile. Il est construit sur le sommet de la colline en face de la ville de Enna. Le cœur de l'île de la Méditerranée. La mystérieuse origine du nom "Calascibetta" a suscité diverses théories. Certains disent qu'il dérive de cal'a (forteresse) et chaba (jeune fille): forteresse de la jeune fille. Pour renforcer cette théorie un monument est érigé au coeur de la ville: une jeune fille offre les clés de la ville au dernier conquérant, le représentant des Bourbons, souverains du Royaume des deux Siciles. D'autres font remonter le nom de la colline aux origines grecques, cala (colline) Xibet.
La vérité est que cette terre est tellement chargée d'histoire qu’il est difficile de faire la distinction entre les apports des différents peuples qui l’ont conquise. La province d’Enna dont fait partie la bourgade est le cœur géographique et culturel de la Sicile. La Sicile est le cœur géographique et culturel de la Méditerranée. La Méditerranée est le cœur géographique et culturel du "vieux monde". Autour d’elle se rencontrent l’Afrique, l’Asie et l’Europe. Ici, sont passés et ont vécu différents peuples, empires, civilisations. Ici, ils se sont rencontrés en paix ou ils se sont affrontés en guerre. Ici, ils ont construit et détruit. Il se sont aimés et détestés. L'île ne peut être rejointe que par la mer. Et c’est par la mer qu’y arrivent la vie et la mort.
La dernière guerre vécue ici a été le débarquement des forces alliées du 9 juillet 1943, vers la fin de la Seconde Guerre mondiale. Après ça, heureusement, il n'y a eu que des embarquements et des débarquements pacifiques. Arrivée et départ de marchandises, de travailleurs, de touristes, de commerçants, de familles en visite ... et puis de migrants, de nombreux migrants. Des millions d’émigrants partis vers les différentes destinations aussi : l’Allemagne, la France, la Belgique, les Amériques, l'Australie… Un exode biblique qui fait qu’il y a beaucoup plus de Siciliens de par le monde qu’en Sicile même.
Sicile, terre d’émigration et d’immigration
Mais peu à peu vers les années 1990, l'île commence à devenir non plus seulement lieu de départ mais aussi d’arrivée pour les immigrants. L'Afrique se porte de plus en plus mal et de nombreux pays d'Asie ne vont pas beaucoup mieux. Le monde est de plus en plus injuste. Les ressources mondiales sont concentrées dans les mains d’une poignée de personnes. Et comme il arrive depuis que le monde est monde, lorsqu'un territoire est appauvri, il perd une partie de sa population. Les plus jeunes, les plus vigoureux, les plus ambitieux vont à la recherche d’une vie meilleure.
Ce qui était autrefois un mouvement normal des populations d'un territoire vers l’autre, avec la déréglementation totale de l'économie mondiale créée par la mondialisation, devient un véritable tourbillon. Des centaines de millions de personnes errent de par le monde à la recherche d'un refuge. Certains à cause de la faim, d’autres à cause de la peur, certains à la recherche d'un avenir qu’ils n’arrivent pas entrevoir depuis leur terre natale.
Le naufrage du 3 octobre
C’est poussé par cette recherche d’une vie meilleure qu’un vieux bateau de pêche transportant quelque 500 réfugiés érythréens était entré dans les eaux du détroit de Sicile le 3 octobre 2013 et qu’il a coulé. 500 personnes désespérées en quête de sécurité et qui n’ont trouvé que de l'indifférence. 500 touristes du désespoir dont plus de 380 ont été engloutis par les eaux tumultueuses de cette mer jadis dite “nostrum” et aujourd’hui de plus en plus "monstrum".
300 morts c’est beaucoup. Pourtant, ils ne sont rien en comparaison des milliers engloutis chaque année par la mer et les déserts le long des routes du désespoir. Ils ne sont rien. Mais ils ont eu l'effronterie de mourir en masse, tous ensemble et si proches du monde riche et insouciant. 300 d’un coup c’est un nombre difficile à cacher, difficile à ignorer.
Entre solidarité forcée et embarras
Les autorités, après le faux deuil gêné des premiers jours, ont cherché un moyen de "se débarrasser" de ces corps encombrants. Ils sont allés jusqu'à contacter les autorités du pays d'origine, avec l’intention de remettre les dépouilles des fugitifs entre les mains de celui-là même qui était la cause de leur fuite. Mais heureusement, après les protestations et la mobilisation de la société civile, cela n'a pas été fait.
"La préfecture d'Agrigento a appelé toutes les communes de l’ile pour leur demander d’accueillir quelques cercueils", dit le maire de Calascibetta, "et nous avons donné la disponibilité pour en accueillir trois."
Le lendemain arrivent trois cercueils anonymes, identifiable seulement par des numéros apposé sur chacun d’entre eux: 161, 166, 179. Trois vies, trois histoires, des expériences, des amours, des haines, des pensées, des peines et des joies, des douleurs et des plaisirs… enfermés dans ces simples combinaisons de chiffres. 1 6 1, 1 6 6, 1 7 9.
Monument dit “de la jeune fille” de Calascibetta,
Au cimetière de Calascibetta
Au cimetière, pour me raconter l'histoire de ces trois cercueils anonymes, je suis accompagné par Carmello Cucci, maire de la ville, et par le vice-maire Antonino Senofante en compagnie de son épouse Maria Belato, fonctionnaire de l’éducation nationale à la retraite.
Ils tiennent vraiment à me raconter cette histoire, "parce qu'elle a touché tout le monde ici", dit Antonino Senofante. "La ville a essayé de leur donner une sépulture la plus digne possible, malgré le peu de temps que nous avons eu pour nous organiser. Toutes les institutions de la municipalité étaient présentes, mais aussi beaucoup de citoyens ordinaires étaient là lors de la cérémonie d'adieu."
"On en sait quelque chose en fait de migrations, notre commune a vu tant de ses fils et filles aller vers d'autres terres. Aujourd'hui, ceux qui viennent vers nous, nous essayons de les accueillir dans le respect et la dignité", dit le maire.
Une région dévastée par les départs des migrants
En fait, dans le domaine des migrations, Calascibetta pourrait être érigée en symbole absolu. La population de la ville était de 12.128 habitants en 1921. Aujourd'hui, elle a seulement 4.575 habitants (recensement 2013). Une courbe toute en descente, celle de la population de cette ville. Les variations ne sont plus celles de la décennie entre 1921 et 1931 pendant laquelle la ville a perdu la moitié de sa population. Mais, année après année, le solde démographique reste toujours négatif. Entre 2011 et 2013, par exemple, la municipalité a encore perdu une cinquantaine d'habitants.
"Les premiers à quitter notre bourg sont allés en Amérique", raconte Maria Belato. Active aujourd'hui dans le mouvement associatif culturel et social, après une longue carrière en tant qu'administratrice dans le secteur de l’enseignement, Maria connaît bien le sujet parce qu’elle avait obtenu sa licence en sociologie justement avec une thèse intitulée “La migration de la population de Calascibetta”. "Au tout début ce sont les résidents des quartiers aisés qui ont commencé à partir. En fait, les quartiers du centre ville se sont vidés en premier. C’était avant la Seconde Guerre mondiale. Puis, après le conflit mondial, les migrations ont commencé à se diriger vers des terres plus proches : Allemagne, France, Angleterre, et surtout Belgique.” - ajoute-t-elle. "En fait, aujourd'hui, notre commune est jumelée avec Chapelle-lez-Herlaimont, une commune belge où il y a plus “calascibettains” qu'ici même dans la commune d’origine."
Le maire Carmello Cucci et le gardien du cimetière Giuseppe Morgano
Beaucoup de départs et quelques arrivants
Aujourd'hui parmi ses 4.575 habitants la ville compte 108 citoyens provenants d'autres pays. Des immigrants, en fait. Parmi ceux-ci, 100 sont de nationalité roumaine. Des femmes dans la majorité, pour la plupart employées dans les travaux d’assistance à domicile. Et le reste sont de huit autres nationalités. La moyenne des résidents étrangers (2,36%) est beaucoup plus faible que celle nationale italienne qui est autour des 10%. Mais ce n’est pas mal pour la Sicile et surtout si on tient compte du caractère de la région rurale et pauvre, sans industries ou activités agricoles intensives.
"Les femmes roumaines, qui travaillent et vivent avec nous, sont très bien intégrées, elles ont une association et animent des activités sociales et culturelles", tient à souligner le maire. "Mais les autres aussi se trouvent assez bien. Tout simplement parce que nous savons ce que cela signifie d'émigrer et de chercher son pain dans les pays étrangers".
La solidarité désintéressée du peuple de Calascibetta
"Le jour des funérailles, nous avons fait de notre mieux", raconte le gardien du petit cimetière, Giuseppe Morgano, qui nous sert de guide. "J’ai préparé les tombes la nuit précédente. Le lendemain il y avait beaucoup de monde. La cérémonie était touchante. Le pasteur a fait un discours qui a mis les larmes aux yeux de tous les présents. Il y avait les gerbes de fleurs officielles de la Ville, mais aussi beaucoup de fleurs apportées par les citoyens ordinaires".
Nous restons un moment là à regarder les trois tombes anonymes, essayant de penser aux vies qui y sont finies. Aux familles qui doivent encore se demander où sont leurs enfants.
"L'un des trois a reçu une visite récemment", continue le gardien. "Depuis Agrigento, ils les ont envoyés ici."
"L'identité de ces victimes reste confidentielle", précise le maire. "Mis à part les numéros, ils ne nous ont rien communiqué. Ni la nationalité ni quoi que ce soit. C’est une question très délicate, semble-t-il. Mais il est fort probable que chaque numéro est associé à une photo, et si la famille reconnaît leur parent sur une d’entre elle, alors on leur communique son numéro et le lieu d'inhumation correspondant. Mais ce sont toutes des suppositions. Comme je l'ai dit, on nous a demandé seulement de recevoir les corps et leur donner une sépulture appropriée et c’est ce que nous avons fait."
L'étreinte chaleureuse de la Sicile
Les trois corps reposent sous un petit monticule de terre, ornées de quelques fleurs fanées et de trois plaques numérotées. Ils reposent dans le calme du beau cimetière de Calascibetta. Autour d'eux, les tombeaux monumentaux des grandes familles et les tombes plus discrètes du commun des mortels rappellent comment les hommes continuent à projeter au-delà de la mort les injustices qui règnent ici-bas. La vue depuis le cimetière est à couper le souffle. Le cœur de la Sicile, au cœur de la Méditerranée, en ces jours d’hiver doux et ensoleillé est d'une rare beauté. Moi je le regarde avec des yeux encore plus avide car il me rappelle ma lointaine Kabylie.
Beauté triste d’une terre pauvre mais orgueilleuse qui a vu grand nombre de ses enfants partir à la recherche d'une vie meilleure. Beaucoup se sont perdus eux aussi, beaucoup ne sont jamais revenus. Tout comme les trois fils d'autres mères qu’elle reçoit en son sein aujourd’hui. Eux aussi se sont perdus à la recherche d'un avenir qui, pour beaucoup, devient chaque jour plus difficile à atteindre.
Reportage écrit et photographique réalisé par Karim Metref
Commentaires (1) | Réagir ?
merci bien pour le site
wanissa