"Un silence religieux - La gauche face au djihadisme" de Jean Birnbaum
Stupéfait par l’impossibilité des responsables politiques à pouvoir nommer les auteurs des deux vagues d’attentats qui ont ensanglanté la France au cours de l’année 2015, l’auteur se lance dans une tentative d’interprétation de ce déni en questionnant la façon dont la gauche avait géré son rapport à l’islam depuis plusieurs décennies. Pourquoi ce silence et cette impossibilité à pouvoirs désigner l’ennemi au-delà de quelques formules creuses passe-partout renvoyant pour l’essentiel au terrorisme, à la barbarie ou à l’inhumain ?
Le constat est sévère mais bien réel, car tout fut fait effectivement pour occulter le plus longtemps possible la nature de l’ennemi. Comme Jean Birnbaum le démontre aisément, prenant appui sur de nombreuses déclarations tant de François Hollande que de Laurent Fabius, la consigne donnée et bien expliquée aux dirigeants de chaque parti convié à l’Élysée fut claire : "Ls attaques qui viennent d’ensanglanter la France n’ont rien à voir avec la religion en général, et avec l’islam en particulier." Et on mobilisa psychiatres et sociologues pour donner sens à la radicalisation qui s’était emparée d’une fraction d’une jeunesse discriminée dans le travail et le logement ou en manque d’équipements collectifs. En oubliant que tous ces actes furent commis et revendiqués au nom d’Allah ou en représailles à la diplomatie française au Moyen-Orient.
L’auteur, par ailleurs directeur du Monde des livres, reconnaît les nécessités d’un discours d’urgence – ne pas allumer la mèche d’un baril d’explosif – pour calmer le jeu et éviter de voir le pays sombrer dans des ratonnades et autres actes xénophobes. Mais, persuadé que le discours vient de plus loin et d’une incapacité à saisir la signification de la montée dynamique d’un islam radicalisé à travers le monde, il nous entraîne dans une relecture des rapports entre la gauche française et la religion, en particulier la musulmane, à travers une série de "coups de sonde" remontant à la guerre d’Algérie, épisode fondateur à ses yeux.
Partant de l’idée qu’"autant il est odieux de réduire l’islam à ses perversions sanglantes, autant il est absurde d’affirmer que ces perversions n’ont rien à voir avec la tradition musulmane et son devenir contemporain", l’auteur tient à présenter un tableau des différents courants qui traversent l’islam, depuis une école réformiste et critique jusqu’aux dérives salafistes ou djihadistes.
Nul doute que la guerre d’Algérie a marqué une génération et fut pour beaucoup le déclencheur d’engagements ancrés fortement à gauche. L’auteur reproche à ceux qui furent les plus proches des militants du FLN de n’avoir pas vu que le facteur religieux a été dissimulé par ses leaders, ou qu’ils furent considérés par eux-mêmes que comme simple archaïsme ou un folklore appelé à disparaître. Il signale que l’un de ses meilleurs observateurs – Pierre Vidal-Naquet – ne le reconnut qu’à partir de la crise algérienne de 1988.
Il convient de nuancer. Qu’une large partie de la gauche anticolonialiste issue de la guerre d’Algérie ait eu quelque peine à regarder avec lucidité l’évolution de l’Algérie indépendante, notamment son arabisation et son islamisation, est indéniable. Mais ce que l’auteur semble ignorer, c’est que l’interrogation sur l’importance du rôle de l’islam dans la lutte pour l’indépendance était en réalité bien présente dans les milieux qu’il cite. On pourrait le renvoyer aux débats entre Pierre Vidal-Naquet et Maxime Rodinson dont la revue Vérité-Liberté se fit l’écho dès 1960-1961, revue très proche alors des réseaux de soutien au FLN. Ce débat revint à la fin des années 70 quand commença à être questionné le tiers-mondisme, notamment dans une campagne portée par le Nouvel Observateur et qui donnera naissance à un recueil des contributions recueillies, préfacé par Jean Daniel (Le tiers monde et la gauche, Le Seuil, 1979). Relevons la première phrase de la préface : Comment retrouver le siècle des Lumières dans la nuit des barbares révoltés ? Comment passer du mépris de la "mentalité prélogique" à l’éloge de la "pensée sauvage" ? Comment découvrir l’universel révolutionnaire dans le singulier ethnico-religieux et dans le particulier national ? Tout est déjà dit. Mais ce que l’auteur oublie de la «leçon algérienne» c’est l’attitude de la SFIO et d’un Guy Mollet qui développèrent un anti-islam primaire et colonialiste, allant à l’occasion de l’agression tripartite de Suez jusqu’à comparer Nasser à Hitler. C’est ce même parti qui constitua les gros bataillons du parti socialiste créé en 1972.
Dans cette fraction de la gauche, il n’y eut jamais la moindre faiblesse coupable vis-à-vis de l’islam ou de l’islamisme. Sa posture actuelle – de déni - doit son explication non pas dans de lointaines racines qui la pousseraient à l’inverse, mais dans la configuration politique d’aujourd’hui qui nous ramène au haut niveau du Front national et à l’importance d’une population d’origine maghrébine installée en France, cocktail explosif que doit gérer avec prudence une génération issue de la SFIO mais dont très peu ont connu la "sale guerre". Quand l’auteur affirme que "la génération 68 est une génération algérienne, et en vérité une génération FLN" il commet une erreur démographique. En 1968, la génération algérienne a déjà quitté l’université et est déjà entrée dans la vie active. C’est la "génération Vietnam" qui constitue le gros de ses bataillons qui défilent dans les rues.
La posture adoptée par certains milieux de la gauche face à l’éviction du pouvoir du chah d’Iran et l’arrivée des ayatollahs est bien menée et montre comment le Coran et la charia ont éliminé les militants de gauche. Tous ceux qui ont cru, parce que le régime du chah était allié aux Occidentaux, que l’alternance ne pouvait être qu’anti-impérialiste et progressiste ont évidemment commis une grosse bévue. Et la leçon a certainement été insuffisamment tirée : tout ce qui bouge aux confins de l’Empire n’est pas forcément rouge. Michel Foucault, sur place, prend conscience de l’ampleur du facteur religieux qui habite l’événement et l’apparente bien moins aux révolutions politiques modernes qu’aux anciens conflits religieux. Mais il "a cru que la foi pouvait ne pas devenir loi, que la mystique ne tournerait pas en politique". S’il s’est trompé, il a néanmoins eu la prescience du risque.
Le rappel du rapport de Marx aux religions écarte les lectures simplistes et constitue un heureux exercice de synthèse. Moins connu probablement l’étonnant voisinage entre l’extrême gauche, essentiellement dans ses contours trotskistes, et l’islam politique voire radical. Beaucoup dans cette mouvance se sont essayés à construire une alliance entre les adeptes des deux prophètes, Allah et Trotski. C’est cette histoire que nous conte l’auteur s’appuyant tant sur les faits que sur les textes. Ainsi l’invocation de la "théologie de la libération" d’Amérique latine a-t-elle servi à vendre l’islam politique aux forces progressistes européennes. Déni de réalité comme en convient l’auteur qui rappelle opportunément comment cet islam politique a toujours pris pour cibles les progressistes du monde arabo-musulman et s’est développé à leur détriment. Il aurait pu rajouter comment cette extrême gauche a tout fait pour faire admettre cet islam politique au sein de la mouvance altermondialiste qui s’est dès lors empressée de mettre à l’ordre du jour de ses débats "la question de la laïcité", et non pas bien sûr la laïcité en question. Faut-il rajouter qu’à trop vouloir prouver on en oublie l’enrôlement des sectes évangéliques latino-américaines au service des dictatures du continent. Bref, tout ce qui relève du religieux n’est pas automatiquement émancipateur. L’extrême gauche a payé très cher, notamment dans les milieux féministes, républicains ou laïcs, cette inclination vers l’islam politique.
Sur l’essentiel, la démarche de l’auteur est juste. Il est vrai qu’"avec le recul des perspectives révolutionnaires, et même de toute politique d’émancipation, les formes les plus extrêmes du religieux prennent aujourd’hui leur revanche". Et c’est bien faute de le reconnaître que la gauche se retrouve dans ce déni de pouvoir nommer l’ennemi et se réfugie dans des circonvolutions de circonstance suggérant le recours à la religion plutôt que son retour. La quête de l’auteur pour rendre compte de ce déni est passionnante et dérangeante tout à la fois, mais salutaire. Osons malgré tout un reproche. La gauche que désigne l’auteur se réduit à une de ses composantes, l’extrême gauche. Les ressorts de ses postures sont bien analysés. Mais peut-on rendre compte du déni du gros des bataillons, les communistes, les socialistes, par le même argumentaire ? Ces forces n’ont, depuis des décennies, jamais flirté avec l’islamo-gauchisme. C’est moins dans l’histoire des dernières générations que dans la conjoncture politique présente qu’il conviendrait d’orienter l’interrogation – qui reste nécessaire - sur l’attitude de toute la gauche. L’interaction de trois ingrédients, le haut score du Front national, la présence d’une forte communauté d’origine maghrébine et la diplomatie française au Moyen-Orient, est tétanisante. C’est dans l’articulation de ces trois composantes que réside probablement l’attitude actuelle de la gauche face au djihadisme, plutôt que dans l’histoire lointaine d’une de ses composantes minoritaire et sans influence décisive aujourd’hui.
Michel Rogalski
Directeur de la revue Recherches internationales
"Un silence religieux – La gauche face au djihadisme" de Jean Birnbaum (Seuil, 2016, 239 p., 17 €)
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merci bien pour les informations