Débats «spécial journée du 17 octobre» 1. Les Français face à leur mémoire coloniale
Quels sont les visages de la colonisation ? Comment affronter ce passé? Dans le Nouvel Observateur à paraître demain jeudi, Jean-Pierre Rioux, historien, spécialiste de l'histoire de la France contemporaine, directeur de la revue «Vingtième Siècle», et qui vient de diriger chez Flammarion le passionnant «Dictionnaire de la France coloniale», répond à ces questions.
Un entretien avec Jean-Pierre Rioux, maître d'œuvre du «Dictionnaire de la France coloniale» qui paraît ces jours-ci.
Le Nouvel Observateur. - A partir de quel moment y a-t-il une pensée colonisatrice française en dehors de l'évangélisation ou de la prédation économique?
Jean-Pierre Rioux. - La France a participé depuis le XVIe siècle, avec d'autres grandes puissances européennes, à la politique coloniale de partage de la terre, d'évangélisation des «indigènes» et de prédation économique dans les espaces révélés par les grandes découvertes ou explorés depuis lors. Mais elle n'a pas eu de politique coloniale, de pensée colonisatrice ou impériale, colonialiste ou impérialiste continue et cohérente. Pour des raisons démographiques: la natalité française n'a jamais été assez forte pour rendre impérative, même en Algérie, une colonisation de peuplement, à la différence par exemple de la Russie ou de l'Italie. Pour des raisons économiques aussi: la vocation et l'activité marchandes et maritimes de la France n'ont pas été à la hauteur de celles de l'Espagne, des Pays-Bas ou surtout de l'Angleterre, et elle n'a donc pas eu besoin d'autant de comptoirs et de chasses gardées. Pour des raisons politiques enfin: l'Ancien Régime comme la Révolution, puis les deux Empires et les Républiques ont toujours considéré que la vocation naturelle du Royaume puis de la «Grande Nation» était la défense du pré carré, l'affirmation de la puissance et le rayonnement en Europe.
Si bien que l'idée coloniale a été tenue pour une dérivation de la vocation nationale. Les Français ont eu une vision de «leurs» colonies très étroitement rapportée aux enjeux franco-français et européens, à la vocation proprement nationale et donc, au bout du compte, au seul intérêt hexagonal. Tel fut, finalement, le raisonnement du général de Gaulle lorsqu'il fallut mettre fin à la guerre d'Algérie.
C'est dans la première moitié du XIXe siècle que les conditions d'une relance de l'aventure coloniale ont été réunies: en 1815, la France a fait son deuil de l'ancien Empire mercantiliste; en 1830, la prise d'Alger a lancé l'idée que sa cause pouvait être celle de l'humanité; en 1848, l'abolition de l'esclavage a rompu avec un système criminel. Sous la IIIe, la IVe et la Ve République, l'invocation plus véhémente d'une France qui coloniserait pour suivre sa vocation à éclairer le monde, qui aiderait ainsi les peuples «indigènes» à s'émanciper au nom de l'universalisme des droits de l'homme et de la démocratie, a été surajoutée, n'a guère cimenté et n'a pas été déterminante.
N. O. - Le débat crucial sur la colonisation a-t-il été celui de Jules Ferry et de Georges Clemenceau? Garde-t-il son actualité?
J.-P. Rioux. - Ce débat à la Chambre en 1885 - Ferry soutient sa politique d'expansion coloniale au Tonkin et à Madagascar; Clemenceau attaque au nom de la justice et du droit la «civilisation» que la France prétend y exporter - est en effet tenu aujourd'hui pour crucial. Ce n'est que partiellement vrai car, une fois le remuement d'opinion passé, les deux hommes ont évolué et les enjeux sont devenus plus complexes : dès 1892, par exemple, Ferry a dénoncé l'avidité des colons en Algérie et Clemenceau, sur le tard, sera très fidèle à « nos » colonies.
Mais l'empoignade de 1885 nous touche encore, c'est vrai, car elle est nourrie aux grands principes philosophiques et moraux. Ferry, qui n'a jamais théorisé sa politique coloniale, rappelle, avec une crudité qui paraît insoutenable aujourd'hui, les trois registres qui se sont toujours mêlés en matière coloniale - de 1885 à 1962: l'économique («la politique coloniale est fille de la politique industrielle»), l'humanitaire civilisateur («les races supérieures ont le droit et le devoir de civiliser les races inférieures») et le national («pour une grande nation, ne pas rayonner, c'est abdiquer»). Et Clemenceau de rétorquer, superbement: «N'essayons pas de revêtir la violence du nom hypocrite de civilisation.»
N. O. - Y a-t-il une spécificité de la colonisation française par rapport aux autres empires?
J.-P. Rioux. - Incontestablement, et notre «Dictionnaire» tente de l'analyser pas à pas, en explorant les grandes aires géographiques de cette domination singulière, en confrontant ses colonisateurs et les colonisés, en mêlant grandes dates et visages significatifs, en comparant la réalité, les imaginaires et les mémoires. Je le répète: l'ambition coloniale française fut discontinue et toujours hasardeuse, l'anticolonialisme n'eut pas d'écho social profond, la colonisation n'a eu qu'une audience mitigée dans l'opinion publique, malgré la force du « parti colonial » et du lobbysme des grands intérêts économiques. L'outre-mer n'a pas marqué de façon décisive le cours de l'histoire de la France et n'a infléchi celui de son régime républicain qu'en 1958 et en 1962. L'européo-centrisme, de fait, a bouché l'horizon - différence majeure avec la Grande-Bretagne - et a fait dénier toute singularité au colonisé, nier la violence de sa mise sous tutelle, sous prétexte d'universalisme bien entendu, c'est-à-dire profitable d'abord aux puissances européennes. Le franco-centrisme, constant lui aussi, a réduit les enjeux coloniaux à ceux de la seule métropole. L'égoïsme national a primé.
Cet égoïsme est devenu de l'aveuglement. Ses propres données démographiques, économiques, diplomatiques et patriotiques interdisaient déjà à la France toute reconnaissance et toute valorisation particulières des colonies et des peuples colonisés (nouvelle différence avec les Britanniques). Elle a aggravé son cas (avant 1914, il est vrai, elle est la seule puissance européenne qui soit une République, ce qui la légitime plus que d'autres dans une mission émancipatrice) en laissant croire, et en enseignant aux élites indigènes, que la vraie spécificité de la colonisation à la française était l'exportation bénéfique des Lumières, des droits de l'homme et de l'universalisme des grands principes républicains. Elle eut même un immense terrain d'exercice pour cette ambition: cette Algérie dont, fait unique pour un pays colonisateur, elle a fait des départements comme la Marne ou l'Aveyron. On sait la suite. L'aveuglement, en fait, fut bien d'avoir introduit aux quatre coins du monde une contradiction insurmontable entre nationalité et citoyenneté, entre colonisation et émancipation, entre mondialisation et nation.
N. O. - Comment affronter le passé colonial en France au moment de la poussée du communautarisme et de la guerre des mémoires?
J.-P. Rioux. - Nous tentons de le dire dans les «Enjeux» qui concluent le «Dictionnaire»: en considérant ensemble, et en toute connaissance de cause historique, les trois points sur lesquels le passé colonial nous interpelle aujourd'hui. Les formes nouvelles de l'immigration et l'évolution économique et sociale d'abord, qui rendent plus visibles dans l'ex-métropole nombre de descendants, français ou non, avec ou sans papiers, d'«indigènes» d'antan et de jadis: le passé colonial qu'on croyait oublié, ces lointains toujours méconnus, si souvent méprisés et exploités, sont désormais présents à domicile, dans la vie quotidienne de nombre de villes et de banlieues de l'ex-métropole. Ensuite, l'absence de politique résolue et cohérente pour les DOM et les TOM, pour ces anciennes «vieilles colonies» qui pourraient être davantage les jeunes vitrines de l'allant français dans le maelström de la mondialisation. Enfin, la guerre des mémoires, dont il faut à tout prix sortir car, mettant aux prises et en vedette les seules minorités actives, elle biaise et rend plus difficile encore le débat national sur notre avenir commun.
N. O. - En quoi les anciens colonisés restent-ils attachés à la France?
J.-P. Rioux. - D'abord, le vieux proverbe «Heureux comme Dieu en France» n'est pas tout à fait obsolète, et c'est heureux. Et la guerre des mémoires, toute dominée qu'elle soit encore par le trauma majeur, celui de la guerre d'Algérie, et même si elle exprime des pressions disparates qui souhaitent d'abord repentance et réparations, reste du domaine de l'indignation citoyenne. Elle s'affiche même parfois comme une participation à un regain démocratique. Il n'y aura jamais, je pense, de mémoire officielle, nationalisable et réconciliatrice de la colonisation. Mais si l'assaut des mémoires permettait un jour de nourrir aussi le débat sur l'avenir, alors...
Propos recueillis par Gilles Anquetil et François Armanet
Source : «Le Nouvel Observateur» du 18 octobre.
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