Lettre ouverte aux ministres Tayeb Louh et Hamid Grine
Cette "supplique" nous a été proposée à la rédaction du Matin d’Algérie, juste avant que les trois incarcérés dont il est question ici (un directeur de chaîne télé privée, un producteur et une fonctionnaire du ministère de la Culture) ne soient libérés, s’en tirant avec 6 mois à 12 mois de prison avec sursis. Pour autant, nous la publions telle quelle, car d’autres considérations restent de mise, en prévision (sic) des prochaines inculpations de journalistes ou de militants démocrates qui seraient fondées sur des mobiles fallacieux, comme le régime, aux abois, en a le secret…
Messieurs les ministres,
Je sais que vous vous interdisez de vous «immiscer dans les affaires de la Justice», comme M. Louh l’avait clamé en avril dernier face aux députés qui s’étaient émus du cas de Chakib Khalil, en les exhortant à «laisser la justice faire son travail selon la Constitution et sans ingérence». Aussi, sans être député, je me garderai bien de toute ingérence. Je me permettrai juste de vous confier quelques réflexions, dans une toute autre affaire, celle concernant trois citoyens incarcérés depuis le 27 juin.
J’ai entendu, comme tout le monde, parler de l’affaire KBC, et de l’incarcération de Nora Nedjaï, Mehdi Benaïssa et Ryad Hartouf. Et c’est bien de ces trois concitoyens, dangereux parce que sans envergure, que je tenais à vous entretenir.
Si je dis «sans envergure», c’est parce que les forfaits qui leur sont reprochés les rend indignes de leurs aînés (généraux, ministres et autres décideurs qui se sont distingués et se distinguent toujours par leur sens des affaires), et donc indignes de la sanction qui leur a été infligée. Et si je fais délibérément fi de la présomption d’innocence, c’est parce que je fonde mon intime conviction sur l’impartialité légendaire de la Justice de mon pays. Connaissant l’abnégation que vous témoignez dans vos missions (et là, je pense particulièrement à M. Grine qui nous avait ouvert les yeux sur une réalité inouïe : c’est qu’avant sa prise de fonction, «il n’y avait pas de vrais journalistes professionnels dans le pays» !), j’estime que cette incarcération fait trop d’honneur à ces trois indignes citoyens ! La preuve ? C’est que non seulement ils ont été incapables de commettre des crimes imprescriptibles, mais ils n’ont, à ce que sache, même pas volé, ni fait dans le trabendo d’Etat, ni lancé des fatwas de convenance à tout va, ou pire encore : ils n’ont trempé dans aucune collusion avec l’ennemi, lequel, on le sait, nous jalouse notre Concorde civile, notre unité nationale et notre réussite économique !...
Messieurs les ministres, je sais à quel point un avis de citoyen compte à vos yeux, et c’est en tant que simple citoyen (ce que je demeure «malgré» mes 40 ans d’immigration, étant toujours détenteur d’un seul et unique passeport) que j’affirme, en pesant mes mots : les sanctions prises contre ces trois malheureux, dont les CV ne signalent, me dit-on, aucune prouesse d’affairistes, ne sont pas à la hauteur de leurs crimes. Je veux parler de leurs manquements aux us et coutumes de nos glorieux généraux, de nos éminents ministres et de nos illustres PDG, de ces patriotes qui, depuis l’indépendance jusqu’à nos jours, continuent de forcer notre admiration, par leur savoir-faire et leur faculté à passer entre les gouttes, même par grandes averses, un art qu’ils ont su transmettre à leurs héritiers, fils et filles en toute parité, au pays comme à l’étranger.
Certes, je comprends les pulsions paranoïdes qui animent notre impartiale Justice, face à de tels amateurs même pas capables de servir de prête-noms à Panama, ni de s’offrir de luxueux appartements à Paris ! Je comprends que si notre immanente Justice a décidé de les incarcérer, c’est qu’ils représentent pour notre jeunesse des modèles d’une élite sans ambition. Et rien que pour ce crime, ils méritent une autre sanction que la prison. Rendez-vous compte, Messieurs les ministres : on ne peut même pas les accuser du moindre délit d’initié ni du moindre détournement !
Déjà que, dans son propre domaine, la chaîne KBC fait preuve d’un déficit d’inspiration qui insulte le génie national, vu que ses animateurs n’arrivent même pas à copier intelligemment les concepts d’émissions étrangères, comment voulez-vous qu’ils réussissent à copier les méthodes de nos grands affairistes, en s’appropriant, par exemple, un appartement rue Didouche Mourad, des bureaux aux Ruisseaux ou ne fut-ce qu’un loft à Neuilly ? Oui, comment voulez-vous que des énergumènes incapables de s’offrir ne serait-ce qu’un «85 m2» sur les Champs-Elysées, méritent d’être logés dans un «Quatre hectares», soit 40.000 m2, à El-Harrach ?
Messieurs les ministres, je vous conjure d’écouter ma supplique : refusez-leur cet insigne honneur, et mettez-les plutôt à la rue : c’est tout ce qu’ils méritent ! Oui, affranchissez-les ! Laissez-les libres de leurs mouvements, car ce serait, en effet, leur accorder trop d’honneur que de les enfermer entre les murs de nos glorieuses prisons, dans ces cellules historiques qui, durant la guerre d’indépendance, reçurent de vrais futurs martyrs, pas de la graine de ces trois amateurs, tout juste bons à vivre parmi leurs familles et à faire leur travail comme ils peuvent. Oui, libérez-les, qu’ils retrouvent leurs proches et leur banal quotidien : comme dirait l’autre, quand à 50 ans, on n’a pas sa villa au Club des Pins, sa boîte de nuit à Tipaza, ou ses 85 m2 sur les Champs-Elysées, c’est que l’on a raté sa vie !
En comptant sur votre sens des intérêts de la nation et votre légendaire pragmatisme, je vous prie, Messieurs les ministres, de trouver dans ces lignes la preuve de mon irréductible confiance en la Justice de mon pays.
Avec mes patriotiques salutations
Salah Guemriche
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