Si Mohand Ou Mhand, l’amour et la révolution (II et fin)
Si Mohand Ou Mhand a célébré la femme et l'amour.
Par Rachid Oulebsir
4. Défendre la femme contre le sexisme ordinaire
Si Mohand célèbre la femme dans des centaines de poèmes. Dans certains, il dénonce la piteuse condition d’exploitée dans laquelle elle était maintenue par des réflexes d’un autre temps :
Ɣef snat a d iṛṛuḥen comme ces deux femmes qui reviennent
I tmurt i waɛṛen de cette contrée impitoyable
Tt imeḥbas mebla ssiya où elles étaient prisonnières sans délit
Si Mohand jouait au médiateur et remplissait le rôle dévolu à l’agora, Tajmaat , interdite par l’administration française. Il réglait par sa poésie magique, par sa connaissance des ressorts profonds de sa société, son érudition, des conflits sourds qui minaient l’entente et la vie villageoise solidaire
De passage dans un village de haute montagne, il fut invité à donner son avis sur un conflit qui minait l’entente des hommes et des femmes de la cité. Une jeune femme venait de donner naissance à un un garçon, l’héritier tant attendu ! Durant ses neuf mois de grossesse, elle força la main au père pour promettre au mausolée du village un bélier aux cornes de sept empans, soit des cornes géantes d’un mètre et demi de longueur ! Une fois le garçon né, les villageois avaient attendu les septs jours imposés par la tradition puis réclamèrent le bélier aux cornes monstrueuses ! La viande importait peu, mais les cornes, on en ferait une vingtaine de blagues à tabac. Et puis mettre le mari dans l’embarras c’était tellement excitant. Le mari devait relever le défi ou répudier sa femme qui venait de lui donner son unique héritier. Et puis d’où sortirait-il un tel bélier ? Le pauvre homme pris entre deux feux avait fait tous les marchés, en vain. Il se rendit à l’évidence en se pliant aux caprices ruineux des villageois. Chacun y allait de sa revendication. Si Mohand fut donc sollicité pour sauver le couple menacé de désunion et l’entente villageoise qui allait imploser tant les avis étaient contraires et exorbitants d’incurie. Il déclama un poème qui calma les ardeurs et ramena la sérénité, en proposant une solution brillante et accessible.
Allah nekwni d arraw ik Dieu, nous sommes tes enfants
Nendeh s isem ik on évoque ta miséricorde
Taqcict ɣef tizi inebran cette femme est sur le point d’être répudiée
Aqcic ikcem it uɛfrit Le mari comme possédé
Llah inaɛl it par un mauvais esprit
Yeger ed limin d amuqṛan a lancé un défi insurmontable
Eṭṭef mmi m s lekmal is Prend ton bébé dans tes bras
Qis as s ufus is Mesure avec sa main
Ma yela ddnub a t nemɛawan Je prends sur moi l’offense du ciel
Le poète proposa donc que la mesure des cornes se fasse avec la main du nouveau-né ! L’idée géniale ramena la concorde dans le village et la mesure des cornes à la normale. Le mari offrit donc un bélier cornu au mausolée et les villageois se réconcilièrent autour du couscous convivial.
Vivant à la campagne près d’Alger, travaillant comme ouvrier agricole, il entretenait une femme et ses enfants. Il n’arrivait plus à joindre les deux bouts malgré une multiple activité.
Tenɣa ddrya n medden Je n’arrive plus à nourrir ses gosses
Tiǧǧaw d immuden par boisseaux, par paniers
Mi g fuk rnu d a xuya achète encore et encore !
Tenna yi ddem arkasen Prend tes escarpins
Ttbaɛ atmaten comme tes frères
G lezzayer tela lxedma A Alger il y a du boulot
M’ur tufiḍ ara dayen Si tu n’en trouves pas
Aɛjel iḍaren Va vite
Atten Leblida tella les rejoindre à Blida
Amoureux d’une Sétifienne, Si Mohand travaillait pour elle. Il se plaint mais s’en presse de la rejoindre en amoureux transi :
Aqlay am ṭṭejṛa bbwasif Me voilà comme le buisson de la berge
Issegmen s lḥif qui s’agrippe péniblement
ḥeṛqaɣ Ṛebbi d lɛalem Je brûle au su et au vu de Dieu
Cbiɣ axeddam n ṣṣif Je travaille en plein été
Sewdaɣ am llewṣif bronzé comme un nègre
Ger unebdu d smayem au zénith les jours de canicule
Fatima leḥkum n Sṭif Fatima reine de Setif
Iḥekmen feli bessif au pouvoir indiscutable
Iḍ agi lembat ɣuṛem cette nuit je rejoins ta couche
5. Ouvrir la cité à la poésie interdite
Si Mohand assisté de l’ange qui lui fait les vers et les rimes, déplaça la poésie paillarde des pâturages où la déclamaient les bergers, vers l’intérieur des villages où elle était interdite. La société tenaillée par l’étau colonial était en besoin de rêves ! Là où il passait on lui demandait des poèmes érotiques. Ce qui était interdit pour les autres aèdes et troubadours de passage était toléré dans la bouche de Si Mohand.
Wehmeɣ acu d lǧil a Surprenante la génération
Id ikkren tura qui prend la relève des anciens
I tteqṣaaṛ i y i ttḥibbin elle n’aime le poète que pour le plaisir
Mi kker annebdu lqeṣṣa Dès que j’entame un poème
Inin mačč’akka Non ! me dit-on
Awi y aɣ d af teḥdayin chante -nous les filles !
Le poète ne se privait jamais de faire sauter les verrous de la timidité et de la fausse retenue qui, selon ses dires, castraient les adolescents et réduisaient leur virilité. Il fallait leur donner au moins les clés des rêves et du fantasme !
Lǧuhaṛ d Fatima El Djouhar et Fatima
Rrnu Dehbiya avec Dehbia
Aken ay jebdent ṣsef ont formé le clan de l’amour
Sut tecṛaḍ timmi teɣma Tatouages et sourcils tracés
Lexyaṛ n tidma ces nymphes désirables
Kulci nsent idda s lḥeṛf excellent dans le raffinement
Ay atmaa aken d ṣsifa Devant tant de beauté
Rnant lhiba et de présence
Rrant aɣ am ẓeṛẓur s taɛf je dépéris comme un oiseau migrateur
Les jeunes aiment l’allusion au sexe, à l’aventure à risques, au défi amoureux. Si Mohand en avait fait son registre :
Asfel iw d Dehbiya Mon remède c’est Dehbia
Ma rrwiɣ tt s tullfa si elle se donne à moi
Ad ḥluɣ am zik naɣ xiṛṛ je retrouverais ma jeunesse
Le discours amoureux de Si Mohand commence toujours par une description minutieuse des atours de la belle, continue par l’allusion aux avances refusées et se termine par la grande déception et le chagrin de l’acte manqué
Lqul iw idda f lmim J’entame mon poème en M
Af lal n webzim sur celle qui porte une fibule
M tecṛaḍ s daw zzenda et des tatouages sous l’aisselle
Asm’ay lliɣ d aḥbib im Du temps de nos amours
Tḥesbeḍ ‘am mmi m tu étais tendre comme pour un fils
Laɛceq tzad lemḥibba tu m’aimais d’amour et d’amitié
Tura t sɛawjeḍ udem im maintenant tu détournes la face
Tebriḍ i wallen im tu baisses les yeux
Aɛn’ ur am hwiɣ ara Est-ce la fin de ta passion
Si Mohand narguait les jeunes auxquels il lançait des défis de nature à enfreindre la coutume ! Ainsi s’en était-il pris aux jeunes de Michelet en constatant que la belle Zineb, une serveuse de bar, avait dormi seule durant deux nuits ! Aucun homme n’avait osé forcer sa porte et passer la nuit avec elle !
Ṭtehr i Zineb treyyes J’ai vu la belle Zineb
D abdid a lkayes qui s’en allait tranquillement
Ar ttberna n Karantini Vers le bar de Karantini
Laɛyun d afrux n Tawes Œil de paon
Ssfifa tebges ceinture de fil doré
Taksumt is d afilali peau fine couleur de Filali
Yumayen i tensa weḥd s Elle a dormi deux nuits seule
Ḥed ur tt iwunes sans aucun compagnon
Kfan lefḥul d Micli Il n’y a plus d’hommes à Michelet
Toujours sur le départ, le poète souffre les affres de la séparation. A peine a-t-il fait une touche, que la belle lui sourit et semble consentante, que la route l’appelle, et l’avale dans une marche vers un pays perdu, l’éden de son enfance englouti par la destruction coloniale, un jardin idéalisé, souillé par les vautours. Les jeunes adorent les mots qui cisellent la douleur du poète et donnent consistance à leurs rêves d’amour et de liberté. Le poème porte l’énigme d’un hypothétique retour et des retrouvailles plus qu’improbables sous la douleur de l’absence !
Ataya wul iw yekwfeṛ Voilà mon cœur en révolte
Fehmeɣ acuɣeṛ j’en connais la cause
Ibaɛd wayen d ittmenni l’objet de ses désirs est loin
F teqcict nḥub n ɛuceṛ De la fille que j’ai tant aimé
Neggumm’ annesbeṛ l’absence m’est insupportable
Nettru mi tt id nettmekti mes larmes coulent sur son souvenir
Ma nedder ɣwezzif laɛmeṛ Si je vis encore quelques années
A neqwel annemẓeṛ nous nous reverrons
Neɣ ɣlid ay adrar felli Sinon montagnes enterrez-moi !
Rachid Oulebsir
Lire aussi la première partie : Si Mohand Ou Mhand, l’amour et la révolution (I)
Commentaires (3) | Réagir ?
Très intéressant et éclairant article. Merci !
merci bien pour le site