Dans les rues d'Alger
«Comment puis-je perdre foi en la générosité de la vie alors que les rêves de ceux qui dorment sur des plumes ne sont pas plus beaux que les rêves de ceux qui dorment à même le sol?» Khalil Gibran (1883-1931), poète libanais.
Ne pas avoir un toit, écrit l'humaniste A. Jacquard, est un drame. A cette triste évidence s'ajoute le froid glacial d'Alger. Par-delà la valse des jours, les sans-abri algérois subissent l'incompréhensible blessure de la solitude et de l'indifférence. Y a-t-il vraiment de quoi remettre en cause cette affirmation dans le pays africain le plus riche en pétrole et en matières premières? Sans doute, un niet catégorique. Court, râblé, jeune encore malgré ses apparentes rides, Moh n'en décolère pas! Il fait partie de ces êtres sensibles auxquels on ne doit justement poser aucune question, surtout de ce genre-là. La quarantaine à peine entamée, il en a déjà passé la moitié dans la rue. Ses mains plates aux doigts longs s'accordent mal avec son visage rondelet. Parlant et gesticulant seul, il dénonce invariablement comme un fou les noms de corrompus dans les administrations, de responsables de la wilaya, des autorités et autres. Et de temps en temps, il s’arrête à ma hauteur pour reprendre haleine, le front couvert de sueur et la voix un peu haletante "may'habounach ya khoya!", me siffle-t-il les larmes aux yeux (on ne nous aime pas mon frère !).
L'année s'est achevée et lui squatte encore un petit carrée dans un couloir d'immeuble à Bab El-Oued. "le matin, je fais la manche, je cours généralement les cafés, là où il y a foule, le soir, la routine avec mon sac à la recherche du sommeil", concède-t-il avec un sourire forcé. Il est 21h, la ville est déjà déserte, triste, les cafés sont silencieux. Façades décrépites, murs amochés, ruelles étroites, sales et jonchées de poubelles, le quartier où Moh a posé son sac, en échangeant quelques mots avec moi n'a rien à voir avec la blancheur légendaire d'Alger. Il n'est pas le seul d'ailleurs à crécher dans cet endroit, Ramdane, Arezki, Farouk y sont aussi. "Je suis dans la rue depuis environ 10 ans! Ici, on est livrés à nous-mêmes, l'Etat nous ne donne rien et la population nous tourne le dos", se plaint Ramdane avant de poursuivre : "Je suis orphelin, mes parents sont morts, je n'ai plus de famille sur qui compter et je me suis retrouvé du jour au lendemain seul et sans soutien". Le hall aménagé en dortoir, les trois S.D.F disent être des sans destin fixe comme pour dédramatiser par l'humour leur propre sort. Une phrase à double sens qui explique leur douloureux dilemme. Avec un courage tranquille, les yeux chassieux, encore clos Farouk dévide, quant à lui, le rouleau de son histoire. "En Algérie, c'est dur d'être un enfant de parents divorcés ! J'ai arrêté ma scolarité à 16 ans faute de moyens et me suis adonné à la drogue et à la délinquance". Un peu trop timide, il tricoterait quand même des bribes de son récit. "Les poches vides et le mal-logement incitent à toutes les aventures. La rue n'a jamais été un choix pour personne". Et puis plus tranchant, il me remballe d'une question-surprise "Dis-moi comment peux-tu imaginer quelqu'un s'insérer dans une société où tout est anormal, choquant et déprimant ? Même les parkings publics en hiver nous sont défendus! Dernièrement au mois de décembre un ami à moi a même été expulsé avec sa famille par un huissier de justice de son logement sans tenir compte de la trêve hivernale pratiquée partout dans le monde! Comment «ya rehem babak» (Bon Dieu NDA) tu ne deviens pas un pire délinquant dans ce pays!"..."mais, il y a le Croissant-Rouge, Dyar El-Rahma (foyers sociaux) et des bénévoles sur Alger, pourquoi tu n'y vas pas ? Peut-être ils vont t'aider» tentai-je de le raisonner « Peut-être quoi? Rien ne va correctement dans cette ville, les services sociaux sont dépassés, parfois des amis à moi se font même tabasser dans les rares foyers où ils sont hébergés afin qu'ils n'y reviennent pas, aucun soutien psychologique, aucun contrôle sérieux, la réalité est dure pour les gens de la rue et chacun y trouve son compte".
Offrant une vue panoramique sur la mer et l'horizon, Bab El-Oued rythme ses nuits avec la souffrance de ces déchus de l'existence. "on n'a ni sanitaires ni douches publiques, même les femmes sont contraintes de faire leurs besoins dans la nature, aucune discrétion ni respect de l'intimité de l'autre", s'insurge Ramdane. "Mais y a-t-il des femmes S.D.F sur Alger?" L'interrompai-je naïvement. "Bien sûr qu'il y en a, à part si tu crois encore aux rêves des projets des millions de logements et aux mensonges que personne ne croit de l'E.N.T.V et consorts!", me tacle-t-il déçu. Injectés du sang par manque du sommeil, les yeux de ce dernier modulent une perceptible angoisse. "Survivre de rien, se protéger du froid et du danger des agressions nocturnes, voilà ce à quoi nous sommes confrontés à Alger où l'on a construit la troisième plus grande mosquée du monde! La nuit, il y a même des vendeurs de zetla, du chitt, de psychotropes et d'alcool qui circulent en toute liberté au su et au vu des policiers", m’explique-t-il, avant de me quitter, en me saluant d'une tape cordiale sur le dos, le regard tourné vers le square Port-Said. De bon matin, je m'y suis dirigé. Sur place, chaque coin a son S.D.F locataire près des cambistes de l'euro et des jeunes dealers, maîtres de lieux, monnayant des devises à ciel ouvert.
Les pupilles dilatées et le port respectueux, Fathma une sexagénaire coutumière de cette place, vide avec amertume ses divers griefs. "Avant, ce n’étaient que des S.D.F du coin qu’on croisait dans les environs, maintenant, il y a des Africains et surtout ces pauvres réfugiés syriens qui viennent s'y agglutiner en masse! Ne parlons pas des vols, des rackets, des magouilles et de la prostitution! Sincèrement, il ne reste rien du charme d'Alger de l'époque!"
Kamal Guerroua
*Les noms sont changés.
Commentaires (2) | Réagir ?
Il existe pourtant un ministre de la gestion de la misère mais il est occupé dans les tâches de gestion de son opulence, comme le font d'ailleurs tous ses collègues.
Ne ressent les brûlures de la braise que celui qui a les pieds dessus.
De la désolation sans consolation si ce n'est un changement radical de la situation qui prévaut. Dieu ne sacralisera pas une nation ou communauté dont le démuni n'obtient pas ses droits auprès du nanti.