Rachid Mimouni : le soleil inconsolé
A l’occasion du vingt-et-unième anniversaire de la disparition de Rachid Mimouni:
"Les civilisations mûrissantes ne meurent point des affres d'un automne, elles ne font que muer." Saint-John Perse.
Introduction
Il est des moments qui interpellent le groupe national, comme la mort ou ce que Morin l’extase collective –fête ou rébellion-, auxquels, vu les cassures qui marquent tout aussi les âmes que les cadres fabriqués de l’humain, nous ne répondons pas. Même si elle reste une date marquante dans l’Histoire nationale, la mort de Rachid Mimouni reste comme ce coin funéraire que l’on visite juste pour se désendetter envers la ritualité. Cet auteur, dont nous regrettons le départ, nous est cher, non qu’il écrivît, non qu’il dénonçât, non qu’il fût comprendre aux policiers de la conscience la fausseté de leurs grilles.
Mais parce qu’il faisait tout ça à la fois tout en se gardant de tout dérapage totalitaire.
Même si nos chroniqueurs aiment à s’offrir à la lecture infra-thématique, laquelle est teintée d’éléments biographiques distillés pour huiler les imprimeries et rendre justice à la logique médiatico-bourgeoise, nous pourrons dire que l’œuvre de Mimouni peut, à mon avis, être lue à travers trois prismes.
1° Les fausses lettres
D’abord, elle s’inscrit dans le lignage de la lutte intellectuelle décomplexée vis-à-vis des dogmes ambiants. L’on sait que les mécaniques idéologiques peuvent être ce que l’on pourrait appeler les logiques de fonctionnement des castes, dont les castes culturelles, que certains ne cessent d’encenser, non pour louer l’effort, mais pour tirer vers le bas les forces combattantes.
Je pense que Rachid Mimouni lisait dans les âmes refroidies quittant le divan pour la table. Ni corps, ni esprit, le sujet auquel renvoie Mimouni est une mosaïque de douleurs que ne peut sentir qu’un Être qui a réussi à défaire l’Histoire. Un Être qu’aucun mythe n’a traversé, lui-même mythe fondateur de l’Être averbalisé, car ce sujet réussit à montrer l’échec des structures collectivisantes à instaurer la réflexion dans le confort bourgeois.
La littérature rejoint l’art dans l’œuvre de remise en cause de l’ère technicisante de l’âme.
Alexandre Solejnitsyne, écrivain dont la dissidence n’a pas renforcé les logiques droitières, écrit : «L’art transmet d’un homme à l’autre, pendant leur bref séjour sur la Terre, tout le poids d’une très longue et inhabituelle expérience, avec ses fardeaux, ses couleurs, la sève de sa vie : il la recrée dans notre chair et nous permet d’en prendre possession, comme si elle était nôtre.»
2° Décodeur du néant
Ensuite, la dissidence de Mimouni est beaucoup plus tournée vers la méfiance envers les véhicules autorisés de la pensée que vers les logiques transgressives établies par les corporations pensantes, celles qui n’ont pas hésité à se léguer aux oppresseurs.
Etre enterré par des oppresseurs, c’est l’ultime hommage qu’offre la haine à la docilité. Tout près du lignage katébien, Mimouni crée une révolte non contre la langue, mais en faveur du lecteur.
Voilà ce que nous dit Merleau-Ponty du rapport lecteur-livre : «Les rapports du lecteur avec le livre ressemblent à ces amours où d’abord l’un des deux dominait, parce qu’il avait plus d’orgueil ou de pétulance ; mais bientôt tout cela s’effondre et c’est l’autre, plus taciturne et plus sage, qui gouverne.»
L’obsédé du sens lit ce que les textes permettent en questionnements harcelants.
Ce n’est pas l’auteur qui meurt (compris comme instance du sens), mais c’est la langue qui se déchire, et c’est l’œuvre que l’on voit saigner. Le lecteur est appelé à suturer, à fabriquer un corps regardable. Les critiques littéraires préfèrent parler de tissu, alors que, en ces temps où la Raison est montrée du doigt comme l’instance ayant mené l’humanité à la barbarie, l’on doit parler de corps froissé, déchiqueté, car c’est à quoi ressemble un texte, un texte mimounien de surcroît.
3° Les plaies phosphorescentes
En dernier lieu, la dimension psycho-épistémologique de l’œuvre de Mimouni est indéniable.
Se questionner sur soi est certes trop peu apprécié par les agents de la radicalité refondatrice et anti-moraliste, mais la quête de soi est tellement obsédante qu’elle nous accule à choisir entre la mort (reconnue) et le supplice (subi dans l’anonymat). Mimouni nous permet de réfléchir sur des problématiques qui remontent loin dans l’Histoire de la psyché humaine, en ce sens qu’il fait reculer, en nous faisant sentir la douleur générée par la rencontre de l’Existence et de la Réflexion, le sentiment d’une quête vitalisante (qui légitime la quête de soi par la stigmatisation de la posture psychopathologique). Il est évident que la
réflexion répugne à beaucoup, mais c’est un point du pont qui lie le sujet au meurtre collectif de soi.
Entouré par une foule déchaînée, le penseur demande à être exécuté le plus tôt possible, non qu’il ait peur de cette foule qui est déterminée à l’exécuter, mais de peur que le décor de la fin du temps tourne en une sorte de théâtre qui transforme le moment de la douleur totalisée (car cette douleur ne concerne pas le je historique) en transition joyeuse qui, finalement, va se réinsérer dans le cours normal de la vie. La mort ressemble à une source de poisons, une source dont personne ne connaît l’adresse, car tous ceux qui s’y abreuvent meurent. Et qui s’abreuve ? Celui qui a soif… de mourir, comprennent les philosophes de leurs errances. «Exister est un acte, et donc un effort, une souffrance et une épreuve.»
Cela peut être une caractéristique de la quête de soi. Mais les contours de la question existentielle peuvent être refondateurs, car devant le désir de fonder une entité il y a une sorte de déchaînement de l’Histoire, alliée aux fuites tranquillisantes de soi, contre les villageois (les Zitounis), qui voulaient se dresser «faussement» contre un des leurs, Omar, qui a réussi à gravir tous les échelons grâce à la certitude d’être complet dans son soi, au lieu de se dresser contre les conditions socialisantes du Réflexe. Mimouni nous fait comprendre que la problématisation du souci collectif était coincée entre le dogme facilitateur et l’idéal fascinant.
Conclusion
Rachid Mimouni a été l’héritier d’un Kateb Yacine désidéologisé. Le lien à l’idéologie, dans le parcours mimounien, a été rompu. Il n’est pas non plus de ce type d’intellectuels qui voulaient s’éterniser dans leurs grilles, plutôt les grilles qu’on leur a prêtées, car ils s’offrent aux discours laudatifs, lesquels font le lit de ce que Bris Cyrulnik appelle la pensée paresseuse. Le soleil est cet être qui nous rend visite chaque jour et qui, avant de repartir, il nous fait comprendre qu’il ne nous en veut pas, malgré toutes les peines verbales que l’on lui inflige. Il est le frère de la pensée, qui se montre tout le temps à notre service.
Abane Madi
1. Alexandre Soljénitsyne, Les droits de l’écrivain suivi de Discours de Stokholm, Paris, Seuil, 1969, p. 108
2. Maurice Merleau-Ponty, La prose du monde, Paris, Gallimard, 1969, p. 20.
3. Philippe Touchet, Kierkegaard, Foi, morale et existence, texte consultable sur le document suivant : Kierkegaard, foi, morale et existence
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merci bien pour les informations