La dictature, cet opium qui endort les peuples

Les potentats arabes
Les potentats arabes

"Les dictatures militaires sont comme le supplice du pal : elles commencent bien, mais elles finissent mal." Georges Clemenceau (1841-1929), homme politique

Avant qu'elle soit une maladie, la dictature est un opium. D'abord, pour les élites qui s'y adonnent, puis pour les masses qui en subissent les effets. Il est toutefois paradoxal de constater que dans les sociétés infra ou anti-démocratiques comme les nôtres, le niveau de sensibilité politique peut parfois dépasser celui des sociétés modernes (sans doute par réaction à l'impact de cette dictature-là). Or on sait bien que si les écoles, les mass-medias, les institutions socio-culturelles, les «think-tanks» mènent à bien leur mission de conscientisation en Occident, il en est autrement dans ces «faubourgs de l'histoire»- le mot est d'Octavio Paz (1914-1998)- que sont l'Afrique, l'Asie, l'Amérique Latine, etc. Ce qui n'a pas, toutes proportions gardées, que des aspects négatifs d'ailleurs ! D'autant que paralysé par la machine autoritaire et bureaucratique, le citoyen de ces régions du monde est forcé par les circonstances à trouver un moyen pour contourner les freins culturels, sociaux, politiques, etc. On dirait que la transmission de cette «malédiction autoritaire» de génération en génération ne fait qu'aiguiser sa conscience civique. C'est pourquoi il est prêt à toute aventure pourvu qu'elle débouche sur un changement, fût-il dans la violence!

1- Les ressorts de la révolte

Nombreuses sont les questions qui mériteraient d’être posées si l'on voulait par exemple déceler les ressorts moteurs du Printemps Arabe. En effet, les masses en Tunisie, Libye, Egypte, etc., se sont-elles révoltées par conscience ou par ignorance? Autrement dit, ce raz-de marée révolutionnaire a-t-il été le résultat d'un long processus de maturation civique (niveau éducatif et instructif très élevé des masses) ou a-t-il seulement surgi suite à une réaction populaire spontanée? Il est pour le moins illusoire de prétendre que la rue arabe est plus évoluée en matière de démocratie que les autres sociétés : occidentales, asiatiques, latino-américaines, etc. Pour s'en convaincre, regardons d'aussi près ce phénomène des chefs d’États arabes qui triturent à leur guise des constitutions-bidon depuis l'étape cruciale des indépendances nationales sans être dérangés ou malmenés par quiconque dans leur travail de sape! Ou ceux d'entre eux qui recourent aux formes archaïques de fraude, clanisme, tribalisme et suis generis pour se maintenir au pouvoir. L'absence de réactivité sociétale, certes motivée par la peur, dénote il est vrai de l'amorphie de pans entiers de la population : analphabétisme, ruralité, sous-développement chronique, etc.

Tout au plus, que ce soit au Yémen, en Égypte, en Syrie, en Libye ou même dans les monarchies du Golfe, les grandes muettes ou parfois les milices paramilitaires ont souvent été les agents de l'ombre qui régissent les affaires étatiques derrière les rideaux du sérail. En conséquence, cette tradition militariste a tué dans l'oeuf la modernité politique. En Syrie pour n'en fixer le regard que sur ce pays, aujourd'hui dévasté par la guerre civile, le clan alaouite qui était arrivé au pouvoir en 1970 s'est appuyé sur 35% d'aides qui proviennent principalement de l'Algérie, de l’Égypte et des émirs du Golfe rien que pour renforcer son armée et écraser la bourgeoisie, synonyme à ses yeux d'allié de l'impérialisme israélo-américain. Et, bien entendu, qui dit bourgeoisie, dit forcément modernité! En Libye, El-Gueddafi aidé par ses milices n'a lésiné sur aucun moyen pour saborder le projet de «citadinité» mené avant lui par la famille royale des El-Senoussi! Les ressources du pétrole n'ayant servi que pour “viabiliser” une culture rentière très néfaste. Laquelle aura encore tiré vers le bas la société. En clair, la symétrie entre les techniques de “destruction psychologique et morale des sociétés” dont ont fait usage les deux dictateurs est frappante.

Prenons maintenant un autre aspect de la question: le régionalisme. En fin stratège, Hafez Al-Assad (1930-2000) s'est mis au-dessus des luttes inter-claniques dont les leaders sunnites auraient été victimes afin d'asseoir le Bâassisme comme une idéologie sinon «une religion nationaliste» accompagnant le socialisme. A cet effet, Alep, la capitale commerciale et marchande se trouve marginalisée en faveur de Damas, le noyau culturel et politique propageant les idéaux de la haute nomenclature. Ainsi cette ville-là (Alep) a-t-elle évolué en dehors de l'orbite du régime. Et ce n'est que durant ces dernières années que Damas aurait légèrement perdu de son poids stratégique face à elle et, bien sûr, les autres métropoles régionales telles que Lattaquié, Homs, Hama, Deir Ezzour, etc. Chose ayant permis à l'opposition d'entretenir un foyer de contestation à majorité islamiste dans le nord du pays. La politique du régionalisme a destructuré aussi les liens d'unité en Libye, en Irak, Egypte, Jordanie, etc. Ayant promu la «bédouinocratie» au rang de style de gouvernance dès lors que le roi Idris I fut déposé en 1969, El-Gueddafi aurait marginalisé Benghazi en consolidant davantage la ville de Tripoli. Ce dernier (Tripoli) s'est transformé en plaque tournante de ses idées et surtout de son fameux «Livre Vert», véritable bible révolutionnaire dans la Jamahiriya. Saddam en aurait agi de la sorte envers les kurdes et les chiites. Mais l'histoire rattrape ses mauvais élèves, hélas! Alep et Benghazi n'ont-elles pas été le fer de lance de la contestation populaire anti-dictature de 2011 en Syrie en Libye?

2- La récupération politicienne

Chaque révolution a un contexte qui diffère d'un pays à un autre. En Égypte, dès la révolution des officiers libres de juillet 1952, la rue s'est fait usurper sa propre voix par des hommes qui se proclament du «pouvoir» ou de «l’État» (légitimité historique). Depuis, la pacification de la contestation populaire a duré presque 60 ans! Nasser (1918-1970) qui était lui-même un frère musulman aurait procédé à un double jeu, calquant la méthode nazie de «la nuit de longs couteaux» (tous ses camarades d'armes ou amis politiques deviennent par opportunisme des ennemis à abattre). Première victime : la confrérie islamiste qui l'avait boosté au-devant de la scène politique. Démobilisée, dispersée et réprimée dans le sang, cette dernière n'a pu survivre que dans la clandestinité. Nasser en a aussi profité pour bâillonner la société civile, fortifier l'arsenal baâssiste et surtout personnifier le pouvoir (zâamisme). Pendant de longues décennies, l’Égypte est associée au mythe nassérien. De même, quiconque pense à la Libye, à l'Irak ou à l'Algérie, entrevoit vite les visages d'El Gueddafi, de Saddam et de Boumédiène. Au lieu d'aider leurs peuples à s'organiser et à développer le principe de la citoyenneté, du vivre-ensemble et de la démocratie, ces leaders-là se sont arrogé par la peur le culte de personnalité et l'image d'hommes providentiels sans qui le destin de leurs nations respectives serait carrément voué à la déchéance.

Ainsi les Egyptiens se sont-ils fait à cette idée saugrenue d'un Nasser éternel et irremplaçable. Leur imaginaire s'est limité à se mesurer à l'aune de cet idéal-type et non guère à le dépasser (le portrait de ce nationaliste panarabe n'a-t-il pas été fièrement brandi par les manifestants de la place d'Al-Tahrir en 2011?). Et puis cette nostalgie populaire des ères de la dictature n'est-elle pas un des facteurs qui a permis au maréchal Al-Sissi d'abréger le mandat de Morsi, le premier président démocratiquement élu en Egypte? En Libye, El Gueddafi aurait endoctriné les masses par ses théories directement inspirées de l'idéologie du marxisme-léninisme sino-soviétique ou via ses références au texte coranique. Bref, il a édifié «la légitimité historique» d'un guide ayant tiré son peuple des ténèbres vers la lumière en sacerdoce. Et pour se distinguer de ses pairs, il n'a pas hésité à défendre l'émancipation de la femme dans ses prêches politiques (revendication de la modernité contre l'islamisme). Presque le même chemin était emprunté par les autres autocrates. Le mythe du Bilad Al-Cham (du Tigre à l'embouchure de la Méditerranée) dont ont auraient rêvé Michel Aflak (1910-1989) et Salah Eddine Al-Bitar (1912-1980), les deux théoriciens du Bâassisme, ne devient-il pas pour Saddam et le clan d'Al-Assad plus qu'une obsession? Ces derniers ont fait de la politique expansionniste (vers le Koweït pour le premier et vers le Liban pour le second) leur credo préféré alors que la Palestine vit sous l’apartheid israélien depuis 1948 et le plateau du Golan était occupé dès 1967 sans qu'ils osent la moindre défense! En témoignent l’invasion du Koweït en 1990 et la politique de «vassalisation du Liban» à la faveur de la guerre civile (1975-1990).

Il n'est guère inutile de préciser à ce propos que le régime baâssiste de Damas s'est fait le chantre de l'anti-sionisme, en critiquant d'abord les amputations dont la république arabe syrienne, c'est-à-dire l’Égypte et la Syrie unies sous la même bannière de 1958 à 1961 aurait été victime et puis l'impérialisme occidental (parce que, rappelons-le bien, Damas est affilié à l'ex-URSS). Cependant, au sortir de cette période de gouvernance commune, l'oligarchie a diminué de son influence dans la mesure où elle s'est mise à mater la fronde populaire (islamiste). C'est pourquoi, Alep, la ville citadine et de surcroît industrielle a été devancée par Damas. L'identité panarabe a, on s'en doute, été une aubaine sur un plateau d'or afin de ressusciter l'élan paysan et rural sous forme de tribalisme primaire. La rupture de cette alliance menée sous l'égide de Nasser en 1961 a marqué le retour triomphant de la bourgeoisie et de l'intelligentsia citadine (un danger pour Damas). Et pourtant, la concentration du pouvoir d'une manière jacobine par la dictature du Bâas a déstabilisé l'équilibre entre les villes (tendance vers la ruralisation). Un élément aggravant se superpose à cette réalité : le poids du parti Bâas se réduit peu à peu face à l'influence grandissante des Moukhabarates (le militarisme). Et ce n'est qu'avec la proximité entre cette bourgeoisie et le régime d'Al-Assad que la Syrie aura donné un nouveau visage au cours des années 80-90 (l’ère de l'ouverture économique). Et puis, Saddam et Al-Assad n'ont pas été sur la même longueur d'onde en ce qui concerne nombre de dossiers. Ce qui a affaibli leurs deux régimes à l'international. Les raisons en sont les suivantes : de prime abord, une contradiction de forme : les références religieuses (sunnisme pour le premier et doctrine alaouite pour le second) ne jouent pas dans le sens de leur rencontre sur le plan idéologique. Deuxième point, l'aspiration territoriale des deux leaders : la Syrie réclame le Mossul comme prolongement de la grande Syrie et Saddam Hussein prétend, lui, reconquérir tous les territoires syriens qui lui sont limitrophes. Ajoutons à cela, la question du leadership, les alliances régionales, le rapport avec les monarchies du Golfe, etc. A vrai dire, en désaccord avec la puissance persane représentée par le Shah sur le tracé de frontière limitant la zone de Chott Al-Arab et sur la prééminence stratégique (leadership) concernant le Golf arabo-persique, Saddam n'a fait que contrecarrer les visées géostratégiques des iraniens, alliés des syriens. Preuve en est qu'au lendemain de la révolution islamiste de 1979 dont il craint l’islamisation rampante et l'instrumentalisation de la majorité chiite de son pays, il aurait déclenché la première guerre du Golfe (1980-1988).

3- Le déclin de l’État post-colonial

Incontestablement, l'Etat arabe post-colonial est une chimère! Construit sur des débris historiques, il n'a pas tardé à voir ses murs se fissurer (complexe colonial, problèmes d'identité, de frontières, de minorités, etc). En quelque sorte, le démantèlement de l'empire ottoman, l'absolution du califat et la longue domination occidentale ont provoqué un désarroi dans ce monde arabo-musulman. Ni les Ibn Saâoud dont la doctrine religieuse rigoriste remonte à Mohammed Ibn Abdelwahab (1703-1792) et s'inspirant du hanbalisme ni les frères musulmans, encore moins le courant nationaliste “révolutionnaire” avec ses diverses tendances n'ont réussi à supplanter la présence tutélaire des Turcs. On dirait que le triomphalisme passéiste (fixisme sur la grandeur de l'islam des temps anciens) a anesthesié la force de projection de cet espace stratégique! En plus, arrivés au pouvoir de façon très peu orthodoxe, la plupart des leaders ont navigué à vue entre dictature et islamisme (manque de perspectivisme moderniste). Celui-ci (l'islamisme) a prospéré en raison des faiblesses et des incohérences ayant entaché la construction de l'Etat “arabe” moderne. Frustrés par les dictatures et poussés par un penchant pour l'élitisme et l'autoritarisme, les frères musulmans s'étaient farouchement opposés à un certain nombre de principes démocratiques : la liberté de séparation du politique et du religieux, le multipartisme, la séparation des pouvoirs, etc. Ce qui leur acquis un certain consensus populaire mais aussi aidé leurs détracteurs (les nationalistres transformés en usurpateurs de la légitimité populaire) à affirmer leur domination sur la société. En revanche, si la montée du bâassisme les a marginalisés, il n'en demeure pas moins qu'ils aient réussi à s'implanter sur le long terme. Leur implication en moralisateurs dans les systèmes éducatifs, la machine sociale et les problèmes identitaires les a propulsés au-devant de la scène au milieu des années 1980 avant qu'ils ne s'accaparent la politique après. Enfin, l'Etat “arabe” postcolonial n'a-t-il pas signé son décret de mort avec la mondialisation, l'islamisme et... le Printemps arabe?

Kamal Guerroua

Plus d'articles de : Analyse

Commentaires (8) | Réagir ?

avatar
adil ahmed

merci

avatar
veriteAMER

Il est parfaitement IMPOSSIBLE aux Nord africains, aux africains, aux arabes et assimilés, aux asiatiques de fonder un Etat Civilisé !

L' Occident ne fait que les ménager pour tirer meilleur partie... un jour peut être les poules auront des dents mais ces peuplades demeureront dans leur état initial qui se résume ainsi : " tagg aâlla menne tagg" jusqu'à leurs self disparitions de la surface de la Terre... le processus est en marche !!!

raison ? à chercer coté génétique

avatar

Alors, vous ne prenez pas connaissance de ce qui se passe à travers le monde.

visualisation: 2 / 7