Nous ne t’avons pas oublié Mouloud…
Non ! Nous n’avons pas attendu ce jour anniversaire pour nous souvenir de toi…
Il y a quelques mois, je suis tombé, au hasard, à la bibliothèque El Kasar de Marseille sur un livre de José Lenzini, qui parlait justement de toi. Tu ne peux pas imaginer ma joie de retrouver, à travers cette lecture au quotidien, les traces de cette Kabylie que nous avions connue, enfants, à commencer par cette maison où tu as vu le jour, semblable en tout, à toutes les autres maisons avec leur petite cour, leur "canoun", l’étable et la soupente, la jarre, le portail vermoulu, les ruelles caillouteuses, Tajmaât et l’école du village…
J’évoquais il y a quelques jours avec Adelkader, un ami oranais, le Fouroulou entré en pension à Tizi Ouzou, avec son camarade Menrad, et cette fameuse bourse rétablie dont tu remettais une partie à ton père Ramdane. Ce sont des leçons qui ne s’oublient pas… tu te contentais pour survivre, de pommes de terre, tous les jours et tu permettais à ta famille de joindre les deux bouts.
Puis un jour tu es devenu instituteur. Une mission presque impossible.Cependant tu avais fait plus que ton possible pour sauver le maximum d’enfants indigènes qui envahissaient ton école à chaque rentrée scolaire alors que de locaux il n’y en avait pas suffisamment.
Le conflit entre les deux communautés t’a déchiré mais tu as fini par choisir ton camp. Tu as fini par croire à cette indépendance pour laquelle les tiens mourraient tous les jours, même si tu dénonçais la barbarie. Il n’y a jamais de guerres propres, tu ne pouvais pas l’ignorer. Cette guerre que tu aurais aimé pourtant pouvoir éviter.
L’assassinat du maire de Fort National avec qui tu étais en bons termes, te fit prendre conscience qu’il fallait partir. Tu avais cru qu’en quittant la Kabylie, tu serais plus en sécurité mais tu ignorais que la bêtise pouvait te trouver même à Alger alors que tes compagnons et toi des Centres Sociaux ne faisiez que votre devoir envers les nécessiteux, les femmes et les enfants…
Je n’ai pas parlé de ton aventure éditoriale ; tu y avais tellement cru ! Tu t’es démené pour l’écriture et tu as fini par t’imposer sur la scène littéraire à côté de Camus, de ton ami Emanuel Roblès et des autres. Tu n’étais pas doué pour les discours mais tu as été applaudi…
Tu as légué aux générations qui sont venues après toi et qui viendront après nous, un trésor : ton témoignage de ce que fut notre Kabylie, cette région qui a toujours été de toutes les luttes pour un avenir meilleur mais qui le paie chèrement….Ses enfants continuent à partir ailleurs, vers des contrées lointaines et à l’occasion, reviennent revoir le pays des parents et des grands parents, l’espace d’un rêve, et repartent, un peu déçus à chaque fois, de retrouver une terre malmenée, une jeunesse sans repère, qui ne rêve que de partir à son tour, une population qui vieillit avant l’âge et des écoliers qui ne t’ont jamais lu…
Mais tout ceci, tu l’avais prévu, tu ne te faisais aucune illusion sur ce qui allait être notre indépendance chèrement acquise : une substitution d’un modèle colonial en langue française par un autre en langue arabe cette fois-ci, médiocre en plus et qui nous a conduit, plus d’un demi siècle après, vers cette impasse dont nous risquons de payer cher la sortie.
N. Achour
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La prémonition de Mouloud Feraoun ne révèle -t-elle pas juste de nos jours : "Pauvres montagnards, pauvres étudiants, pauvres jeunes gens, vos ennemis de demain seront pires que ceux d’hier’’Sommes-nous réellement décolonisés aujourdhui ? Ne subissons-nous pas une autre forme de ce que J. P. Sartre appelait la "Névrose de l'indigénat"? Le colonisé n'a-t-il pas reproduit lui-même les reflexes du colon, ne s'est-il pas substitué peu à peu au rôle de celui qu'il avait combattu dans l'ancien temps ? Que peut bien signifier aujourdhui un Président de la République qui se soigne en métropole dans les hopitaux de l'Armée Française? Un Secrétaire Général du FLN qui déménage ses pénates et s'installe en famille dans un quartier huppé de Paris?Quelle est la différence entre la mafia du foncier et la grande bourgeoisie compradore d'aujourdhui et le colon d'hier ?
L'œuvre de Feraoun, inachevée, restera un testament à entretenir par et pour les générations futures de Kabylie.