Tant pis pour le Sud algérien ? (I)
"Un jour ou l’autre, il faudrait que le Sud ait une explication avec le Nord !" m’asséna Daba, un vieux Targui, en février 1987 sur la route reliant Tamanrasset à l’Assekrem où je me rendais en compagnie de jeunes Allemands pour visiter le refuge où le père De Foucault rédigea son fameux dictionnaire berbère mais aussi pour apprécier ce sublime coucher de soleil qui attire les touristes des quatre coins de la planète.
En parlant, Daba écarta un peu son chèche et laissa apparaître un visage émacié, illuminé par un regard intelligent. Content de découvrir que j’étais Kabyle, il en oublia presque la présence des étrangers. Daba avait appris avec fierté la rencontre de l’amenokel avec Mouloud Mammeri, le savant kabyle des langues et civilisations anciennes. Devenus amis, l’amenokal et Mammeri projetaient une coexistence harmonieuse des peuples targui et kabyle au sein d’une Algérie fière de sa diversité. "Maintenant que nous avons découvert votre existence, nous ne vous lâcherons plus, nekwni d Imazighène, nous sommes des Berbères", répétait Daba, heureux, pendant qu’il remuait avec un bâton les cendres du feu qui lui servit à préparer le thé que nous sirotions. Fnu-Fnu, notre guide, partageait entièrement son avis. Daba avait eu, une fois dans sa vie, l’occasion de se rendre dans le Nord, à Alger précisément.
A son arrivée, il avait pris un bus conduit par un Kabyle, mangé dans un restaurant de Mmi-s ammis, séjourné dans un hemmam tenu par Xali-s et confié la maladie de sa femme à Yelli-s, une spécialiste qui lui fut recommandée par un touriste ayant pris connaissance du mal qui rongeait son épouse. Son voyage au Nord lui coûta deux chamelles et quelques chèvres. La sécurité sociale ne lui remboursera rien. Non immatriculé. Médicaments chers et introuvables. Le cancer ne laissa pas de répit à sa femme. Il la foudroya en quelques jours. Son bref séjour à Alger donna à Daba l’impression que le Nord dominateur était kabyle.
Pour Fnu-Fnu aussi c’est devenu une évidence : le Nord, donc le pouvoir, est tenu par ses cousins kabyles qui feront tout pour aider les Touaregs à se hisser à leur niveau. Fnu-Fnu n’a jamais mis les pieds au Nord. C’est ce dernier qui, de temps à autre, vient à lui. Scientifiques ou simplement amoureux du désert, les rares visiteurs savent où le trouver : une agence de location de 4X4 pour circuits touristiques nationaux ou même internationaux, Tam-Djanet-Ghadamès. Fnu-Fnu leur est déjà un peu familier, la télévision l’avait montré dans un reportage consacré au Hoggar. Il avait guidé Fadmata lors du tournage. Vers le Tahat, le refuge du père De Foucault puis vers sa maison au village. Elle lui montra des photos du Djurdjura enneigé et de la mer. Il aima. Il voulut remonter au Nord avec Fadmata. Elle promit de revenir le chercher. Patient, il l’est. Fadmata n’est peut-être qu’un mirage, mais il ne veut pas le chasser de son esprit.
Fnu-Fnu et Daba me parlèrent de l’Amenokal, de Mammeri, de Kadhafi et du marché de Tam où se retrouvaient régulièrement Maliens, Nigériens, Libyens et Touaregs algériens. Le découpage colonial avait disséminé les Touaregs sur plusieurs Etats autour du Hoggar. Le besoin de communier et de s’entraider les rapprochait. Tamachaqt était leur langue de communication. Ils troquaient de la marchandise, toutes sortes de marchandises, pas uniquement des produits artisanaux, en cuir ou en cuivre. Un marché berbère commun. Probablement les prémices d’un Berberistan avec Tam comme capitale. Ils évoluaient sur une même aire géographique, un territoire culturellement homogène, et s’envoyaient des lettres en tifinagh. Mais les Etats nationaux veillaient à garder chacun ses Berbères même si aucun d’eux ne reconnaissait officiellement leur existence.
A la fin des années 1980, le pétrole dégringole de 40 à 6 dollars le baril. Après les chocs pétroliers des années 1970 qui apportèrent un peu d’aisance au pays, ce dernier subissait un contre choc. L’horizon s’assombrissait. « Rrwah truh…Offrons-nous un caprice avant le déluge ». C’est souvent en période de crise qu’on fait des folies. Mon caprice fut un périple : Hoggar-Gourara-Mzab-Aurès avec escale à Hassi Messaoud, le sein nourricier. Une sorte de pèlerinage sur les lieux où vécurent Tin Hinan et Kahina, les reines berbères, et l’endroit où Ba Salem enivra Mouloud Mammeri d’ahellil. Je revins au Nord la tête pleine de souvenirs chaleureux auxquels je donnai forme dans une nouvelle, Tanina Uheggar, que je publiai au début des années 1990 dans le journal Tamurt. J’y racontai Dasin, mon mirage, mais aussi cette troublante rencontre avec cet adolescent targui autour duquel tournoyait un essaim de mouches pendant qu’il lavait son pantalon, probablement unique, dans une sorte de mare. Une image incongrue dans cet univers idyllique. Il avait de la morve partout sur son visage, ses yeux étaient encombrés de secrétions. Que de misère peut cacher un chèche. Enfants, nous étions dans son état dans les villages du Nord, au lendemain de l’indépendance : mal soignés, mal nourris mais heureux parce que ignorant tout ce qui nous manquait.
Qu’en est-il du sud aujourd’hui, plus de 25 ans après ?
Difficile d’échapper à la fascination du désert. Son immensité et sa pureté. Si vous avez été un jour victime d’un mirage, il ne vous quittera plus. Personnellement, je ne cherche même pas à me débarrasser du mien. A chaque occasion, je retourne lui courir après: à Taghit, à Oued Souf, à Djanet…Chaque fois que je vois des pieds nus s’avancer vers moi sur des dunes de sable, je cherche à reconnaitre Dasin. Mais, le bruit des forages et des balles assassines ont dû la faire fuir. On meurt beaucoup de violence dans le Mzab. Le sud s’est transformé en Far West. Des brutes et des truands y ont élu domicile. Mirages et rêves l’ont déserté. Le borgne et d’autres handicapés, physiques et mentaux y jouent au monopolly : je prends Tiguentourine et te laisse In Salah. Qui roule pour Marikan, qui roule pour Faffa, qui le fait pour Israël ? Le gouvernement est formel, il n’est pas compradore, il défend ses propres intérêts, à ne pas confondre avec ceux du peuple. Ce dernier était jusque-là facile à rouler dans la farine. Il suffisait de lui dire que "le gouvernement n’agit que pour le bien de son peuple". Langue de bois, langage FLN qui aime bien confondre la gestion du pays à celle d’une famille. "Quel père de famille voudrait du mal à ses enfants ?" répètent à l’envi les membres du gouvernement soudés comme une famille de prédateurs.
D’une manière tout à fait responsable, la population de In Salah, hommes, femmes, enfants, vieillards, chômeurs et étudiants, par milliers, manifeste son dégoût de voir le gouvernement, comme un vampire, chercher à snifer leur gaz, jusqu’à la dernière molécule coincée dans du schiste. "Vous avez suffisamment pillé et volé en si peu de temps, partez avec vos valises pleines et laissez-nous nous affronter durablement les générations futures avec le peu qui reste !". (A suivre)
Aomar Aït Aïder
Enseignant-chercheur et écrivain
Lire la suite : Tant pis pour le Sud algérien ? (II et fin)
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