Ali Benflis : "... que se relève l’Algérie éternelle"
Intervention de M. Ali Benflis, Président de Talaie El Houriyet, à l’occasion de la célébration du 8 Mai 1945.
En me présentant devant vous, aujourd’hui, ce dont je ressens le besoin de m’acquitter, en tout premier lieu, est un immense devoir de reconnaissance et de gratitude ; Un devoir de reconnaissance envers toutes celles et tous ceux que nous avons retrouvés à nos côtés dans l’organisation de cette rencontre sans le dévouement et l’abnégation desquels elle n’aurait pu se tenir dans les excellentes conditions dont nous sommes tous témoins.
Et comment me serait-il possible de manquer de rendre hommage aux efforts inlassables du coordonateur du Bureau Territorial de Talaie El Houriyet à Bejaia, mon frère et compagnon Si Idjehnine, au coordonateur du Bureau Communal de Kherrata, mon compagnon Si Abdelghani Ahtatach ainsi qu’à tous les autres coordonateurs des bureaux communaux de notre parti dans cette région.
Je leur suis redevable comme je suis redevable à tous les membres du Comité Central de m’avoir permis de partager avec nos concitoyennes et nos concitoyens et avec les militantes et les militants de Talaie El Houriyet ce moment du souvenir et du recueillement.
Je suis venu à vous à Kherrata pour me recueillir avec vous à la mémoire des 45000 martyrs tombés à Kherrata, à Sétif, à Beni Aziz, à Ain Kebira, à Serdj El Ghoul, à Amoucha, à Ferdjioua et à Guelma pour que se relève l’Algérie éternelle dont ils n’ont pas accepté l’asservissement et pour laquelle ils se sont acquittés du tribut le plus élevé qui soit, le tribut de la vie et du sang, pour prix de sa marche vers la souveraineté et l’indépendance.
Je suis avec vous à Kherrata pour qu’ensemble nous nous adressions à tous nos martyrs, où que soit leur dernière demeure et à la place qui est la leur au côté de notre Créateur, que l’Algérie est libre, indépendante et souveraine, que c’est à leur sacrifice qu’elle le doit et qu’elle leur est redevable d’une dette qui ne s’oublie pas et qui ne s’efface pas pour cette génération comme pour toutes les générations à venir.
Je suis avec vous à Kherrata pour que nous rappelions ensemble que la main des combattants pour la liberté et pour les droits est toujours au dessus de la main de ceux qui croient pouvoir en faire l’objet de leur confiscation et de leur spoliation à jamais.
La commémoration du 8 Mai 1945 tient une place à part dans le cœur et dans la mémoire de toutes les algériennes et de tous les algériens. Les occasions de commémoration sont nombreuses dans notre pays et cela non sans raison. La longue Histoire de notre pays est jalonnée de luttes contre l’oppression, de résistance à l’occupation et de combats pour la liberté. Sur chaque parcelle de terre de notre grand pays, il y a toujours nos grands hommes à qui rendre hommage, nos héros pour leur dire qu’ils ont mérité de la patrie et nos martyrs qui nous convient à nous recueillir à leur mémoire. Si toutes ces parcelles de notre généreuse terre pouvaient parler elles nous raconteraient pour ces temps et pour tous les temps à venir les légendes de ces femmes et de ces hommes qui par leur bravoure, leur héroïsme et leur sacrifice ont fait de l’Algérie éternelle ce qu’elle est et qu’elle a toujours été : l’Algérie rebelle qui ne plie pas, l’Algérie que l’épreuve, même la plus grande, n’intimide pas et ne brise pas ; l’Algérie qui ne voit un joug que pour se hâter de le briser ; et l’Algérie qui ne voit un combat pour la liberté que pour le faire sien ou pour le soutenir.
Il y a dans notre pays 48 wilayates, 625 dairates, 1541 communes et des milliers de mechtas et de dechras toutes avec leurs noms, des noms que personne ne peut prétendre connaitre tous par cœur.
Mais prononcez le nom de Kherrata ; vous constaterez alors que ce nom de Kherrata à une résonnance toute particulière dans le cœur des Algériennes et des Algériens où qu’ils se trouvent. Au prononcé du nom de Kherrata vous verrez alors que leur visage s’illumine de fierté ; vous ressentirez que leur cœur bat un peu plus vite car il se remplit d’orgueil ; vous verrez leur tête se relever un peu plus en signe de reconnaissance qu’à Kherrata l’honneur de la Nation a été défendu ; et vous les entendrez de leurs bouches vous dire que Kherrata est l’autre nom du sacrifice et du martyre.
C’est vous dire, filles et fils de Kherrata, combien j’ai été honoré par votre invitation et combien je me suis empressé d’y répondre pour pouvoir être des vôtres en cette occasion marquante de notre Histoire nationale. Merci donc pour votre invitation ; merci aussi pour la chaleur de votre accueil ; et merci enfin pour toutes les marques de cette sollicitude généreuse dont vous nous entourez et qui vous distingue.
Le 8 mai 1945 devait être pour nos pères ou nos grands pères ici à Kherrata où partout ailleurs dans notre vaste pays un jour comme tous les autres jours. Un jour où la colonisation continuerai à suivre son chemin ; un jour où l’ordre colonial ne se voyait pas de fin ; un jour où le colon persisterait à imposer sa loi ; un jour où sa spoliation continuerai à faire son œuvre et où ses victimes continuerai à la subir ; un jour où le spoliateur continuerai à triompher et où les spoliés continueraient à être les spectateurs résignés de son triomphe ; un jour où les véritables propriétaires de cette terre et les vrais titulaires de droits sur elle, continueraient à se soumettre aux faits accomplis et à accepter le sort arbitraire et injuste qui leur était fait.
Mais le 8 mai 1945 n’a pas été un jour comme tous les autres jours.
Ce jour là, la France coloniale se débarrassait des chaines de l’asservissement nazi mais elle renforçait, ici, celle de l’asservissement de notre peuple. Ce jour là, la France coloniale fêtait le recouvrement de sa liberté mais elle veillait plus que jamais à faire taire toute aspiration de notre peuple à cette même liberté. Ce jour là la France coloniale célébrait la fin de son occupation mais elle demeurait attentive à ce que rien ne change dans l’occupation de notre pays.
Et c’est ainsi que les jours et les nuits de liesse dans la France coloniale se transformèrent en jours et en nuits de deuil sur notre terre.
La France coloniale n’avait rien appris des enseignements tragiques du nazisme ; elle n’en avait tiré aucune leçon ; elle n’avait pas cru devoir en conclure qu’en tous lieux et en tous temps l’occupation, l’oppression et la spoliation étaient intolérables. Le désir de liberté de notre peuple n’était pas moins fort que celui du peuple français.
La détermination des algériennes et des algériens à mettre fin à l’occupation de leur terre ancestrale avait la même vigueur que celle des françaises et des français à mettre fin à l’occupation de leur propre terre.
L’oppression n’était pas plus supportable aux algériennes et aux algériens sous le joug colonial qu’elle ne l’avait été pour les françaises et les français sous le joug nazi.
Oui, le 8 Mai 1945 n’a pas été un jour comme tous les autres jours.
Le 8 Mai 1945 était venu pour dire à l’ordre colonial, par le sang versé, que plus rien désormais ne serait comme avant.
Le 8 Mai 1945 était venu pour signifier à l’ordre colonial que le compte à rebours de sa fin avait été enclenché.
Le 8 Mai 1945 était venu annoncer à la France coloniale que l’ère de la spoliation et de l’oppression était révolue.
Le 8 Mai 1945 était venu clamer à la face du monde entier, qu’en Algérie des femmes et des hommes étaient déterminés à briser les chaines de la servitude, à recouvrer leur terre et avec elle leurs droits et leurs libertés et à redevenir citoyennes et citoyens dans leur propre pays.
Cette clameur s’est élevée haut et fort dans les cieux de Kherrata, de Sétif, e de Guelma. Et les monts de Kherrata, les montagnes des Babors, les plaines de Guelma et les hauts plateaux de Sétif ont porté l’écho de cette clameur dans chacune de nos villes, dans chacun de nos villages, dans chacune de nos mechtas et dans chacune de nos déchras. Qu’exprimait cette clameur ? Quel était son contenu ? Et quels appels messages comminatoires adressait-elle à l’ordre colonial qui se voyait triomphant, inébranlable et durable pour son siècle et pour tous les siècles à venir ?
Cette clameur disait que la roue de l’Histoire avait tourné et qu’elle tournait désormais en faveur de l’indépendance et de la liberté et non en faveur des ordres tyranniques et oppressifs. Cette clameur disait que l’Histoire s’apprêtait à débouter et à disqualifier de Bourmont, Saint- Arnaud, Pélissier Clauzel, Lavigerie, Jules Ferry et leurs semblables et à donner raisons aux filles et aux fils de l’Emir Abdelkader , d’Ahmed Bey, de Cheikh Ahaddad, de Cheikh El Mokrani, de Cheikh Bouamama et de Lalla Fatma N’Soumer.
Cette clameur disait que l’ère du Général Duval, Naegelen, Blum et Violette … était révolue et qu’était venu le temps des Benboulaid, Lotfi, Ben M’hidi, Ait Ahmed, Abane Ramdane, Chabani, Zighout, Malika Gaid, Hassiba Benbouali et Djamila Bouhired.
Oui, le 8 Mai 1945 annonçait et ouvrait la voie à la Glorieuse Révolution de Novembre. Oui, ceux qui sont tombés le 8 Mai 1945 était les premiers martyrs d’une cause plus grande qu’eux, celle de l’indépendance et de la souveraineté de la Nation et celle de l’honneur, de la dignité et de la liberté de notre peuple.
Quels étaient les messages du 8 Mai 1945 ? Il y en avait beaucoup mais je me limiterai à en souligner les plus essentiels.
Le premier de ces messages était que l’aspiration à l’indépendance et à la liberté n’était pas gratuite et qu’elle exigeait une contrepartie à payer. Les femmes et les hommes qui se sont soulevés le 8 Mai 1945 à Kherrata, à Sétif et à Guelma comme ceux qui les suivront moins d’une décennie plus tard en Novembre 1954 n’ont pas hésité à se lever pour dire qu’ils étaient prêts à payer ce prix. Il y avait en eux, depuis si longtemps, suffisamment d’indignation devant le viol de leur terre et le mépris de leur peuple pour que toute contrepartie dont ils auraient à s’acquitter, même celles de leurs vies, leur paraissait préférable et supportable.
Le second message du 8 Mai 1945 était que l’indépendance de la terre algérienne tout comme la liberté et les droits du peuple algérien ne seraient jamais restitués par compassion et par générosité et qu’il faudra se battre, souffrir et mourir pour récupérer notre terre, parcelle après parcelle et pour restaurer notre peuple dans tous ses droits les uns après les autres.
Le troisième message du 8 Mai 1945 était qu’après plus d’un siècle de colonisation l’Algérie n’a jamais cessé d’être: amazighe, arabe et musulmane.
Quoique l’ordre colonial ait pu faire ou entreprendre – et il a tout fait et entrepris- nos ancêtres ne pouvaient être Vercingétorix, Clovis ou Charlemagne et nous ne pouvions être des gaulois car nos véritables ancêtres portaient d’autres noms que rien ne pouvaient effacer : Jugurtha, Massinissa , Tarek Ibn Zyad et Okba Ibn Nafaa. Et c’est ainsi que notre identité nationale puissante qu’aucun âge n’a pu éroder a constitué notre premier rempart inexpugnable contre l’ordre colonial.
Le quatrième message du 8 Mai 1945 était que le combat pour la liberté avait commencé et qu’il ne prendrait fin qu’avec la victoire finale et que la marche vers l’indépendance de notre pays avait été entamée et que plus rien ne pouvait l’arrêter, la contrarier ou en dévier le cours.
L’Histoire nationale retient et retiendra pour toujours que ce combat pour la liberté de notre peuple a franchi une étape décisive à Kherrata, à Guelma et à Sétif et que c’est là également qu’a été entamé la marche de notre pays vers le recouvrement de son indépendance et la restauration de sa souveraineté. Comme tous les combats pour la liberté, ce combat a été dur et éprouvant mais il n’a pas été vain car notre peuple est libre et cela vaut tous les sacrifices.
Et comme toutes les marches vers l’indépendance, celle de notre pays a été particulièrement douloureuse et a vu se lever puis tomber au champ d’honneur les meilleurs de cette génération de géants à laquelle moins d’une décennie a suffi pour écrire les deux plus belles pages de notre Histoire contemporaine : la page écrite par les précurseurs du 8 Mai 1945 et la page écrite par les continuateurs du 1er Novembre 1954.
Il est très rare qu’une seule génération produise des femmes et des hommes de cette trempe là. Notre terre sacrée l’a fait.
L’Histoire de l’humanité nous enseigne qu’à travers tous les âges les générations, les unes après les autres, s’emploient à relever les défis que leur désigne leur marche vers l’accomplissement de leur destinée. La génération des géants qui ont écrit les épopées du 8 Mai 1945 et du 1er Novembre 1954 a assumé la part la plus grande de ces défis : recouvrer l’indépendance de notre pays et libérer notre peuple. Cette génération de géants a ainsi réglé nos plus grands problèmes ; elle a fait front à des défis qui paraissaient au-delà de ses forces et impossibles à relever ; elle a gagné des paris qui apparaissaient pour beaucoup comme audacieux, insensés et désespérés. Comparativement à cette génération de géants, les défis auxquels ont eu à faire face les deux générations qui les ont suivies jusqu’ici ne soutiennent pas la comparaison avec les leurs.
Chacun d’entre nous voit et chacun d’entre nous sait que l’Etat national qu’ils ont récupéré pour nous est, en ces heures, fragilisé, affaibli et menacé.
Chacun d’entre nous voit et chacun d’entre nous sait que les ressources de notre terre qu’ils ont enlevé des mains des spoliateurs pour les remettre entre les mains de notre peuple font aujourd’hui l’objet de déperdition, de pillage et de prédation.
Chacun d’entre nous voit et chacun d’entre nous sait que la grande œuvre d’unité nationale qui les a conduit à la victoire est aujourd’hui mise en péril par le clanisme, le népotisme, le favoritisme et le régionalisme tout comme elle est mise en péril par le déni de citoyenneté, le mépris de la souveraineté populaire, la répression des libertés et la négation des droits.
Chacun d’entre nous voir et chacun d’entre nous sait que les valeurs morales qui les ont animés et qui ont fait leur force avaient pour noms : sens du devoir et de la responsabilité, dévouement, sacrifice et don de soi pour la patrie et pour le peuple. Ces hautes valeurs morales ont cédé la place à la décadence éthique qui est la source de tous les maux qui affligent notre pays en ces temps si peu propice à la satisfaction et à la quiétude. Ces maux ont des noms et ils se nomment : l’égoïsme, l’individualisme ; le repli sur soi ; la fuite des responsabilités, le refus du sacrifice, la dévalorisation de l’effort, l’empressement à accumuler les richesses mêmes illicites et la primauté des intérêts particuliers sur les intérêts de la collectivité nationale.
Ces maux ont aussi d’autres noms et ils se nomment : illégitimité de toutes nos institutions, la gouvernance pitoyable des affaires politiques, économiques et sociales de la Nation, l’absence de crédibilité de nos gouvernants, la perte de confiance de nos concitoyennes et de nos concitoyens en eux et l’absence d’un projet national mobilisateur et rassembleur.
Le 8 Mai 1945 et le 1er Novembre 1954 nous ont fait apprendre de nos pères et de nos grands- pères comment aller à la victoire : avec la foi, avec le sens du sacrifice et le peuple avec soi.
Le 8 Mai 1945 et le 1er Novembre 1954, nous ont appris que les défis les plus grands peuvent être relevés et que l’adversité la plus forte peut être dépassée par des femmes et des hommes qui savent renoncer à leurs destinées particulières pour ne se vouer corps et âmes qu’à la seule destinée qui compte pour eux, celle de leur peuple et de leur Nation.
Le 8 Mai 1945 et le 1er Novembre 1954,nous ont appris que rien n’est au dessus de la volonté et des forces des femmes et des hommes qui connaissent véritablement le sens de l’amour de la patrie, du service du peuple et du don de soi pour eux et pour eux seuls.
Nous avons à travers la génération de géants dont les épaules ont été suffisamment larges et puissantes pour porter le lourd fardeau du 8 Mai 1945 et du 1er Novembre 1954, des exemples à suivre, une source d’inspiration d’où puiser le redressement de notre pays, des vertus dont il faut s’armer pour triompher de toutes les adversités et des pionniers dont il suffit de suivre les pas car leurs pas mènent immanquablement à la victoire et à la grandeur.
C’est, sans doute, de cette introspection collective, de ce retour aux sources et de cette réconciliation avec les vraies valeurs de notre peuple que sont constitués les tous premiers défis, qu’il nous importe de relever, aujourd’hui, pour remettre notre pays sur la seule voie digne de lui et la voie qu’il mérite : celle du renouveau, du progrès et de la prospérité. C’est de cette manière là, et d’elle seule qu’il sera dit et écrit que notre génération a su honorer la mémoire de ses aïeux et qu’elle s’est montrée à la hauteur de leur héritage inestimable.
Ali Benflis
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