Gouverner par la peur, est-ce encore possible ?
Le journaliste et critique américain, Henry Louis Mencken (1880-1956) constate, dès le début du XXe siècle, cette tendance : "Le but de la politique est de garder la population inquiète et donc, en demande d’être mise en sécurité, en la menaçant d’une série ininterrompue de monstres, tous étant imaginaires".
Les hommes politiques, qu’ils soient au pouvoir ou dans l’opposition, se font fort d’instrumentaliser des craintes, avérées ou non, de la population pour atteindre leurs objectifs. Les discours alarmistes et anxiogènes ainsi que la désignation d’ennemis intérieurs, sans oublier bien sûr la "main étrangère", servent alors, à légitimer des mesures disproportionnées qui portent atteinte aux droits fondamentaux, dans le but de mieux contrôler la population.
Il est maintenant admis que ceux qui sont au pouvoir, notamment dans nos contrées d’ici-bas, ont besoin d’agiter le chiffon rouge de la peur pour détourner l’attention du peuple. Des exemples d’instrumentalisation de la peur, on peut citer :
- Le péril jaune, destiné en fait à garder les colonies occidentales en Asie,
- La guerre froide, qui a renforcé la politique d’armement au profit des grands groupes industriels
- Les attentats du 11 septembre 2011, pour maintenir l’hégémonie américaine et soutenir les potentats du Moyen Orient
- Les armes de destruction massive de Saddam Hussein, et l’invasion de l’Irak qui s’en est suivie
- Le virus H1 N1, et l’énorme profit engrangé par les laboratoires pharmaceutiques
- Le terrorisme islamique, pour légitimer la guerre en Afghanistan, en Irak, en Syrie et maintenant en Lybie
- Les marées de migrants déferlant en Europe, et la politique sécuritaire prônée par les régimes d’extrême droite, la xénophobie et la montée du Front National en France
Il faut dire que les politiciens ont toujours su que la peur est le meilleur moyen de convaincre la population réticente à leur accorder son soutien conditionnel : que ce soit pour détourner son attention, pour justifier plus de taxes ou pour faire accepter une législation impopulaire. Le projet de la loi de finances pour 2016 en a été l’exemple le plus frappant : le gouvernement estimant qu’il était plus que temps de libérer l’économie et de réviser le système de subventions, l’opposition pour sa part, soutenant que la LFC allait mener le pays à la ruine. En fait, tous ceux qui ont pris le pouvoir en Algérie à partir de 1962 jusqu’à l’ouverture du champ politique qui a eu lieu au lendemain des événements tragiques d’octobre 1988 ont utilisé la peur pour se maintenir aux commandes du pays.
Leurs opposants, ceux notamment qui se sont manifestés au lendemain du premier tour des élections législatives avortées de 1991, n’ont pas fait mieux. Un dirigeant d’un ex parti dissous, croyant avoir raflé la mise électorale, s’est précipité à appeler les algériens "à changer leur us et leur comportement y compris vestimentaire". Un petit peu dans la même veine, et à l’occasion des législatives de 2012 où le risque d’abstention planait sur le scrutin qui se préparait, des représentants du gouvernement d’alors, ont commencé à agiter le chiffon de la peur à la face des Algériens leur faisant croire que "s’ils n’iraient pas voter, le pays sera attaqué de toutes parts de l’étranger ; des chasseurs bombardiers et des armes électroniques sont prêts à donner l’assaut !". C’était le scénario catastrophe imaginé par Ahmed Ouyahia et Abdelaziz Belkhadem qui étaient aux affaires en ces temps-là et leurs ouailles.
Il faut se rendre à l’évidence, nos hommes politiques, qu’ils soient au pouvoir ou dans l’opposition, ont ceci de commun : ils se forcent tous de faire peur à défaut de convaincre ! Encore aujourd’hui, les Mokri, Louisa Hanoune, Ali Benflis, Soufiane Djilali prédisent au pays des lendemains qui déchantent voire la ruine quand ce n’est pas la guerre civile. Khalida Toumi et Zohra Drif Bitat à la tête de l’initiative des 19 ou du moins ce qui en reste, soutiennent mordicus, qu’elles ont entre les mains des "bombes" qui risquent de déstabiliser le système et le pays avec ! Amar Saâdani et ceux qui se reconnaissent dans sa démarche, ne sont pas en reste en nous demandant de choisir entre la peste et le choléra ; ils affirment sans cesse : c’est nous ou le chaos. Durant ces 20 dernières années, les Algériens auront goûté de tout et ceux qui présidaient à nos destinées ont tout fait pour alimenter et mettre à jour nos peurs. Il faut dire qu’ils avaient à leur disposition un arsenal sémantique diversifié : protéger, rassurer, sécuriser, affronter, maltraiter, terroriser, censurer, libérer, sauver, éliminer, résister, défendre, alerter, harceler, brutaliser… et parfois même emprisonner, sont les étincelles qui allumeront nos feux intérieurs de l’effroi.
En attendant, la théorie de la peur comme celle du chaos recrutent encore des adeptes dans les régimes les plus fermés, même si en Algérie elles ne font plus recettes. Nos émotions se nourrissent de notre ressenti et les médias constituent une formidable chambre d’échos. Lire, voir ou entendre parler des risques potentiels et des menaces terribles qui pèsent sur nous, disait un psychologue peut agir, à notre insu, dans la construction de notre perception que nous confondons souvent avec la réalité. La peur se nourrit d’agents viraux qui contaminent notre confiance, altèrent notre lucidité et renforcent notre interprétation négative. Qui d’entre-nous, à la lecture de certaines manchettes, ne s’est laissé tenter de penser : «ah oui, c’est vrai, c’est la crise, le pétrole dégringole et le pays avec". Ces appréhensions sont les socles fondateurs de nos peurs intérieures. Le pire, c’est qu’en craignant qu’elles se réalisent, nous mettons en œuvre, sans le mesurer, des schémas de répétition qui donnent raison d’avoir peur. Pour s’en rendre compte, il suffit de noter la fréquence des commentaires de type : "la chute du pétrole, c’était inévitable", "tous les experts l’avaient prédit", "le gouvernement nous a caché la vérité", "nous l’avons dit au président ! (Mokri)", "ils vont vendre Sonatrach et Sonelgaz".
En principe, il est dans le rôle de tout gouvernement de rassurer les travailleurs et a fortiori, les citoyens quant à leur avenir immédiat, d’autant qu’il se trouve coincé dans une situation de crise, mais les annonces nombreuses et désordonnées de certains membres de l’exécutif à propos du recours à l’endettement extérieur, par exemple, contribuent à semer une panique sans nom. Les sorties en ordre dispersé donnent, en fait, l’impression que la discipline gouvernementale est absente. L’ancien ministre du commerce, Amara Benyounes, est venu opportunément conforter cette thèse que le député et néanmoins vice-président de l’APN, Baha Eddine Tliba est venu démentir sur la chaine Ennahar Tv, en égratignant au passage le général Mediène, Khalida Toumi et surtout Louisa Hanoune.
Nombre d’observateurs attendent, d’ailleurs du président Bouteflika une intervention pour corriger les erreurs de casting qui ont caractérisé le gouvernement Sellal 4. Les mêmes observateurs, comme pour alimenter encore notre peur, estiment qu’il ne reste au gouvernement actuel que deux alternatives possibles :
- soit poursuivre sa politique mortifère et précipiter le recours à l’endettement extérieur, plus rapidement que prévu par les experts
- ou mettre à profit cette période pour procéder à des réformes utiles et intelligentes et susciter ainsi des changements dans le quotidien des algériens. Avant qu’il ne soit trop tard.
Aujourd’hui, les gens ont le sentiment que la crise va leur éclater à la figure. Le pétrole, leur dit-on, va rester au plus bas jusqu’en 2020 ! Les ménages ont peur en l’absence de mécanismes officiels de régulation ce qui laisse présager des périodes de tensions et de difficultés «à joindre les deux bouts» pour beaucoup de citoyens. L’école va mal, la santé aussi. La culture est au plus bas. Les imams cathodiques font des ravages avec leurs fatwas. Le monde du travail est en ébullition, tout comme nos étudiants qui s’apprêtent à déclencher une grève, illégale, selon leur ministre de tutelle qui se voile la face.
La sécheresse politique a gagné tous les partis politiques. L’heure n’est plus aux propositions de crise, c’est le temps des règlements de comptes, de l’invective et des menaces. C’est la foire d’empoigne en plein Assemblée Nationale. C’est aussi le temps des échanges épistolaires : présidence, groupe des 10-3-1 et du général en retraite qui prend à témoin l’opinion nationale. Ce qui n’est pas fait pour la rassurer. Pendant ce temps-là, des opportunistes profitent des peurs générées et entretenues pour s’enrichir au détriment de la population. De nouvelles entreprises naissent, d’autres s’enrichissent en profitant des mesures attractives et du foncier donnés par le gouvernement. Elles ramassent à la pelle les subventions induites par les programmes gouvernementaux créés dans le but exprès "d’endiguer les nombreux dangers qui nous assaillent". D’autres programmes tout aussi alléchants, subventionnent des centaines d’associations à but non lucratif pour aider la population à gérer le stress créé par la peur et aussi pour remplir, au moment voulu, les salles de meetings politiques des partis du pouvoir.
Mais, il faut savoir que l’effet de la peur s’amenuise avec le temps. A moins que les catastrophes annoncées ne se matérialisent, le doute s’installe rapidement même si ceux qui sont au pouvoir détiennent un inventaire de "danger illimité" pouvant raviver la peur dans la population.
A ce propos, Louisa Dris Hamadouche, maitre de conférence et chercheuse associée au CREAD écrivait : "Je crois que les gouvernements successifs algériens sont, plutôt, dans une logique d’équilibre instable, c’est-à-dire dans un système dont le mode de fonctionnement est, précisément, de gérer les contradictions et les tensions et, d’y trouver une forme de stabilité. En fait, la stratégie suivie est plus de contenir ces tensions à un niveau acceptable que de les éradiquer. Cette stratégie trouve sa justification dans le fait qu’elle correspond aux sources de légitimité des actuels gouvernements qui sont la "sécurité" et la redistribution de la "rente". En d’autres termes, les sources de déstabilisation potentielles sont aussi des facteurs de maintien du statu quo. En gros, les Algériens refusent de prendre le risque de changements politiques susceptibles de déboucher sur le chaos, d’une part et, d’autre part la confiance qu’ils ont vis-à-vis de leur institutions et plus précisément celles en charge de la violence est totale. En d’autres termes, les Algériens ont plus confiance dans leur armée et la police, que dans le parlement ou les partis politiques. Or, tant que les Algériens auront peur, ils continueront de s’appuyer sur les institutions qui les protègent et à critiquer l’incompétence et l’inefficacité des autres institutions. Y compris et surtout, les chefs de partis politiques qui ne présentent ni programme, ni projet sociétal.
Aujourd’hui, faut-il le dire, le pays a su préserver sa sécurité, même s’il reste ce grand "géant" d’Afrique où la classe dirigeante et l’élite peinent à dégager un consensus pour définir une vision commune et partant, assurer la sécurité stratégique de toute la région. Il semblerait qu’aujourd’hui, le pays va s’acheminer vers un "Etat civil", et la prochaine constitution annoncée va, dit-on, en tracer les contours. L’Algérie, en ces temps de crise, a besoin de sérénité, de visibilité et d’un discours de tolérance et de vérité. Nul n’a le droit de réinstaller, d’une façon ou d’une autre, la peur dans les familles algériennes inquiètes pour la sécurité de leurs enfants ou de leurs biens ; ou plus grave encore, la sérénité de toute la nation sur l’avenir de l’Algérie, son unité, son indépendance et sa sécurité nationale sont une "ligne rouge" à ne pas dépasser ! Ces derniers propos, faut-il le rappeler, émanent du président de la République lui-même ! Ils sont consignés dans un discours qu’il a adressé à la nation en 2011.
Cherif Ali
Commentaires (2) | Réagir ?
Enorme nuance, un gouffre de différence entre gouverner par la peur dans un pays doté d’une économie productive et développée et gouverner par la peur dans un pays sans économie ou avec une économie basée entiérement sur la rente. Au moins dans les pays développés, les besoins essentiels du travailleur sont satisfaits. Le résultat de son labeur va enrichir la classe parasitaire, mais le travailleur prend quand-même quelques miettes à la fin de sa journée. Plus le pays est développé et plus les miettes sont importantes, et elle suffisent généralement à rendre le travailleur assez satisfait pour se tenir à carreau et ne pas trop se plaindre. Tandis que dans les pays de rente, ceux qui gouvernent par la peur n’ont rien à offrir. Leurs miettes sont illusoires et extrêment peu fiables. On le voit bien maintenant que le prix du pétrole a dégringolé.
Une photo d'Alger avec un drapeau francais.. pour un article sur l'Algerie de 2015. Incroyable et decevant!