Un souvenir tenace
Parfois, le souvenir d’une rencontre de jeunesse reste à jamais gravé dans l’esprit. L’un d’entre eux est mémorable car celui qui me tint un discours péremptoire sur le ton de la réprimande morale est loin d’en avoir fait sa pratique. Un quart de siècle après, il est l’un des personnages les plus controversés d’Algérie, en tout cas le plus puissant. Par honnêteté, je tiens à lui rendre la monnaie de sa pièce.
Trois phases marquent distinctement la période estudiantine à Paris. Dans les années soixante-dix jusqu’au début des années quatre-vingt, les étudiants algériens étaient composés de deux groupes reconnaissables. Les véritables francophones, à la ville, au lycée, comme à la maison, et les francophones plus "retenus" qui ne vivaient leur francophonie qu’au lycée. Mais ces deux groupes étaient clairement aptes à des poursuites d’études en France, sans aucune difficulté, si ce n’est un comportement plus réservé pour les seconds.
Puis vinrent massivement les étudiants algériens des années quatre-vingt, boursiers et bien nourris de la rente pétrolière (ce n’est pas une critique). Là encore, deux catégories apparaissaient distinctement avec une vision différente des choses. Les premiers étaient insouciants et satisfaits de leur condition de boursiers d’une économie florissante. Les seconds étaient par contre profondément introvertis et politisés. Le gros de la troupe de cette seconde catégorie a pris la voie hasardeuse d’un repli religieux. Mais d’autres cachaient très mal leur gêne dans une société qu’ils ne connaissaient pas ou dont ils se préservaient par un discours nationaliste.
La troisième génération n’est ni véritablement francophone, ni véritablement arabophone ou berbérophone, nous avons du mal à la définir. Elle est totalement inconsciente de son inculture, n’a peur de rien et semble être la plus heureuse du monde. C’est probablement le jugement biaisé d’un vieux râleur, décrépi par l’âge, n’insistons pas, les jeunes en question l’excuseront.
Revenons aux plus austères, les moralistes du discours nationaliste, ceux qui avaient la certitude de leurs opinions, la détestation de celle des autres. Lors d’une rencontre chez des amis communs, autour d’un couscous, voilà que je rencontre le personnage en question. Il faut dire qu’il paraissait être de bonne éducation, d’une parfaite retenue, de celles qu’on assimile à la timide politesse.
Mais à deux reprises, la politesse s’est transformée en une violente réplique dont j’ai encore les mots qui résonnent dans l’oreille. C’est que le calme de ce personnage n’était que la carapace qui couvait une violente capacité à vous rappeler le prestige de son patronyme. Je suis resté sans voix mais que peut dire un jeune homme poli au domicile d’une amie commune lorsqu’il est agressé de mots blessants. Ce n’est pas la crainte du patronyme qui vous fait taire, nous étions hors de la circonscription du tyran, mais la politesse que vous devez à votre hôte ne mérite pas que la situation tourne à l’affrontement alors que vous bénéficiez de son aimable hospitalité.
La première sortie violente de l’individu fait suite à mon toupet (inconscient) de rappeler que je n’ai pas fait mon service militaire et que je ne tiens pas à servir un régime militaire. Le garçon calme et retenu de l’instant précédent est passé en une fraction de seconde à une boule de violence, rougi par la colère et vociférant contre l’insulte à la nation, la lâcheté de ceux qui refusent le tribut aux honorables martyrs, l’insolence de ceux qui ne veulent pas rendre à la nation ce que la sueur et le sang ont payé, etc.. Si le commentaire est assez habituel de l’époque, ce qui détonnait est l’incroyable transformation d’un garçon si lisse l’instant précédent. Presque le visage d’un poupon qui rentrerait dans des vociférations violentes et soudaines.
Mais à la seconde qui suivie, le calme et la sérénité revinrent sur son visage aussi rapidement que la colère est apparue. Il reprit la conversation aimable et le sourire bienveillant qu’il avait commencé avant l’instant étrange de la coupure. Je me suis souvent posé la question de ce comportement mais rapidement je me suis aperçu dans ma carrière professionnelle qu’il était assez banal de la part de votre supérieur hiérarchique. L’engueulade un instant, l’entretien amical l’instant d’après. C’est que le patronyme de ce garçon l’avait toujours conduit à parler aux gens d’une manière bienveillante un moment puis violente le moment d’après, comme à des domestiques soumis, sans que quiconque ne puisse remettre le frère du maître à sa place. C’est tout de même étrange mais je l’ai réellement vécu.
Comme ces personnes n’ont connu que la puissance de leur patronyme, ils ne peuvent supporter aucune résistance. Que leur interlocuteur puisse, une seconde fois, oser ce qui ne peut s’oser en leur présence leur est tout simplement insupportable. Le malheureux que je suis venait d’avoir, une seconde fois, l’imprudence de dire une autre phrase qui n’a pas plus au frère du divin. Comme j’espérais qu’à un âge plus mûr, l’Etat algérien ne perdrait plus son temps à me forcer à aller faire l’imbécile en tenue militaire, voilà que je prononce ma seconde phrase de lèse-majesté : "J’espère avoir un très bon poste et monter en grade rapidement pour rattraper le retard perdu".
Que n’avais-je pas dit là ? Voilà qu’il retombe dans une colère monstrueuse, presqu’en apoplexie. "Vous êtes tous les mêmes, vous arrivez en Algérie et vous croyez que tout vous est offert, etc…". J’ai encore la violence de la réplique qui bourdonne à mes oreilles.
Un quart de siècle est passé, l’individu n’est pas monté en grade aussi rapidement qu’un jeune diplômé le souhaiterait, il a grillé toutes les étapes, mettant à genoux tous ceux qui l’approchent. Son pouvoir est immense, m’a-t-on dit, il fait et défait les destinées, et les courtisans tremblent de commettre l’erreur fatale qui les feraient bannir de la cour.
Je ne l’ai su que récemment, après une longue bouderie envers mon pays. Soudain je me suis dit que la personne avait eu envers moi un culot monstre. Lui qui m’a sévèrement répliqué du haut de son honorable conduite morale, le voilà à la tête d’un pays tremblant à ses genoux.
Ah, j’oubliais, non ce ne sont pas ses diplômes, bien banals pour beaucoup d’entre nous, ni ses mérites, ni même son expérience. Dans sa colère, il avait oublié de me dire que la seule possibilité de "monter en grade, au-dessus de tous les autres", est d’avoir un prénom qui signifie "le chanceux", mais surtout, le patronyme du souverain, Bouteflika.
Sid Lakhdar Boumédiene
Enseignant
Commentaires (2) | Réagir ?
Bonjour,
C'était l'esprit de ce que je voulais dire. Bien entendu qu'il est en descente vers les enfers, vous avez parfaitement raison.
Amicalement
Etes vous sure qu 'il est monté en grade??? je dirais plutôt qu'il a fait une descente aux enfers !!!