Grande Mosquée d’Alger : vérités et mensonges sur un mégaprojet

La Grande mosquée d'Alger objet de controverse entre spécialistes.
La Grande mosquée d'Alger objet de controverse entre spécialistes.

Les dernières déclarations à la presse du premier responsable en charge du secteur de l’habitat et de l’urbanisme m’interpellent à plus d’un titre ; d’une part, en tant que professeur en numérique et génie parasismique depuis plus de trois décennies, président d’un panel d’experts en modèles numériques et dynamiques des sols ; d’autre part, en tant que premier et seul expert ayant émis des réserves, dès la première annonce, sur la non-consistance du sol choisi pour l’implantation de ce projet ainsi que les risques encourus par les structures dans le cas où un séisme sévère venait à frapper la baie d’Alger (avec probablement la même intensité que celui du 3 février 1716, faut-il rappeler que ces phénomènes sont imprévisibles, imprédictibles, récurrents et non négociables). (*)

Par le Professeur Abdelkrim Chelghoum

Afin de lever toute équivoque, je reproduis in extenso les propos de ce responsable tels que rapportés par la presse. Ainsi, dans les colonnes du quotidien arabophone El Khabar du 28 novembre 2015, il déclarait : "Ceux qui critiquent le projet de la grande mosquée sont des harkis et ciblent directement le président de la République."

Lors d’une intervention cette fois-ci sur la chaîne publique Canal Algérie du 20 février 2016, il déclarait : "Ceux qui ont émis ou émettent un avis contraire à la thèse officielle, à savoir : “Projet formidable, aucun risque d’effondrement même sous un séisme de 9 sur l’échelle de Richter, sol ferme, etc.” sont des charlatans !!" Et voilà qu’il récidive toujours sur cette même chaîne de Canal Algérie le 29 février 2016 par le dénigrement et l’anathème aux lieu et place d’un débat technique dépassionné.
Ces déclarations foncièrement diffamatoires représentent le summum de l’injure, voire une dérive verbale "extrême" de la part d’un homme politique, de surcroît ministre de la République, censé faire preuve de retenue et de sang-froid quelle que soit la situation à laquelle il se trouve confronté. Depuis cette date, j’avais patienté dans l’espoir que sa tutelle, à savoir le Premier ministre, présenterait des excuses à cause de la gravité des accusations portées contre de simples citoyens apolitiques ; accusations, il faut le dire, inédites dans les annales des débats techniques à travers toute la planète, y compris dans les Etats féodaux du Moyen-Orient. Malheureusement et sans surprise, rien n’a été fait et ce responsable persiste et signe ne ratant aucune occasion pour tirer sur tout ce qui bouge.

Afin de recentrer le débat technique relatif à ce projet, je souhaite simplement dresser un bref historique des principaux questionnements et préoccupations qui ont été soulevés dans mes diverses contributions et à chaque occasion clairement détaillées et explicitées pour éviter tout amalgame. Ce rappel succinct permettra, je l’espère, à tous les lecteurs patriotes qui portent l’Algérie dans leur cœur de bien saisir les tenants et les aboutissants de cette affaire. En effet, la première contribution intitulée "Rétablir les vérités", parue dans le quotidien Le Soir d’Algérie du jeudi 23 août 2012, était une mise au point et surtout une réponse aux attaques et critiques infondées, proférées par l’ancien responsable en charge du secteur des affaires religieuses et premier maître d’ouvrage du projet, contre les experts nationaux qui ont osé émettre le moindre doute sur la non-consistance des études.

Ma deuxième contribution intitulée «Cessons la polémique», parue dans le quotidien Le Soir D’Algérie du 10 octobre 2012, était une réponse frontale à la réponse d’un article émanant de la direction de l’Anargema, paru dans Le soir d’Algérie intitulé «Réponse à l’article du professeur Abdelkrim Chelghoum du 23 août 2012» et signé par deux fonctionnaires égarés de cet institution.

Afin de permettre au lecteur de bien s’imprégner des vrais problèmes techniques soulevés, il est invité à consulter ces deux communications sur la Toile en tapant sur Google «grande mosquée d’Alger Pr Chelghoum». Je dois dire que l’ensemble des problèmes techniques occultés par le maître d’œuvre, le BET allemand, ont été cités et expliqués d’une manière très détaillée dans ces deux papiers. Malheureusement, depuis cette date, c’est la loi de l’omerta générale qui a été adoptée par tous les responsables du projet. De plus, une stratégie de communication basée sur l’insulte et le dénigrement tous azimuts a été et constitue au jour d’aujourd’hui la méthode appliquée par les pouvoirs publics dans le cadre de la gestion de ce projet.

Soucieux de l’importance de ce projet sur le plan culturel, j’avais déclaré que la problématique posée n’a rien de personnel et ne porte pas sur des enjeux politiques ou religieux ; le débat que j’ai ouvert s’inscrit dans un plan purement technique, c'est-à-dire la sécurité des biens et des personnes et le coût prohibitif induit par la nature lâche du sol en question. Nous revoilà encore une fois projetés au-devant de la scène médiatique dans une situation de polémique généralisée créée de toutes pièces par le premier responsable de l’habitat. Alors une question mérite d’être posée : pour quel objectif ? En réponse à cet acharnement et à cette volonté à vouloir imposer à tout prix des inepties techniques criantes engageant l’avenir de toute cette nation en utilisant les deniers publics et les moyens de l’Etat, je réponds par les questionnements techniques suivants et mets au défi le ministère concerné de publier les résultats techniques fondamentaux concernant la problématique posée, à savoir :

1- Le modèle numérique du minaret

Dans la seule publication concernant le minaret de cette mosquée intitulée «The minaret of the great mosque in Algiers, a structural challenge» de Dan Constantinescu et Dietlinde Kobler (Open Journal of Civil Engineering, 2013, 3, 27-39), il est noté à la page 2 que les résultats d’un micro zonage élaboré par le CGS (organe relevant du ministère de l’Habitat) ont été adoptés comme base de calcul, à savoir une accélération de 6.5m/s2, ce qui est énorme et aberrant pour la baie d’Alger par rapport à sa sismicité historique, d’une part, et les fondamentaux requis pour l’élaboration d’une étude de micro-zonage, d’autre part. Alors mes questions sont les suivantes :

- Pourquoi ces résultats avec toutes les procédures de calcul et de justification (si elles existent !!) fixant ce chiffre ne sont pas publiés ?
- Pourquoi les résultats de la sismique (si elle a été exécutée ?) cross, down et up hole ne sont pas publiés ?
- Pourquoi les soi-disant investigations démontrant la non-liquéfaction des couches de sol sableuses en profondeur (thèse avancée par les gens du CGS) avec les notes de calcul correspondantes ne sont pas publiées ?
- Pourquoi l’étude géotechnique classique et très superficielle du terrain (exécutée par le laboratoire public LCTP) n’est pas mise à la disposition des chercheurs et professionnels ?

Je reviens au modèle numérique présenté dans ce papier. Il faut dire que l’analyse par «push-over» exposée dans cet article constitue certainement une étape préliminaire nécessaire pour asseoir le prédimensionnement au stade de l’avant-projet d’un ouvrage de cette importance mais pas suffisante. Le dimensionnement final aurait dû être exécuté sur la base d’un modèle numérique plus raffiné vu le coût faramineux alloué à sa réalisation, telle que "a fully nonlinear time history (étude non linéaire temporelle totale)». Aussi, j’ai pu noter qu’aucune analyse de ce minaret avec l’incorporation du bardage n’a été présentée ! Il y a également absence de la modélisation du phénomène très important de l’effet d’interaction de la fondation du minaret avec le sol d’assise (champ proche et champ lointain) ? Le contribuable est en droit de savoir si le ministère de l’Habitat avec tous ses organes (directions, centres de recherche, centre de contrôle, etc.) ont exécuté ces études après le départ du BET allemand ? Si oui, pourquoi ces résultats avec toutes les interprétations d’usage en numérique ne sont pas publiés ?

Aussi pour un projet de grande importance, on est en droit de se poser la question suivante : pourquoi cette unique publication relative à cet ouvrage est publiée une année et demie après le lancement de sa réalisation ? Quelles sont les contributions scientifiques des autres acteurs qui ont pris la relève du maître d’œuvre allemand, bien entendu sur ce sujet ?

2- Le modèle expérimental

Etant le premier expert à avoir soulevé l’absence de moyens expérimentaux dans un entretien avec une équipe de journalistes du quotidien Le Matin le 28 mai 2003, une semaine après le terrible séisme de Boumerdès et plus particulièrement l’extrême importance des essais sur table vibrante afin de pouvoir justifier et asseoir correctement les modèles numériques, d’une part, et d’autre part, repenser une nouvelle réglementation parasismique basée sur les fondamentaux scientifiques et des calculs précis et non sur le plagiat généralisé, comme c’est le cas des règles en vigueur (RPA et DTR) et qui ont été, il faut le dire, l’une des causes de plusieurs effondrements d’édifices avec mort de personnes (avec l’impunité totale des responsables de cette catastrophe toujours en activité au sein de ce ministère). Pour pallier ces carences majeures, des investissements importants ont été débloqués par l’Etat pour la construction et l’équipement d’un laboratoire de sismique sous la tutelle du ministère de l’Habitat avec l’achat et l’installation d’une table vibrante. Ces moyens stratégiques opérationnels étaient fin prêts à l’emploi bien avant le lancement du projet de cette mosquée, dans ce cas une question s’impose : pourquoi le modèle réduit global du minaret avec sa fondation et la représentation du sol sous-jacent n’a pas été conçu et exécuté sur table vibrante pour vérifier les résultats de l’analyse numérique du BET allemand ?

Quel serait le comportement du minaret avec et sans bardage sur table vibrante ? Pourquoi le modèle réduit de la salle des prières avec le sol d’assise et les appuis parasismiques n’a pas fait l’objet d’un essai sur table vibrante pour confirmer ou infirmer toutes ces inepties techniques avancées à chaque occasion par les plus hauts responsables concernant "la division de la magnitude d’une secousse sismique par 4 et même 5 grâce à ces gadgets" ?

Si cette expérimentation a été accomplie pour la justification du dimensionnement du minaret et de la salle, pourquoi le premier responsable du secteur de l’habitat n’a pas ordonné la publication des résultats de cette étude ainsi que les comparaisons réglementaires pour mettre fin à ce débat ? Pourquoi le ministère a omis de donner toutes les informations relatives à l’inondation de ce laboratoire stratégique au mois de décembre 2015 et le montant des dégâts occasionnés sans oublier l’impact de l’arrêt temporaire de l’activité ?

Il faut dire que ces deux modèles représentent les étapes universellement reconnues à travers le monde pour le dimensionnement, la justification et la validation d’un ouvrage de grande importance. Ils sont le prérequis pour la prévention vis-à-vis des risques majeurs en général.

Dans ce contexte, il est important de signaler que si cette méthodologie a été imposée par le maître d’ouvrage pour le calcul et la conception des tunnels de Djebel El-Ouach de l’autoroute Est-Ouest, il n’y aurait jamais eu effondrement de ces tubes, aussi faut-il rappeler que cette catastrophe unique dans les annales du génie civil s’est produite sans l’action d’une force sismique — à noter que les bénéficiaires et responsables de ce gigantesque projet sont des Japonais (études et réalisation) et non des Algériens ! Puisque le débat a été ouvert par le premier responsable de l’habitat, permettez-moi de faire une brève incursion dans les missions essentielles qui auraient dû être la principale préoccupation de ce ministère et qui concernent l’élaboration, sur des bases scientifiques et techniques, de codes et règlements pour la construction. Cette réglementation devrait représenter le véritable socle pour la conduite, la maturation, le suivi et le contrôle de tout projet de construction. Alors, au jour d’aujourd’hui, trente-six ans depuis la parution du premier code RPA calqué sur celui du Costa Rica, aucun développement sur le plan scientifique n’a été accompli ; ces règles sont restées figées, bricolées à l’occasion et sans impact sur l’évolution des nouveaux modèles structuraux utilisés dans le monde. Sinon comment expliquer qu’un projet stratégique sur tous les plans comme celui de cette grande mosquée ait été calculé, suivi et contrôlé sur la base du règlement européen Euro codes 2, 3 et 8.

En conclusion, je dois dire que sans la levée de ces réserves techniques d’une importance capitale pour la stabilité future des ouvrages composant ce projet, au risque de déplaire, encore une fois, aux responsables zélés, dans le cas où un séisme superficiel (moins de 20 km de profondeur), de 7 seulement et non de 9, comme déclaré à la légère par la personne en charge du projet, venait à secouer la ville d’Alger, le minaret accusera des endommagements très préjudiciables à tous les niveaux avec un probable risque de basculement.

Dans ce cas, la reprise en sous-œuvre pour des opérations de confortement sera difficile, voire impossible. De ces questionnements et des réserves émises à chaque phase du déroulement de ce projet, la réponse des principaux responsables (personnages dithyrambiques totalement soumis, sans formation adéquate, sans bilan prérequis et sans l’envergure nécessaire) s’est toujours illustrée dans les dernières déclarations de la personne en charge du secteur de l’habitat.

Face à une gouvernance "têtue" du secteur de la construction et de l’habitat sans aucune stratégie, les conséquences pour ce pays sont incommensurables avec des pertes sèches de milliards de dollars sans valeur ajoutée sur les plans social, économique et urbanistique d’une part, et surtout le grave préjudice porté aux experts nationaux et professionnels de l’acte de construire, d’autre part.
Autant donc de questions auxquelles des réponses doivent être apportées.

A. C.

Pr Abdelkrim Chelghoum, Ing Et, CHEC-CHEM, Msc, PhD, DIC, Dr Et)

(*) Analyse parue dans le Soir d'Algérie du 6 mars 2016

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Commentaires (7) | Réagir ?

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Djamal KORICHI

Pour memoire, voici l'explication del'echelle Richter

Magnitude--------- Effets engendres’

9 Destruction totale a` l’épicentre et possible sur plusieurs milliers de Km

Dégâts majeurs à l’épicentre et sur plusieurs centaines de Km

7 Importants dégâts à l’épicentre, secousse ressentie a plusieurs centaines de Km

6 Dégâts à l’épicentre dont l’ampleur dépend de la qualité des constructions.

5 Tremblement fortement ressenti, dommages mineurs près de l’épicentre

4 Secousse sensible, mais pas de dégâts

3 Seuil à partir la secousse devient sensible pour la plupart des gents

2 Secousse ressentie uniquement par des gens au repos

1 Secousse imperceptible

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Djamal KORICHI

Un peu de modestie "Ya Beche Mouhandiste"

1- La centrale nucléaire de Fukhijima - Japan est considérée comme un site stratégique. Par conséquent, elle a été construite strictement, selon les normes anti-sismiques les plus recentes. Malgré, cela la catastrophe s'est bien produite.

2- A San Francisco - USA, considérée comme une région a fort coefficient sismique. Les constructions les plus importantes sont aux normes anti-sismiques. Malgré, cela il y'a presque toujours des catastrophes, après le passage d'un séisme.

Pour mémoire, voici l'interprétation de l'échelle Richter.

Définition sismique de l’echelle Richter

En plus des effets océanographiques et pluviométriques, qui constituent des variables certes a ne pas écarter, dans cette région de l’Algérie. En effet, le phénomène sismique bien que aléatoire peut dépasser facilement la magnitude 7, exemple le tremblement de Boumerdes.

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