La foi, la pensée, l'Etat et la laïcité !
La spiritualité est l'un des plus importants fondements sur lequel s'articulent les sociétés humaines, Marx (1813-1883) dirait même que «la religion est l'opium des peuples», un aphorisme incomplet à bien des égards car plus loin, le philosophe continue «et l'esprit d'une époque sans esprit !». En réalité, la relation de l'homme avec la foi est un sujet très complexe dans la mesure où la jonction entre la sphère privée et l'espace public a, de tout temps, crée de nombreux problèmes en rapport avec d'une part la pensée, la religion ainsi que les structures de l'Etat et d'autre part, la place que ces phénomènes-là occupent dans la vie individuelle et collective.
1- La foi et la pensée sont-ils deux parallèles dissymétriques ?
Dans son sens le plus large, la foi est l'expression d'une profonde conviction religieuse et de l'attachement indéfectible d'un individu quelconque à une croyance (particulièrement en la transcendance divine). Le mot religion qui vient étymologiquement du verbe latin "relegare" (relier), ce qui donne le substantif "reliance", renvoie en principe à l'idée de l'union et de la solidarité fraternelle sous la bannière de la foi. En ce sens que les deux variables foi et religion véhiculent l'une l'autre (idéalité-fixité pour le premier) et (finalité-mouvement pour le second) "une vision spiritualisante du monde" (le théisme) en contrepoids d'une "dynamique matérialisante" des faits sociaux et partant de l'univers, c'est-à-dire "le croire rationnel" ou la philosophie de la pensée qui essaient de sortir du pertuis de "l'enchantement du monde" vers le désenchantement. Il ne s'agit pas en effet d'une désillusion capitale mais d'une re-compréhension et d'une ré-interprétation nouvelle de notre magma sociétal d'après des critères cartésiens "dans tous les domaines de la vie, rationaliser signifie éliminer : ôter à la morale ses origines religieuses, supprimer de l'économie les éléments traditionnels et symboliques, éliminer les valeurs de l'éducation ou de la politique. En somme et selon les mots de Max Weber, désenchanter le monde", écrit l'historien roumain Serge Moscovici (voir son ouvrage Raisons et Cultures, Éditions Ehess, Paris,2012, p 25). A ce stade, deux tendances resurgissent d'elles-mêmes, la première serait le relativisme religieux ou son exaltation (soit la tolérance, ou l'intégrisme) la seconde serait la "laïcité" (acceptation de la foi mais strictement circonscrite à l'espace privé) et "l'athéisme" (la négation radicale de celle-ci au nom de l'humanisme). En d'autres termes, la pensée "objectivante" du spirituel et une autre pensée totalement subjective (personnelle) et fanatisante.
2- La laïcité au cœur de l'arène religieuse !
Le 12 juin dernier, le Pape François I s'est confié au quotidien romain «Messaggero» en des termes peu élogieux à l'encontre de l'auteur du Capital «...Karl Marx, dit-il, n'a rien inventé, les communistes ont volé notre drapeau, le drapeau de la pauvreté est chrétien...!». Si l'on tente de contextualiser cette citation dans le kaléidoscope du monde actuel en évolution, on n'hésitera sans doute pas un instant de la mettre sur le compte du conflit éternel entre le pouvoir temporel (le profane) et le pouvoir atemporel (le spirituel) ! En occident, le débat sur la laïcité jette ses racines dans les temps médiévaux. Ce fut depuis l'édit de Nantes de 1598 que le roi capétien Henri IV (1553-1610) a décidé de séparer la religion de l'Etat. S'inspirant des romains et surtout des grecs qui ont, de tout temps, admis les dieux des autres peuples qu'ils ont envahis pourvu que ceux-ci se soient conformés à l'autorité de leur empereur (polythéisme), ce Roi assez stratège s'est mis au-dessus de la mêlée des croyances, en autorisant un pluralisme religieux. La pax romana, devenue paix civile fut son maître-mot. Indubitablement, Louis XIII (1601-1643) et Richelieu (1585-1642) ont marché dans le sillage de ce dernier en adoptant sa politique, à savoir la séparation entre conflit civil en rapport avec l'Etat et les guerres religieuses qui se déclenchent dans la société. La politique a été sacralisée à outrance alors que l'espace public est désacralisé, de même l'Etat s'est transformé en un arbitre des croyances en litige. Néanmoins la Contre-Réforme catholique du XVI siècle a troublé l'ordre chez les protestants dont le siège de la ville de la Rochelle et sa chute en 1628 signe d'abord l'épilogue du mythe protestant en France et par ricochet le début de la fin du Moyen Age chrétien dans toute l'Europe. En Angleterre, l'apogée du protestantisme fut synonyme de liberté individuelle et de prospérité économique (modernité capitaliste et esprit de marché). Ainsi la sécularisation sociale en fut-elle l’inéluctable résultante.
De même, le déclin et la remise en cause du fondement religieux ont permis à la société de s'autonomiser du spirituel sans s'en détacher complètement comme c'était le cas en France. Bien évidemment, il y a lieu de faire le distinguo ici entre les deux processus de «sécularisation» et de «laïcisation». En Grande Bretagne, l'Anglicanisme est une religion étatique et la Reine est chef de l’église en même temps que de l'Etat. Quoique schématiquement détachée du fait religieux, la société anglaise n'en reste pas moins liée à la personne de la Reine ; celle-ci en constitue l'origine par sa double autorité sur le temporel (l'Etat) et l’atemporel (l'église qui gère les biens spirituels de la population). En outre, l'empreinte de la coutume dans les mœurs collectives coule de source. En ce sens qu'il n'y a donc pas ou très peu de laïcisation, cette dernière est à comprendre comme étroitement imbriquée aux idées de la laïcité (Laos en grec), à la liberté de conscience et à une séparation rigide entre la sphère publique(celle du vivre-ensemble collectif) et de la sphère privée (l'espace où peuvent être mises en œuvre diverses conceptions du bien) (voir à ce propos Lexique de sociologie 2° éditions Dalloz, Paris, 2007). Par ailleurs, si en 1648, le traité de Westphalie a garanti à la France une domination sur le continent européen (tyran des terres), en 1651, l'Angleterre s'est vue octroyer le statut privilégié du guide maritime (le tyran des mers). Après 7 guerres entre 1689 et 1815, les deux puissances ont pris des cheminements historiques différents. Néanmoins, les affres ainsi que les séquelles de la guerre «interreligieuse» des 30 ans (1618-1648) ayant opposé le Saint-Empire catholique et les protestants s'y sont fait toujours ressentir. L'Ancien système en Hexagone fut empreint du catholicisme et ce ne fut qu'au terme de la révolution française de 1789 que s'étaient dessinées les prémices d'une distanciation dans le couple Religion-Etat. En revanche, le girondin-fédéraliste Maximilien Robespierre (1758-1794) avec son idéal d'incorruptible et son dévouement à «l’être suprême» fut en quelque sorte la preuve de ce soupçon de «religiosité» qui s'est tapi derrière le principe de «fraternité», vecteur de «reliance» d'origine judéo-chrétienne dont se sont réclamés les adeptes de la République. Au fait, selon le philosophe français Luc Ferry, si la déchristianisation des sociétés occidentales de ces dernières années n'a cessé de progresser, c'est parce que contrairement au Judaïsme et à l’Islam, cette religion (le christianisme s'entend) est dotée de souplesse et a une grande prédisposition à être sécularisée (voir son entretien «seul le christianisme est sécularisé», l'Express du 25/12/2008 au 7/01/2009, N° 2999-3000). Or, il se trouve que la douleur de quitter la chaleur de la foi pour les eaux glacées du rationalisme est partout (pratiquement dans toutes les religions) atroce ! Car, la «despiritualisation» n'a pas que des bienfaits mais des lourds inconvénients aussi du moment que la société court frénétiquement derrière les chimères de la modernité, que les cerveaux sont mitraillés de superficialités et que tant de «remblai de parasites» est jeté pêle-mêle dans les profondeurs de l'éthique humaine. Cet Occident-là qui se veut être la caution morale du monde est malade de son évolution, désaxé et schizophrène. Plus qui est, se prélasse dans ses anachronismes! Comment prétendre alors qu'une «laïcité» rigide à la française, un «aconfessionalisme» à l'espagnole ou une «sécularisation» à l'anglaise pour n'en prendre que ces trois modèles ne puissent se révéler à long terme porteurs de risques dans des sociétés qui se libéralisent, s'internationalisent, se métissent et s'autonomisent à la vitesse de météore ? La question reste grande ouverte !
3- La doxis musulmane et la laïcité impossible !
Si l'on prend la peine de focaliser notre regard sur les terres d'Islam, on se rendra à l'évidence que le supplice du mystique Mansour Al-Halladj (875-922), lequel fut conduit à Baghdad au gibet et exécuté parce qu'il s'est proclamé père de la vérité «ana al-hak» (je suis la vérité créatrice) serait peut-être le pionnier du premier souffle humaniste dans la culture arabo-musulmane. A vrai dire, la fermeture des portes d'Al-Idjtihad (jurisprudence) dès les premiers balbutiements du 8 siècle (4 de l'Hégire) par les théologiens, lesquels ont considéré que l'interprétation du Coran est définitivement close a plongé le continuum des contrées de cette grande Oumma islamique au demeurant transnationale dans une pathologie répétitive et une théologie «ruminative» qui manque d'innovation et s'en accommode volontiers. Le processus de sacralisation du texte qui s'est engagé auparavant à la Mecque (612-622), où sont révélées les sourates les plus courtes, d'orientation théologique (exégèse religieuse) et à Médine (622-632), les sourates les plus longues d'orientation politique et surtout juridique (législation) a fait en sorte que toutes les interprétations se fassent dans l'unité du corpus coranique.
L'islamologue Mohammed Arkoun (1928-2010) distingue à ce propos deux tendances distinctes l'une de l'autre, ce qu'il appelle lui-même «la mytho-histoire», laquelle colporte une vision idéalisée de la vie prophétique, des conquêtes islamiques ( Foutouhates) ainsi que de l'ascendant spirituel du pouvoir temporel des Califes orthodoxes et «la mytho-idéologie», autrement dit, celle en rapport avec le courant du Salafisme, lequel tend à ressusciter, souvent par mimétisme et parfois de manière quasi utopique l'essence d'un Islam des origines (total, global, synthétique et comblé de grandeurs), embrassant à la fois religion, politique, société, morale individuelle, éthique sociale, rites et coutumes dans un engrenage d'ensemble, de nature à résoudre le plus insoluble des problèmes du monde !
Si la première tendance s'inscrit dans «le triomphalisme passéiste», la seconde s'immerge en revanche dans «la réification idéologique» du passé islamique, ce qui enserre tous les aspects sociétaux dans le moule religieux sans multiplication des angles de visions et d'analyses [le triptyque Din (religion)-Dounya (Vie)-Al-Dawla (Etat) ressuscité mais sous une forme peu compatible ni à celle du temps prophétique où il fut mis en application ni aux exigences d'un nouveau monde dont l'Etat-Nation d'origine occidental est le modèle]. Cette polarisation est par ailleurs d'autant plus nuisible pour «la communauté des croyants» qu'elle porte par-devers elle un danger mortifère à la texture de la pensée puisque le procédé utilisé (idéologie) rime parfaitement avec la logique totalitaire des Etats non-démocratiques! Bref, point de «laïcité», ni de création ni d’innovation, encore moins d’exégèse «n'est-ce point votre devoir de servir par vos hautes pensées les générations futures, comme les prédécesseurs vous ont servi? N'est-ce pas un défaut pour le savant et pour les sages que, l'univers étant assailli par les sciences nouvelles, les découvertes et les œuvres récentes, il ne soit pas informé des causes et des effets de ces nouveautés? S'est interrogé Al-Afghani (voir Homa Pakadaman, Djamel El-Din Assad dit Afghani, Paris, Maisonneuve et Larose, 1969, p288), culpabilisant de la sorte «cette raison paresseuse» et cette foi bigote dans laquelle se sont complus et drapés certains esprits férus de certitudes dont le petit dénominateur commun est bien sûr : le dogmatisme! Incontestablement, la religion d'apparat a pris dans nos sociétés musulmanes modernes le pas sur celle de la profondeur, de la foi et de la croyance «mais pire que tout cela, écrit le journaliste Djamel Eddine Benchenouf dans un article qui s'intitule «nous sommes passés de l'opportunisme révolutionnaire à l'hypocrisie religieuse» paru le 14 février 2014, c'est la propagation au sein de la société d'un islamisme hypocrite, d'une moralisation des dehors, de l'intolérance ambiante qui s'abattirent sur nous […] On n'entend plus désormais que des machaa allah à répétition, des Sobhane allah en veux-tu en voilà et toutes les doucereuses formules du genre vidées de toute vraie foi, de tout sens, dans des bouches mielleuses, chez des gens qui vivent avec l'index pointé sur quiconque n'a pas adopté les mêmes postures»! Ce fléchissement moral et cette décrépitude de la foi a creusé le fossé des fausses évidences. Au surplus, l'instrumentalisation de la religion à des fins purement idéologiques a été et demeure jusqu'à présent hélas à cause d'illégitimité populaire des nomenclatures dirigeantes, le propre des zaîms arabes «le despote terrifiant est celui qui est adulé, ses agents sont les prêtres, son bureau est le lieu du sacrifice, ses crayons sont les couteaux, les éloges sont les prières»dixit Abderahmane Al-Kawakibi (Al-Kawakibi, Al-Amal Al-kamila (œuvres complètes) édition annotée par Mohammed Djamel Tahan, Beyrouth, 1995, p461).
4- La laïcité à la turque
Ce fut à l'époque de Tanzimat (réorganisations administratives et politiques) qui auraient débuté en 1839 qu’Istanbul (capitale de la Turquie) aurait tenté de construire un Etat moderne, en se dotant d'un parlement et d'une constitution. Etant le digne héritier et le relais de la civilisation arabo-musulmane depuis pratiquement le XV siècle, l'Empire ottoman a mené, sous Soliman le Magnifique (1520-1566) qui aurait régné de 1520 à 1566 grâce à une armée bien organisée, des ressources estimés inépuisables dans tout l'Orient, des conquêtes partout dans l'Europe (la forteresse de Belgrade, les îles de Rhodes, qui appartenaient alors au chevalier Saint-Jean, ou encore Budapest). Bien que moderne, l'Anatolie a croulé sous une certaine "propédeutique religieuse" et ce n'était qu'avec Kemal Atatürk (1881-1938) que les choses ont pris une autre tournure.
En effet, si cet ambitieux Caudillo a procédé juste après le traité de Sèvres de 1920 à de multiples réformes au rang desquelles figure la laïcité ou par exemple la professionnalisation de l'armée et l'instauration du code civile, il a tout de même osé changer l’alphabet arabe en latin et dans certains cas profané les mosquées, visant par-là "un nouvel âge des Lumières" à l'européenne par une laïcisation au forceps d'une société trop spiritualisée! Ironie du sort, en 2011, le parti islamiste AKP (parti de la justice et du développement d'Erdogan) a remporté pour la troisième fois consécutive les élections législatives avec une écrasante majorité. Le retour du refoulé religieux fut systématique après plus d'un demi siècle de la mort du chef pionnier de la laïcité. Ce qui s'est passé d'ailleurs en Tunisie, du reste en effervescence, laquelle a renoué en 2011 à la faveur du fameux Printemps arabe avec le courant islamiste après un demi-siècle de sécularisation mené tambour battant par Habib Bourguiba (1903-2000).
A vrai dire, le défaut de cuirasse de certaines élites musulmanes, c'est qu'elles se font des idéaux qu'elles croient facilement transférables ou transposables dans un terroir au fond culturellement, traditionnellement et religieusement aux antipodes du modèle calqué. Un vice rédhibitoire qui se répète maintenant même dans tous les domaines: culturel, politique, éducatif et même sportif. Serait-ce du suivisme, du défaitisme ou de tout bonnement de «la colonisabilité» pour paraphraser le penseur algérien Malek Bennabi (1905-1973). A mon humble avis, s'il y a une quelconque invasion culturelle, c'est qu'il y a à la base un vide de sens dans nos pays à combler, impérativement !
Kamal Guerroua
Analyse communiquée par l'auteur et publiée en juillet 2014 in le Quotidien d'Oran
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