Entrepreneurs et innovation sociale : la laiterie Soummam, un succès bien algérien (I)
Cevital, Benamor, Condor, Rouiba, Soummam, ces fleurons de l'industrie algérienne surprennent par leur agilité stratégique et croissance soutenue.
Pourtant, tant la turbulence institutionnelle de l'Algérie que les difficultés sociotechniques quotidiennes auxquelles font face ces entrepreneurs laissent naïvement présager des échecs. Se pose donc la question de savoir comment ces entrepreneurs parviennent-ils à réussir dans de telles conditions ? Les plus impulsifs, comme voudrait la tradition, parlent de corruption et de proximité avec des hommes de pouvoir. Ceux qui documentent et suivent ces entrepreneurs de près parlent plutôt d'un désir ardent de contribuer, soutenir, créer, bâtir. Une sorte de foi qui transcende l'organisation pour lui permettre d'assumer pleinement son rôle d'entreprise citoyenne. Les facteurs explicatifs de l'émergence de cette foi restent mystérieux. Notre intuition est qu'elle prendrait forme dans l'insatisfaction de l'état actuel de l'Algérie, socio-économiquement nettement en deçà de ses capacités, et la volonté de montrer à l'État algérien que le privé, maudit depuis tant, peut contribuer à l'émancipation socio-économique de l'Algérie.
En étudiant de près les entreprises Benamor et Soummam, la conclusion à laquelle nous aboutissons est que ces entrepreneurs sont non seulement des acteurs économiques incontournables en Algérie mais, également, des bâtisseurs et innovateurs. Leur innovation prend différentes formes (technologique, commerciale, voire de produits). La plus intéressante, sans doute, est leur capacité à générer des innovations sociales, c'est-à-dire à trouver et mettre en œuvre de nouvelles solutions pour répondre à des enjeux économiques ou des besoins sociaux qui ne sont satisfaits ni par le marché, ni les autorités politiques. On peut penser à la situation délicate de l'agriculture, ou encore au chômage massif, à la dépendance alimentaire, voire à la malnutrition. Comme pour nombre d'entrepreneurs algériens, l'enrichissement ne semble pas être la seule priorité chez Benamor et Soummam. Le profit reste bien entendu le seul moteur de croissance organisationnelle, ou du moins le plus efficace et durable. Mais, pour peu que l'on retrace le parcours de ces deux entrepreneurs, on constate rapidement que leur désir de créer, d'édifier et d'entreprendre expliquent le mieux leur réussite et fort ancrage local.
Dans les pays développés, les dernières années ont suggéré que les modes de management traditionnels au sein des grands groupes sont usés et à bout de souffle. Ces modes de management connaissent actuellement d'importants changements, alors que les innovations sociales s'épanouissent en silence dans nombre de pays qui la reconnaissent comme vecteur intéressant de développement local, et pour les entreprises dont l'ancrage social relève d'une question de pérennité. L'innovation sociale ne date pas d'aujourd'hui et repose notamment sur un fort engagement des parties prenantes locales, partageant dans bien des cas des valeurs communes, mais dont les intérêts et objectifs peuvent diverger. Centrée sur l'intérêt général et le développement local, l'innovation sociale consiste à proposer des réponses nouvelles à des problématiques sociales apparemment insolubles dans les conditions actuelles.
Dans ce qui suit, nous décrivons deux cas d'innovation sociale : celui de Soummam dans la région d'Akbou, puis de Benamor dans la région de Guelma. Nous tenterons à travers ces cas de montrer le rôle capital des entrepreneurs privés dans le développement économique algérien. Bien trop souvent, l'économie est pensée à l'échelle nationale. En réalité, le développement est d'abord local. C'est l'agrégation des phénomènes locaux positifs dont les entrepreneurs sont les premiers artisans qui donne lieu à au développement à l'échelle nationale.
Soummam : un acteur incontournable de la filière du lait
Créée en 1993, la petite usine de la Laiterie Soummam se portait très bien face à une demande interne en pleine croissance. En 1996, l'entreprise décide d'acquérir deux nouvelles lignes de production. En quelques années, la petite entreprise familiale qui a vu le jour après maintes péripéties, s'est métamorphosée grâce à l'abnégation, au courage et à la vision de ses dirigeants. Ainsi, depuis 2006, la Laiterie Soummam occupe une position de leader sur le marché algérien des produits laitiers frais avec une production de 8 millions de pots de yaourts par jour. En 2015, elle comptait environ 1 400 employés et générait plus de 2 000 emplois indirects. La production est passée de 20 000 pots par jour en 1993, à 120 000 en 1996 et 8 millions en 2015. Une avancée considérable, comme en témoignent les 38% de parts de marché que détient Soummam en 2015.
Cette croissance fulgurante contraste avec les embûches et difficultés institutionnelles auxquelles a dû faire face Soummam. Le lecteur ne sera pas surpris d'apprendre que l'Algérie est très dépendante vis-à-vis de ses importations de produits laitiers, comme c'est le cas pour d'autres produits agricoles de première nécessité. Pour un opérateur économique comme Soummam, cela génère une complexité importante en matière d'approvisionnements en raison de l'insuffisance et de la volatilité de l'offre laitière. Le lait naturel est le produit laitier le plus consommé en Algérie. Ainsi, le lait pasteurisé reconstitué produit avec du lait en poudre subventionné est le produit laitier primaire. Comme dans plusieurs autres secteurs, l'Algérie n'est pas autosuffisante en matière de consommation de lait. La production laitière nationale est très loin d'être en mesure de satisfaire les besoins du pays. La production de lait en Algérie ne cesse d'augmenter depuis la fin des années 2000 mais la croissance de la demande a, quant à elle, augmenté de manière plus accrue. Pour cette raison, une majeure partie du lait liquide, des yaourts et des fromages produits et distribués en Algérie sont fabriqués à base de poudre de lait importée. Si bien que le lait en poudre représente plus de 94% des importations globales des produits laitiers.
L'État algérien essaie néanmoins depuis une décennie de revitaliser son industrie laitière afin de réduire ses factures d'importations. Les résultats sont mitigés. La demande de produits laitiers devrait continuer à croître en Algérie, d'où la nécessité de prendre en charge les enjeux de l'activité laitière. À ce stade-ci, l'objectif des autorités algériennes est de développer tant la quantité du lait produit que sa qualité afin de réduire la dépendance vis-à-vis des importations, en veillant à ce que le marché intérieur soit suffisamment approvisionné et à des prix acceptables. De manière générale, les efforts des autorités algériennes pour développer la production laitière ont des résultats positifs puisque l'on retrouve un nombre croissant de produits fabriqués, totalement ou en partie, avec du lait frais algérien. En collaboration avec le ministère de l'Agriculture, l'objectif est d'augmenter le nombre de vaches laitières et d'améliorer leur génétique afin qu'elles puissent produire davantage de lait. Toutefois, malgré la réussite du Programme de Développement Agricole (PNDA) en matière d'accroissement de la production et la qualité laitière dans les années 2000, l'industrie laitière reste encore très fragile et doit notamment améliorer la génétique des vaches, les pratiques d'élevage, la qualité du fourrage et de la nutrition et veiller à la modernisation des infrastructures de conservation au froid et des systèmes de collecte du lait.
Durant 2014, les quantités de lait importées en Algérie ont connu une augmentation avoisinant les 64% par rapport à 2013. En valeurs, ces importations totalisaient 1,1 milliard de dollars en 2013 contre 2 milliards en 2014. Autre constat, l'Algérie a été le deuxième plus grand importateur au monde de lait en poudre entre 2009 et 2014 avec des importations totalisant environ 17% du marché mondial. Un peu plus de la moitié des importations de lait, fortement contrôlées et subventionnées par l'État algérien, sont en provenance de l'Union européenne. La France est notamment le plus grand exportateur vers l'Algérie, suivie par la Nouvelle Zélande puis l'Argentine. L'Office National Interprofessionnel du Lait (ONIL) a été mis sur pieds dans le cadre de la politique de développement du secteur agro-alimentaire et de la stabilisation des prix de l'alimentation. L'ONIL est ainsi responsable de l'achat d'environ 80% des importations de laits en poudre. L'État importe ainsi le lait en poudre et, afin de contrôler le prix du lait, le revend à des prix subventionnés de manière considérable. Face à la demande interne croissante, et à l'incapacité des petites exploitations nationales à produire plus de lait, les importations de poudre ne cessent d'augmenter. La situation de la filière du lait est délicate. La production est atomisée avec la présence d'un grand nombre de petits exploitants qui détiennent 4 vaches en moyenne, manquant de ressources fourragères et dont les exploitations sont peu productives entre 1 000 à 1 500 litres par vache.
Avec un chiffre d'affaires avoisinant les 38 millions d'euros en 2014, une position de leader incontestable sur le marché algérien, Soummam aurait pu s'en limiter à cela; son rôle au développement économique algérien aurait déjà été colossal. Mais c'est mal connaître Lounis Hamitouche qui a à cœur le développement durable. Sacrément ancré dans son environnement local, El Hadj Hamitouche a contribué de manière considérable au développement de la filière algérienne de lait. Là où d'autres ont vu une menace, Lounis Hamitouche a vu une opportunité d'affaires. Là où d'autres ont vu un défi institutionnel qui revêt du pouvoir des autorités publiques, Lounis Hamitouche a suggéré une réponse organisationnelle. En effet, dès 2008, dans une optique d'amélioration de la qualité de ses produits mais également de développement économique national visant à réduire les importations de lait en poudre, El Hadj Hamitouche se positionne comme l'un des premiers, sinon le premier, initiateur d'une stratégie de développement de la filière du lait en Algérie en mettant en place un programme d'accompagnement et d'engagement des paysans producteurs de lait. Un des objectifs et grand chantier de Soummam est l'amélioration du taux d'intégration du lait frais dans les produits Soummam. Grâce au dynamisme de Soummam, le marché algérien des produits laitiers frais est le marché le plus développé et dynamique en Afrique. L'idée étant également de contribuer au développement de la filière laitière en Algérie afin de réduire la facture d'importation du lait en poudre et de créer des conditions propices au renforcement de l'activité de transformation laitière qui nécessite d'importantes quantités de lait frais dans la fabrication de leurs produits.
"Si on ne vient pas en aide aux éleveurs, ils ne pourront jamais acheter les vaches, les nourrir correctement, produire un lait de qualité et le collecter jusqu'à l'usine ; tout en leur permettant de faire des gains substantiels, une fois notamment que les vaches sont totalement payées avec l’argent du lait [...]"
En 2008, Soummam met en place une chaîne de valeur durable ingénieuse qui lui a permis d'accorder plus de 8 900 vaches laitières à un peu plus de 4 000 éleveurs en échange de lait frais de qualité. Cela a été rendu grâce à un réseau de distribution solide de 2 000 camions frigorifiés et 32 centres de collecte de lait répartis à travers une grande partie du territoire national. Tout cela a été réalisé à une vitesse record depuis 1996. Lounis Hamitouche insiste sur l'engagement de la Laiterie Soummam à apporter une contribution durable à l'ensemble de la chaîne de production nationale. Soummam a ainsi élaboré un plan qui consiste à aider ces éleveurs en leur procurant les vaches, et que ces derniers assurent la production selon des normes établies afin d'alimenter les centres de collecte de lait de Soummam en une quantité régulière et définie de lait sans aucune transaction. Les éleveurs bénéficient de la gratuité des vaches et du matériel nécessaire au stockage et à la collecte du lait, avec un crédit sans intérêts remboursable sur une période de 5 ans par l'entremise d'un prélèvement du quart du lait produit par cette vache.
Alors que l'Algérie traversait une pénurie sans précédent de lait cru en 2009-2010, la laiterie Soummam a lancé un ambitieux programme de production de lait cru en 2010 qui consiste à financer l'importation de génisses au profit d'éleveurs-partenaires nationaux qui rembourseraient leur crédit à travers la production et livraison exclusive de leur production laitière à Soummam à un prix prédéterminé. Pour Lounis Hamitouche, l'étroite collaboration entre son entreprise et son milieu local est inévitable pour la pérennité de son organisation mais, aussi, le développement de la filière laitière algérienne. El Hadj Hamitouche est convaincu que cette relation harmonieuse lui a permis de réaliser les performances économiques exceptionnelles que Soummam connaît, ne manquant d'ailleurs jamais de rappeler l'importance d'un tel investissement dans l'amélioration qualitative de sa gamme de produits.
Soummam a également conçu et financé un programme d'accompagnement et de formation des éleveurs afin de leur permettre de mieux maîtriser leur activité pour de meilleurs rendements. Parmi ces activités d'accompagnement, notons la formation en matière d'hygiène, d'alimentation, de collecte de lait, d'équipements spécialisés et de stockage de matière première. Soummam possède aussi sa propre ferme laitière, avec l'expansion des capacités de production dans cette ferme afin de diminuer sa dépendance - et celle du pays - à l'égard des matières premières importées. Cet ambitieux programme a vu le jour au printemps 2010 avec la réception de 400 vaches laitières destinées à des éleveurs-partenaires de l'Est du pays (Bordj Bou Arréridj, Sétif et Béjaia). Ces vaches, de race hollandaise, sont réputées pour leur excellent rendement et excellente qualité de lait. Durant la même année, Soummam a décidé d'importer 1 000 autres génisses au profit des éleveurs nationaux qui s'engagent à rembourser leur crédit à travers la livraison exclusive de leur production laitière à Soummam dans l'optique de développer l'élevage de bovin et d'assurer une plus grande quantité de lait frais pour ses unités de production.
Soummam s'est donné comme défi l'augmentation du volume de la production nationale de lait cru et de la réduction des importations de la poudre de lait, tel que soutenu par le programme national de garantie de la sécurité alimentaire en matière de céréales et de lait. Ce faisant, l'entreprise espérait, à travers sa stratégie d'engagement des éleveurs, sécuriser ses approvisionnements en développant une chaîne de valeur durable, améliorer la qualité de leurs produits et participer en tant qu'acteur économique algérien au développement de la filière de lait en réduisant la facture d'importation de poudre de lait. L'objectif est de stimuler la filière du lait et de susciter l'intérêt des éleveurs pour favoriser la relève de la production de lait et laitages.
Le plan de Soummam de mise sur pied d'un vaste réseau de collecte de lait frais à travers le territoire national est un succès. En 2011, environ 1 200 éleveurs avaient déjà intégré ce réseau de collecte qui a commencé à s'implanter à l'Ouest du pays en 2011 après avoir assis ses positions au centre et à l'Est. Une grande ferme d'élevage sur une surface de 400 hectares a vu le jour à Hassi Mefdoum en 2011, dans la région de Djelfa, afin d'agir comme tête de pont pour la réalisation du programme d'amélioration de la production du lait en Algérie. Un an après, en 2012, la Laiterie Soummam a décidé de poursuivre son propre élevage de génisses avec quelques 2 500 vaches laitières. La mise au point du réseau de centres de récolte de lait cru produit est un des vecteur permettant le développement de la filière du lait.
En définitive, Soummam a su transformer un défi économique national en opportunité organisationnelle qui contribue au développement de la filière laitière d'Algérie qui importe encore près de deux tiers de ses besoins en produits laitiers. (A suivre)
Sofiane Baba
Sofiane Baba est doctorant, chercheur, consultant en stratégie et responsabilité sociale et chargé de cours à HEC Montréal. Ses recherches portent sur la responsabilité sociale des entreprises, le développement durable les enjeux d'acceptabilité sociale.
Lire la suite : Entrepreneurs et innovation sociale : le groupe Benamor, l'autre réussite algérienne (II)
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