Ali Benflis au Matindz : "La révision constitutionnelle est-elle encore entre les mains de son dépositaire légitime ?" (II)
Dans cette seconde partie de l'entretien, Ali Benflis aborde les années de proximité avec Bouteflika, le printemps noir et son engagement dans l'opposition.
Le Matindz : Au début de l’ère Bouteflika, vous faisiez partie du pré-carré présidentiel. A quel moment il y a eu rupture ? Et pourquoi selon vous ?
Ali Benflis : C’est exact. Il y a de cela seize ans, j’ai été le directeur de campagne, puis le directeur de Cabinet du Président en 1999. Ensuite et durant trois années, j’ai été son Chef du gouvernement. Mon appartenance au pré-carré présidentiel comme vous le qualifiez a duré en tout et pour tout trois années.
J’ai connu le programme politique avant de connaître l’homme. Et ces trois années m’ont permis de voir que derrière le programme politique dans lequel je me reconnaissais, il y avait un homme qui était loin d’être prédisposé à le mettre en œuvre. Souvenez-vous, les rapports des commissions nationales sur la réforme de l’Etat, de l’éducation et de la justice sont restées lettres mortes à ce jour. Il s’est ajouté à cela la loi antinationale sur les hydrocarbures qui a été ultérieurement abandonnée et le retrait de deux projets de loi organiques garantissant l’indépendance de la Magistrature de l’ordre du jour du Conseil des ministres. Ces deux développements ont marqué la fin de mon appartenance à ce pré-carré présidentiel dont j’ai perçu à l’époque les dérives vers le pouvoir personnel et, à travers lui, vers un régime autocratique et totalitaire. L’avenir a fini par me donner raison. Et c’est aujourd’hui tout le pays qui est contraint de s’acquitter du prix exorbitant de toutes ces dérives qui durent maintenant depuis seize ans.
Aujourd’hui beaucoup vous reprochent ce compagnonnage avec le clan au pouvoir. Que leur dites-vous ?
Je n’ai pas perçu ce reproche ni durant ma campagne présidentielle ni au moment de la création du parti que je préside aujourd’hui. Ce compagnonnage s’est construit sur la base d’un projet politique. Dès lors que ce projet politique a disparu de la feuille de route présidentielle, j’en ai tiré mes propres conclusions et je suis parti.
Nos concitoyennes et nos concitoyens me connaissent et connaissent mon parcours politique qui n’a pas commencé en 1999 comme il ne s’est pas achevé en 2003. Ils savent que je ne transige pas sur les convictions et sur les choix politiques de toute une vie. Ils savent que je ne fais pas passer le souci du poste avant des choix politiques fait par d’autres qui heurtent frontalement ce en quoi je crois et ce pourquoi je fais de la politique. Ils savent qu’en cas de désaccord politique profond je ne passe pas l’éponge et je ne m’incruste pas à tout prix. Je tire mes conclusions, je prends mes responsabilités et je pars pour reprendre le seul combat qui m’importe, celui de l’avenir démocratique de notre pays.
La Kabylie reste marquée par le printemps noir qui a eu lieu alors que vous étiez chef de gouvernement. Qui était derrière cette tragédie ? Pouviez-vous faire quelque chose pour mettre un terme à cette tragédie qui a coûté la vie à 127 jeunes ?
Dans mon parcours personnel, cette tragédie est incontestablement celle qui m’a le plus profondément marqué ; c’est celle dont je garde le souvenir le plus triste et le plus ému. J’étais Chef du gouvernement au moment de cette tragédie et Allah m’est témoin, que j’ai puisé dans les ultimes ressources dont je disposais pour en éviter la survenance, puis, pour la contenir. Cet objectif qui me tenait tant à cœur et dans lequel j’ai mis toutes mes forces a-t-il été atteint ? Malheureusement non. Comme vous en faites l’affligeant rappel, 127 enfants de notre pays pour la plupart des jeunes ont perdu la vie. Les jeunes que nous avons perdus sont la chair de notre chair et le sang de notre sang. A travers eux, c’est toute la grande famille algérienne qui a perdu beaucoup des siens. Ces jeunes représentaient l’avenir, et incarnaient l’espoir. Leur perte tragique n’en est que plus grande et je m’incline avec émotion et respect à leur mémoire.
Leur sacrifice a-t-il été vain ? Evidemment non.
Depuis son indépendance, notre pays est dans l’attente d’un projet national qui le rassemblerait enfin, autour de la construction de l’Etat démocratique et social. Toute l’Algérie attend, depuis longtemps, ce projet national qui n’est autre que le projet démocratique. Mais c’est incontestablement la Kabylie qui s’est distinguée par l’attachement le plus résolu et le plus constant à ce projet. C’est elle qui a été de tout temps le fer de lance du combat démocratique ; et c’est elle qui a consenti les sacrifices les plus élevés pour porter ce projet démocratique, pour le défendre contre toutes les adversités et pour le faire avancer malgré tous les obstacles.
Si un mémorial du combat démocratique doit voir le jour- et il le verra j’en suis sûr- c’est dans cette région qu’il devra être érigé car elle a été à l’avant-garde de ce combat.
Vous me demandez s’il était en mon pouvoir "de faire quelque chose pour éviter cette tragédie". Au poste qui était le mien, dans les limites étroites des prérogatives que m’accordait le régime politique en place et dans le contexte restrictif de l’état d’urgence en vigueur à l’époque, j’ai accompli ce qu’il m’était possible d’accomplir mais cela n’a pas suffi à éviter la tragédie.
Cette tragédie ayant endeuillé non pas seulement la Kabylie mais la Nation toute entière, j’ai tenu à ce qu’elle ne soit pas mise sous la chape du silence et de l’oubli. J’ai plaidé pour la constitution d’une Commission d’enquête indépendante qu’a accepté de présider sur ma proposition personnelle mon ami et mon frère feu le Professeur Issad Mohand qu’Allah l’entoure de ses Saintes Compassion et Miséricorde. Cette Commission d’enquête, la première du genre, a établi un rapport qu’on ne peut suspecter de partialité ou de manipulation des faits. Ce rapport a apporté un éclairage honnête, crédible et rigoureux sur cette tragédie à la hauteur de la réputation d’intégrité, de rectitude et du sens de la responsabilité du professeur Issad.
J’ai également incité à l’ouverture d’un débat parlementaire sur cette tragédie, ce qui constituait là aussi un précédent sur des événements tragiques de cette nature et de cette ampleur.
En ma qualité de Chef du gouvernement, j’ai ouvert et clos ce débat parlementaire par deux déclarations solennelles dans lesquelles je n’ai rien éludé ni rien caché. En mon âme et conscience, j’y ai rapporté tout ce que je savais et que nos compatriotes étaient en droit de savoir à propos de cette tragédie. Ces deux déclarations sont disponibles et elles peuvent être consultées. Avant d’être celles d’un Chef du gouvernement, ces déclarations étaient celles d’un homme qui se sentait un devoir de vérité envers son peuple. Je crois m’être acquitté de ma part de ce devoir de vérité sur cette phase tragique de l’Histoire de notre Nation.
Vous étiez chef de gouvernement. Qui décide selon vous ? Du moins du temps où vous étiez chef du gouvernement.
La Constitution de 1989 reprise par celle de 1996 a installé une sorte de dyarchie à la tête de l’Exécutif ; une dyarchie certes à portée limitée mais néanmoins une dyarchie fonctionnelle. Dans cette dyarchie qui procède à une répartition précise des prérogatives constitutionnelles, le Président préside et le Gouvernement gouverne. Du temps où j’étais Chef du Gouvernement, ce schéma constitutionnel a été plus ou moins observé mais je m’empresse d’ajouter que l’institution présidentielle laissait déjà entrevoir son inclinaison vers le monopole du pouvoir exécutif. Et dès le moment où j’ai perçu les premiers signaux m’indiquant qu’une déviation par rapport à un tel schéma se renforçait, j’ai pris mes responsabilités, j’ai assumé mes points de vue et je suis parti.
Vous avez pris part à la présidentielle. Pourtant vous n’ignoriez pas que le climat politique n’était pas à une élection transparente. Aviez-vous eu des assurances dans ce sens et lesquelles ?
J’ai toujours veillé à être le seul maître de mes décisions et de mes choix. Ceux qui me connaissent savent que je suis intransigeant sur l’exercice de mon libre- arbitre. J’écoute beaucoup et je consulte tout autant. Je ne me mure pas dans mes certitudes mais je tiens à assumer seul la responsabilité des choix et des décisions qui n’appartiennent qu’à moi et à moi seul. Croyez-moi, donc, la décision de prendre part à la dernière échéance présidentielle ne relève que de moi et de nulle autre source. Je n’ai reçu aucune assurance dans quelque sens que ce soit. Pour moi une élection présidentielle, c’est un homme qui va à la rencontre de son peuple pour soumettre à son jugement un projet politique. Dans cette rencontre directe il n’y a de place ni pour des intermédiaires ni pour des donneurs d’assurances.
En me présentant à la dernière élection présidentielle, j’ai souhaité une rencontre non faussée avec notre peuple ; cela n’a malheureusement pas été le cas. Et j’ai souhaité tout autant qu’émane de notre peuple un jugement non perverti sur le projet politique que je soumettais à son appréciation. Cela n’a pas été le cas non plus parce que le système de la fraude a accompli sa basse besogne sans retenue et sans vergogne. Maintenant que près de vingt mois se sont écoulés depuis la dernière élection présidentielle tout le monde peut voir que ma candidature n’a pas été un simple faire valoir pour le régime politique en place. Et même si cela arrive bien tardivement, chacun peut constater maintenant que ma candidature a contribué à lever le dernier voile derrière lequel s’abritaient les ultimes dérives, manquements et errements du système politique qui domine chez nous.
En dépit de toutes ces limites, si ma candidature n’avait servi qu’à faire bouger les lignes un peu plus et à éclairer davantage le véritable visage de ce système, elle n’aura pas été vaine. Et elle n’a pas été vaine justement parce qu’elle a aidé à mettre un tel système dans la position pour le moins inconfortable qui est la sienne aujourd’hui.
Vous avez déclaré récemment que vous ne savez qui décide ? Vous mettez en doute la capacité du président à prendre des décisions, sachant que les responsables du DRS ont complètement changé, y aurait-il donc un autre clan qui décide en Algérie ?
J’ai déclaré cela non pas récemment mais il y a de cela quatorze mois dans une interview accordée à un grand quotidien national qui en avait fait sa "une" à l’époque. J’y avais déclaré sans la moindre ambigüité que "le centre de la décision nationale n’est plus identifiable". Malgré toutes les peines du monde que le pouvoir en place se donne pour en cacher la réalité, chacune de nos concitoyennes et chacun de nos concitoyens voit, chaque jour que Dieu fait, qu’il y a bel et bien une vacance du pouvoir dans notre pays. Cette vacance du pouvoir n’est pas l’invention d’esprits malintentionnés ; elle n’est pas un argument sans consistance utilisé par une opposition contre un pouvoir dont la présence, l’autorité et la performance seraient vérifiables par tous.
Or ce qu’il y a de plus vérifiable à propos du sommet de ce pouvoir, c’est son absence, son silence et son inexistence dans la vie de la Nation. En physique comme en politique, le vide n’est jamais soutenable ni durable. Dans notre système politique parvenu à un stade de délabrement avancé, ce vide a été comblé par des forces extra- constitutionnelles.
Ces forces extraconstitutionnelles qui se sont emparées du centre de la décision nationale ne sont pas elles non plus une création factice ou une vue de l’esprit. Nul n’a besoin d’un dessin pour les reconnaitre tant elles excellent dans l’art de faire savoir à cor et à cri que ce sont elles qui décident, qui ordonnent et somment tout le monde d’accepter leurs faits accomplis qui ne se comptent plus.
Les Français et les Américains ont une grande influence sur le pouvoir en Algérie. Pensez-vous que vous pouvez être dans leurs tablettes, sachant que vous avez déjà rendu publiques vos rencontres avec des représentants américains à Alger.
Comme tout chef d’un parti politique qui tient à s’acquitter de l’intégralité de ses missions, je rencontre des ambassadeurs accrédités auprès de notre pays lorsqu’ils en formulent la demande. Il s’agit pour moi d’une activité ordinaire. Au demeurant ces rencontres sont sanctionnées par des communiqués dans lesquels j’informe scrupuleusement notre opinion publique du contenu de mes rencontres avec tous ces plénipotentiaires étrangers. Il n’y a là aussi rien de plus normal. Quant à savoir si je figure sur les tablettes américaines ou françaises, laissez-moi-vous dire que la seule tablette sur laquelle je tiens à être présent c’est cette tablette dont personne d’autre ne dispose et qui est la propriété exclusive du peuple algérien. La présidence de notre République ne se décide ni à Paris ni à Washington mais en Algérie et nulle part ailleurs.
Les précédents chefs de gouvernement sortis du système (Ghozali, Hamrouche, Sifi, Benbitour, etc) n’ont jamais réussi à revenir au pouvoir...
Les personnalités nationales que vous citez ont toutes mon affection, ma considération et mon respect. Elles expriment leur amour pour notre pays à leur manière. Elles souffrent toutes de voir l’état dans lequel se trouve notre pays et chacune exprime sa souffrance à sa façon. Et chacune d’entre elles veut aider d’une manière qui lui est propre notre pays à sortir de l’impasse totale vers laquelle il a été mené.
J’ai bien sûr une manière de faire qui m’est particulière, mais cela est secondaire. Ce qui compte plus que tout c’est que nous nous rejoignons sur l’essentiel. Et l’essentiel, c’est le combat démocratique qui est le seul combat digne d’être livré au nom de la modernisation politique de notre pays et de sa rénovation économique et sociale.
Tous ensemble nous voulons ce qu’il y a de mieux pour notre pays et chacun d’entre nous n’a en vue que des ambitions qu’il croit être dignes de notre grand peuple.
Comment vous sentez-vous dans la nouvelle coalition de l’opposition. A-t-elle les capacités de constituer dans l’union une alternative sérieuse ?
Je m’y sens parfaitement à l’aise et j’ajoute que je suis satisfait du travail accompli. Le système politique en place incarne tous les archaïsmes, l’opposition représente la chance du renouveau. Le système politique en place est devenu synonyme de stagnation ou de régression, l’opposition propose une marche vers l’avant qui ne peut se faire sans une dynamique de changement. Le régime politique en place a conduit le pays vers des horizons bouchés, l’opposition offre de lui ouvrir de nouvelles perspectives.
Le pays est assis sur un volcan en attente d’éruption ; le système politique en place veut l’y maintenir et l’opposition veut l’en éloigner. Voilà tout l’enjeu.
Que dit l’opposition ? Essentiellement ceci : que le pays vit une vacance du pouvoir manifeste et qu’il faut l’en sortir ; que le vide au sommet de l’Etat a permis à des forces extra-constitutionnelles de s’emparer du centre de la décision nationale et qu’il faut mettre fin à cette dérive dangereuse au plus tôt ; que des institutions illégitimes ne peuvent assurer la mobilisation de notre peuple et qu’il importe de les relégitimer pour les mettre en position de relever les graves défis politiques, économiques et sociaux qui se posent au pays.
Comment traduire ces constats et ces propositions en action politique collective salutaire ? Simplement en faisant ce que toutes les autres Nations du monde font en de pareilles circonstances. Je veux dire retourner vers le peuple souverain pour qu’il puisse, à travers un scrutin non faussé, remédier à la vacance du pouvoir, relégitimer toutes les institutions républicaines et mettre un terme à l’accaparement de la décision nationale par les forces extra- constitutionnelles auxquelles je viens de faire référence.
N’est-ce-pas là une alternative crédible, réaliste et sérieuse ? C’est à notre peuple qu’il revient d’en juger.
Une constitution se prépare à l’insu de la classe politique et des Algériens. Quelle est votre analyse ? Que projette le chef de l’Etat, vous qui l’avez connu de près, à travers cette nouvelle constitution après qu’il a lui-même réformé celle de 1996 pour s’autoriser un 3e mandat ?
J’ai moi aussi une question que je me pose et que je tiens à vous poser : les motifs qui ont amené à envisager la révision constitutionnelle en 2011 c'est-à-dire dans le contexte des printemps arabes, sont-ils toujours les mêmes motifs qui président à la même révision constitutionnelle dont on nous parle encore près de cinq années après ? Cinq années, c’est très long. Entre-temps, la crise de régime s’est aggravée et plus que jamais cette révision constitutionnelle toujours annoncée comme imminente et toujours reportée aux calendes grecques apparait comme étant hors sujet, hors temps et hors contexte.
J’ajoute une autre question : ce projet de révision constitutionnelle est-il encore entre les mains de son dépositaire légitime ? Ou alors a-t-il lui aussi fait l’objet d’un accaparement de la part de ces forces extra-constitutionnelles nées dans le sillage de la vacance du pouvoir qui l’instrumentalisent au service de desseins qui leur sont étroitement propres ?
Quoiqu’il en soit, l’heure est au règlement global de la crise de régime et non à une révision constitutionnelle qui laisserait cette crise sans prise en charge sérieuse et sans règlement durable.
Si le régime politique en place et les forces extra-constitutionnelles auxquelles il sert de paravent veulent avoir leur Constitution, ils pourront l’avoir mais elle ne sera jamais la Constitution que la République tout entière attend. Et de ce point de vue laissez-moi vous dire que le projet diviseur de la révision constitutionnelle sera plus un facteur aggravant de la crise de régime qu’un instrument de son règlement attendu.
Entretien réalisé par Mohamed Benchicou et Hamid Arab
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Commentaires (5) | Réagir ?
ce type la est juste un mauvais acteur.. en englais en appelle ce genre de type '' a controled oppostion'' c'est une opposition contrôlée!
Pour ce qui est de memorial en faveur de la kabylie on le remercie, trop tard!! pour sa gratitude et ces éloges qu'on attendait en 2001 de sa part. Les kabyles préferent s en occuper eux mêmes, Ignore t il que le drapeau kabyle flotte dejà aux 4 coins du globe.