A propos d’un article d’El Watan sur la polémique autour de Kamel Daoud
J’ai été désagréablement surpris par la lecture d’un article de Hacen Ouali dans El Watan d’hier (22 février 2016) où il traite de tous les noms ceux qui osent développer un point de vue différent de celui de Kamel Daoud.
Par Ahmed Cheniki
J’ai l’impression que le journaliste qui évacue toute préoccupation éthique et déontologique tente surtout, en usant d’un discours xénophobe, d’exclure toute parole venant de l’étranger, alors que Daoud a été essentiellement consacré à et par l’étranger avant d’être reconnu ici. Le titre racoleur (Les nouveaux procureurs de la pensée) pose problème dès lors qu’il s’agit d’un papier placé dans la page "Actualité", théoriquement consacrée aux événements du moment, exigeant une approche plus ou moins neutre et distante. L’exergue inaugure un protocole de lecture foncièrement marqué par une très grande subjectivité et une position faite de généralités et d’états d’âme. C’est plus un sermon religieux qu’une lecture journalistique. Hacen Ouali emploie un ton autoritaire et dogmatique, excluant toute parole plurielle : "Comme toutes les autres, la société algérienne a plus que jamais besoin des Kamel Daoud pour mieux disséquer les maux qui la traversent et malmener des certitudes mortifères".
L’attaque donne à voir paradoxalement le discours confus et ambigu, beaucoup plus militant que journalistique. Il convoque pêle-mêle ayatollahs du salafisme et bien-pensance, donnant l’impression qu’il s’attaque à toute parole intellectuelle. La "bien-pensance" est devenue depuis les années 1950-60 un syntagme péjoratif, utilisé par les politiques d’extrême droite pour disqualifier les intellectuels comme Sartre, Barthes, Eco, Althusser, Derrida, Roncière… Cette haine de la pensée et de l’intellectuel n’est pas nouvelle en Algérie. Déjà, pendant la colonisation, les intellectuels étaient marginalisés, écartés, méprisés. Ils connurent parfois de graves accusations. C’est le cas de Mustapha Lacheraf, Kateb Yacine,Mouloud Mammeri, René Vautier, Ferhat Abbas…Même après l’indépendance, les intellectuels étaient mal vus traités de "salonnards", de "donneurs de leçons" (c’est le cas de Mouloud Mammeri), d’"exilés de luxe" (Lacheraf) et de bien-pensants, une catégorie lexicale subissant un glissement sémantique majeur faisant de la pensée le lieu de la déchéance. Ouali rejoint ici ceux qui ont décidé d’en finir avec Djaout, Alloula, Boucebci et même Omar Belhouchet, le directeur du journal d’El Watan, qui avait échappé à un attentat. Il faut en finir avec la bien-pensance. Ouali qui parle de cette maudite "bien-pensante dominante" ne précise pas sa pensée, se faisant le défenseur de Kamel Daoud, qualifiant ceux qui tentent de défendre un point de vue contraire de "bien-pensants", de "procureurs de la pensée", de "donneurs de leçons" (rejoignant Kamel Belkacem qui avait employé les mêmes mots dans le titre du papier attaquant l’écrivain Mouloud Mammeri).
Le journaliste dénie le droit aux autres, notamment aux chercheurs étrangers et aux contempteurs d’exprimer un point de vue ou une lecture singulière des chroniques de Kamel Daoud parues dans Le Monde et New York Times. Pourtant, dans les éditions de la semaine, le journal a évoqué avec admiration le parcours d’Umberto Eco et de combattants algériens d’origine européenne. En lisant ce texte, je comprends pour quelle raison, quelqu’un comme Frantz Fanon est ignoré dans son pays ou des militants comme Maurice Audin, Pierre Chaulet, Maurice Laban, Henri Maillot, Baglietto…ou des Algériens n’ont jamais acquis leur nationalité algérienne comme Alice Cherki ou Jean Sénac. Les universitaires et le journaliste américain, parce qu’étrangers, devraient se taire, et éviter de "donner des leçons" aux "indigènes" (apportant, ici, avec les guillemets, une connotation coloniale) et s’arrêter de "délivrer des brevets d’humanisme". "Non".
Les dix-neuf signataires du texte sont rendus responsables et coupables de nombreux maux, capables d’envoyer Daoud à la guillotine (les 19 "ne donnent-ils pas du grain à moudre aux prédicateurs et autres marchands de la mort qui n’attendent que cela pour relancer leurs fatwas ?"). Le journaliste concède, avec un brin de paternalisme, à ces chercheurs une sorte de bonne intention ("certes c’est loin d’être leur intention, mais leur texte est sujet à exploitation"»). L’auteur de l’article qui fait une lecture univoque et autoritaire du rôle de l’intellectuel qui "devrait penser à contre-courant, contre lui-même, contre les siens" s’en prend à ces chercheurs reconnus dans leur spécialité et use de termes dévalorisants sans arguments ("truffé de procès et de jugements d’intention". Lesquels ?). L’auteur est tellement impliqué dans son texte qu’il n’arrête pas de recourir à une langue puisée dans la culture de l’oralité. Les marques de la subjectivité pullulent dans un texte qui est en porte-à-faux avec l’écriture journalistique, convoquant les formules interpellatives : "Rien que cela" ; "Ne mérite-t-il donc pas cette qualité ?" ; "même" ; "Pour eux" ; "A suivre cette logique" ; "Et puis quoi encore !" ; "Bien au contraire" ; "c’est le vôtre" ; "ce qui est bien pour "nous"". La chute reprend tout simplement l’exergue, consolidant cette interpellation hyper-subjective, piégée par les jeux de l’interpellation et de la forte implication du journaliste qui aurait dû publier son texte dans un autre espace.
Hacène Ouali a écrit un texte aux relents xénophobes, interdisant aux autres d’exprimer leurs divergences rejoignant ainsi le discours d’El Mounqid et des sermons nationalistes, intégristes et xénophobes des pouvoirs autoritaires. Ce qui est reproché à Kamel Daoud, et ils ont le droit de le dire, c’est le discours essentialiste développé dans ses deux chroniques des quotidiens, Le Monde et The New York Times, opposant deux constructions idéologiques, "L’Occident" et Le "Monde arabo-musulman". J’aime beaucoup ce que disent Edward Said, Malek Alloula et Mohammed Dib qui s’insurgent contre ceux qui fabriquent leur "monde musulman", "leur monde noir", à l’aide de clichés et de stéréotypes, comme si c’était un bloc monolithique, évacuant les nombreuses différences, les dizaines de langues et les réalités sociologiques et anthropologiques. Le "monde musulman", comme le "monde noir" est un simple fantasme, en fin de compte, une fabrication d’un imaginaire fait de constructions idéologiques. C’est ce que soutient également Edward Said. Son propos est d’actualité : "Je me suis moi-même toujours opposé à toute politique ayant une coloration religieuse. J’ai fortement condamné la violence gratuite et suicidaire, et je l’ai fait non seulement en anglais mais aussi, dans le monde arabe, en arabe. Pourtant, j’ai le sentiment que l’hostilité et le malentendu envers l’Islam (un terme qui peut difficilement décrire, à lui seul, 1,3 milliard d’individus issus d’innombrables traditions, utilisant des centaines de langages différents et possédant un large éventail de cultures très diverses) ont englobé de vastes régions du globe, en particulier en Europe et aux Etats-Unis, réduisant toute une culture et une religion à de simples caricatures en vue d’entretenir un climat de profond bellicisme."
Ce discours essentialiste a surtout visé les noirs considérés par de nombreux racistes comme "inférieurs", "puants", "des animaux sexuels", des "zombies", ce qui avait provoqué dans les années 1930 la révolte d’un certain nombre de "bien-pensants", les grands poètes Léon Gontran Damas, Aimé Césaire et Léopold Sédar Senghor, qui ont senti la nécessité de créer un mouvement de légitime défense, La Négritude, disant non à cette idée de races, d’ailleurs non opératoire selon de sérieuses recherches, notamment celle de Claude Lévi-Strauss. Le candidat aux primaires du parti républicain, Ronal Trump reprend le même discours à propos des Mexicains qui seraient des "violeurs", des "musulmans" qui seraient interdits d’entrer aux Etats-Unis et aux immigrés.
Tout écrivain, tout journaliste est un homme public, il devrait s’attendre à la critique. Liberté de création, liberté de critique, l’une ne va pas sans l’autre. Au nom de quoi devrions-nous interdire aux uns ou aux autres d’exprimer leurs avis. La liberté devrait-être marquée de sacralité. Je me souviens que certains nous disaient qu’il ne fallait pas écrire parce que la conjoncture ne le permettait pas. Drôle de logique. L’intégrisme ne se réduit pas uniquement à l’instance religieuse. Le nationalisme désuet et étroit est une menace contre les libertés. Fallait-il soutenir Cheb Mami alors qu’il avait agressé une Française ? Non, c’est un crime au même titre que celui perpétré contre Diallo ou les pédophiles d’Outreau (France) ou de Marrakech. C’est vrai que le combat pour changer la condition des femmes et le regard porté sur elle est d’une nécessité absolue. Des femmes se battent à Alger, au Caire, à Paris et à Washington, refusant de condamner des peuples entiers, mais rendant responsables des pouvoirs, notamment dans les pays arabes, autoritaires, féodaux, sans aucune légitimité.
A. C.
Commentaires (5) | Réagir ?
J'ai lu cet article, qu'El Watan ouvre les contributions de ses lecteurs avant de porter des jugements mal placés sur les contributions d'autres lecteurs du Matin.
El Watan devenu laudateur ou mi critique dans le sens des "poils" du système et mi critique de façon plutot "théatrale", qu'est devenu el watan dans le concert actuel des journaux courant derrière la manne publicitaire;
Quand au journaliste Hacène Ouali que je cite, sera t il l'Avocat de la défense de K D face à nous autres, abusivement taxé (e) s de procureurs de la pensée... ?
Et puis c'est quoi cette allusion inutile, au fait qui a demandé au Watan Dz de jouer au magistrat jugeant les lecteurs contributeurs sur KD au Matin, franchement ridicule, quand on n'a pas de pensée précise on se tait, au fait chiche Belhouchet ouvre tes colonnes à tes lecteurs pour y contribuer.
Non, sont ils vraiment insultants et racistes les anciennes contributions de vos lecteurs.
El Watan jouera t il dans la cour des grands... ?
Absolument pas, mais qu'il regarde sa "propre bosse" avant de loucher les autres bosses, et qui n'en a pas dans la presse algérienne.
Aucun réquisatoire n'a été prononcé contre KD dans les contributions des lecteurs d'opinion, bien au contraire les avis sont diamétralement opposés et cela est le propre de la liberté des opinions et d'expression cher Monsieur H Ouali.
Les temps semblent s'oublier depuis la disgrace du "Colonel Fouzi" de l'ex-DRS presse et buissness, je crois assez explicite ce message au procurateur Hacène Ouali del Watan, ridiculement rédigé votre article. Soutien KD libre à toi et personne n'écrira quoi que ce soit dessus, enfin nullité et démocratie au sein de la presse algérienne.
The big problem is : K. Daoud décrit, avec une précision d’horloger, une société qui vit en phase avec des règles et des interactions hommes-femmes qui sont puisées de celles de l’an 622. Ceux qui dénoncent son texte vivent en l’an 2016 (quoique, pour certains, cela reste à prouver !). Avec 14 siècles de retard entre l’action (l’analyse) et la réaction (la critique) le choc ne peut être que non-élastique, avec une production d’énergie digne de réactions nucléaires! Tout le tintamarre soulevé par le (s) texte (s) de K. Daoud aurait pu être évité s’il s’était contenté de résumer les choses par une simple formule: le monde arabe vit en l’an 622 ! Ce à quoi les autres se seraient sans doute contenter de répliquer, sans chercher à lui casser la gueule à la récré : Non le monde arabe vit, comme nous tous, à l’ère d’internet et des avions, en l’an 2016 !
Quant à la femme, pourquoi diable la mêler à ces affaires d’hommes, puisque son rôle se limite à servir d’amuse-gueule, pendant ce petit apéro servi sur Terre, et ce depuis…l’an 622, en attendant les houris et le vin qui coule à flots, tout là haut ?
Wa madame, encore à boire !