Sur les ailes de la nostalgie !
Je passerai peut-être pour un doux rêveur si j'écris encore sur le thème de la nostalgie!
De prime abord, celle-ci est une question cruciale en lien direct avec le temps. A ces Européens stressés de ne pas pouvoir gérer bien leurs heures quotidiennes (travail, affaires, ménage, etc), nombre d'Africains répondent souvent par le sourire en disant : "Vous avez l'heure, nous avons le temps !". Le temps, c'est pouvoir goûter à la vie sans sentir qu'on la gaspille. Philosophique ! Et puis, cette sensation de nostalgie me dévore et je n'y peux absolument rien. Car, comme tout être humain obsédé à un moment donné de sa vie par ce fragile sentiment d'exil spirituel, temporel ou dû simplement à la distance qui le sépare de son pays natal et vu la relation quasi charnelle que j'entretiens avec la lecture, cela me travaille en profondeur l'esprit. Certes, la nostalgie qui dérive de par son étymologie des mots du grec ancien "nostos" (retour) et "algos" (douleur) est tout d’abord l'expression d'une brûlure intérieure mais n'en reste pas moins cette indescriptible joie qui nous attire vers nos racines, puis, nous jette tel un mal aux dents dans la réalité de notre situation. Noria du vertige pensent d'aucuns, extrême délivrance répliquent d'autres! En tous cas, si l'univers s'illumine toujours de son bleu, il se teint cependant du gris dès que l'on se met à cogiter sur cette terrible machine du temps, la fuite des jours, le ballet des années, l'existence éphémère, les bonheurs désuets, les souvenirs fugaces, la finitude ou la mort, etc. Bref, toutes ces choses de la vie qu'on comprend très peu ou pas assez "que diriez-vous races futures écrit François de Malherbe (1555-1628) si quelquefois un vrai discours vous récite les aventures de nos abominables jours ?". Le vrai discours ! C'est bien sûr cette seconde conscience qui, une fois la nuit tombée, nous perturbe, pèse gros sur le cœur et se met à nous piétiner au fur et à mesure qu'on fait des incessants allers-retours sur l'axe de l'âge.
Cette seconde conscience est également le filtre au moyen duquel tout un chacun peut démêler, au milieu du tourbillon d'émotions, de rages, de déceptions ou de regrets qui l'agite, les fils entremêlés de son vécu, renaître à lui-même, changer, ajuster ou réformer sa trajectoire, suivre la silhouette de sa destinée et entrer de plain-pied dans le train qui part avec ses wagons, ses locomotives, ses fenêtres, ses sièges, etc., vers la porte du futur. J'aime cette image du train d'autant qu'elle me renvoie à une autre, celle du fleuve. Le fleuve fluide du mouvement ; le fleuve changeant du temps qui passe ; le fleuve qui s'ébruite, court, et s'écoule entre deux rives ; deux espaces ; deux lieux fixes "dans un monde qui bouge, dit Maurice Lévy, l'immobilisme est un désordre". Le désordre, c'est se conformer à la routine qui stagne, en feignant ignorer la sourde et profonde pulsation qui rythme le cours du fleuve, le cours de la vie! Cette vie-nature, tranquille et douce qui nous parle, nous interroge, nous met en doute, nous élève et nous projette sur nous-mêmes comme des êtres fragiles en quête d'un giron protecteur.
La nature est cette mère-nourrice si attentionnée qui nous embrasse, nous enlace, nous instruit, nous montre le chemin et nous guide vers le salut de nous-mêmes. Un adage ancien dit : "Lorsque tu ne sais pas là où tu vas, rappelles-toi d'où tu viens!". Les origines ont, de tout temps, été une obsession chez celui qui s'interroge et essaie de valoriser sa propre vie, son identité, son destin... Autrement dit, ces origines-là participeront de cette nostalgie plurielle qui nous gagne dès que l'on quitte ce qui nous est cher : les bras d'une mère, le berceau familial ou la terre de ses ancêtres... Combien pardi de gens ont-ils perdu patience dans la solitude, loin des leurs, en exil ? Des milliers, peut-être même des millions ! D'autant que, quoiqu'on fasse, le bercail reste à jamais le premier espace où s'exprime notre individualité, voire notre intimité propre avant sa progressive dissolution dans les parcelles sauvages de l'extériorité...de l’altérité aussi. C'est là que l'on touche à notre réalité authentique dans sa vérité, que l'on connaît notre part d'innocence infantile, que l'on se découvre dans toute notre nudité. Un chant à l'école primaire rappelé dans une réunion du travail, une fête de mariage, ou une rencontre entre copains par un collègue, un proche ou un ami longtemps perdu de vue ressemble, à s'y méprendre, à une caresse mémorielle qui nous saoule dans l'extase des retrouvailles avec les nôtres, sinon avec nous-mêmes ! Mon prof de littérature comparée appelle cela "la dynamique du groupe".
Les anciens maquisards ou les soldats-appelés du service militaire en savaient quelque chose. Tout chez ces derniers forme un inoubliable legs de souvenirs : l'ambiance des djebels et ses multiples péripéties, les souffrances, les confrontations avec l'ennemi, les privations, les brimades et parfois les tortures pour les premiers. Et pour les seconds, les corvées, les blagues des casernes, les rires étouffés pendant les séances d’entraînement, les absents au rassemblement matinal qui se font raser le crâne, jetés en cellule et tournés en dérision, le froid de la guérite, l'ineffable odeur des permissions, l'attente impatiente de la fameuse "quille", etc.
Lors de l'une de ses confidences, un ami d'enfance me dit "De tous mes souvenirs, ceux du service militaire me sont les plus précieux. Ils sont gravés à jamais dans ma tête!". En l'écoutant pendant des heures raconter avec enthousiasme cette période charnière de sa vie, j'ai eu sur le coup l'impression que ses pupilles se dilataient et qu'il y revivait encore. Sa nostalgie ressort en des bouffées d'oxygène spontanées qui m'emportèrent, moi aussi, loin, très loin dans son archipel de souvenirs. La nostalgie n'est-elle pas d'ailleurs cette intruse contagion dont plus personne ne sort indemne ? Une contagion, voire une maladie de l'amour qui, par-dessus le marché, nous irrigue telle une hémorragie de sentiments très familière au commun des mortels que nous sommes : l'attraction irrésistible des racines ? Peut-on y échapper ? Encore un «non» qu'on doit apposer à la marge de cette question naïve! Pourquoi ? La métaphore ancestrale des galets de l'oued charriés par les flots et coincés au fond du ravin revient sans cesse décrire l'ascendant pris par les racines et la nostalgie sur le cœur des humains! La nostalgie, c'est ce qui reste après que les eaux du fleuve passent, c'est les galets. Bref, tout l’insaisissable, l'intouchable, voire l'immatériel de nos souvenirs qui survivent après que l'on a tout oublié. Qui d'entre nous ne se rappelle pas à titre d'exemple dès la disparition quelques-uns de nos héros nationaux de cette épopée révolutionnaire tissée par les enfants de la même nation dans la fraternité contre l'injustice coloniale?
De même, qui d'entre nous ne se rappelle pas aussi de l'inspecteur Tahar et de son célèbre apprenti ? Deux anti-héros loufoques à la manière de Don Quichotte et Sancho Panza qui nous révèlent par le biais de leur humour hilarant quoique acerbe les travers de notre culture, ses tabous, ses non-dits, ses contradictions, ses non-sens, ses failles, etc. La nostalgie est aussi sûrement pour nous les algériens cet interminable flux d'images de ces masses survoltées de joie sorties au lendemain de l'indépendance dans les rues, drapeaux brandis au ciel sous les cris de "vive l'Algérie"! Enfin, la nostalgie, c'est tout et rien : le creux de mémoire que l'on remplit de l'eau rafraîchissante à chaque pas que l'on franchit vers l'avenir...
Kamal Guerroua
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Le journal nous aide beaucoup
Les sujets sont précieux et distinctifs
"La culture, c'est tout ce qui reste quand on a tout oublié " une citation attribuée à Edouart Herriot. qui est aussi posée comme sujet de dissertation philosophique dans les grandes écoles. c'est un peu la nostalgie d'une époque, les souvenirs marquants , les grandes sensations de jeunesse, la joie de rire au cinéma avec Charlot, les parfums inoubliables, la madelaine de Proust etc...