"Je" ne suis pas Charlie !
Ils étaient assis l’un face à l’autre. La femme élégamment vêtue de blanc, et l’homme coincé dans un sombre costume.
- Autant vos premières pièces ont eu un succès fulgurant, dit la journaliste, autant les dernières ont été complètement délaissées par le public.
La journaliste n’avait pas pour habitude de prendre des gants. Elle y allait franchement.
- Votre pièce qui s’intitule "Le jour j’ai vu la nuit" a été un succès au départ, puis la critique a vite changé de fusil d’épaule.
- Ce qui m’importe ce sont les spectateurs. A Paris, un adulte sur cinq a vu ma pièce. Des millions de gens …
- On dit aussi à Paris, que vous avez été doublé dans plusieurs scènes !
- Qu’on me le prouve ! Je n’ai jamais compris pourquoi ces intellectuels français me haïssent.
- La caste africaine est un flop à Paris. A Alger, seulement quarante spectateurs au plus se sont déplacés pour la voir.
- A Alger aussi on veut ma peau… Tout le monde me jette la pierre !
Cet esprit de victimisation est le fusil mais aussi le piège, se dit la journaliste. Tout accusé se pose en victime une fois dénoncé.
- Vous êtes pourtant un fils du pays, dit-elle d’un air compatissant.
- Je suis un Aldjérien, oui !
- Un Algérien vous voulez dire, le reprit la journaliste.
- Non ! Un Aldjérien.
Et la différence entre les deux ? La journaliste se posait à elle-même cette question, inévitable, qui pourrait l’éclairer davantage sur la suite de l’entretien. Elle posa son regard sur sa fiche.
- Etes-vous Charlie ? dit-elle en levant un regard perçant et soutenu.
L’homme montrait un air tristement oriental. Il attendait cette question depuis le début de l’entretien, et ne comprenait pas pourquoi la journaliste la sursoyait.
- Je ne suis pas Charlie, dit-il d’un ton austère et volontairement autoritaire.
La journaliste qui ne laissait paraitre aucun signe d’étonnement, ni de surprise, eut auparavant et en coulisse une entrevue avec le comédien, et ce dernier avait laissé entendre qu’il n’était pas Charlie. Cependant, elle décida de l’entrainer dans le sujet.
- Qui êtes-vous ? lui demanda-t-elle.
L’homme dit sans réfléchir :
- Je suis …Alloula, je suis …Sebti, je suis …, qui déjà ? Djaout…
Dans la salle des femmes et des hommes, qui étaient restés dans le noir, suivaient l’interview en lisant sur le grand écran les traductions qui y défilaient de haut en bas. Ils fixaient tantôt l’écran pendant que le comédien répondait, et tantôt regardaient la scène suffisamment éclairée au moment où la journaliste posait ses questions.
La journaliste demanda alors au comédien : - qui sont-ils ? Et il eut un mal d’amnésique à répondre. Il eut déjà du mal à se remémorer les noms, bien qu’il ait pris soin avant le début de l’émission, d’inscrire discrètement quelque uns sur sa main, comme un cancre qui triche.
Alors la femme ne compte pas le soulager. Elle est journaliste, elle, son souvenir est encore vif et brulant. Elle comprenait ce que ressentaient ces hommes lorsqu’ils écrivaient pour la liberté.
-Djaout, dit-elle, aurait dit je suis Charlie…
- Non, non, vous vous trompez chère Madame, l’interrompit violemment le comédien.
Puis il la regarda droit dans les yeux ; et comme il comprit que les issues pour esquiver la vérité implacable étaient fermées face au regard de cette femme dont le pays avait encore le souvenir d’une grande tragédie, il dit :
- Pourquoi ?
- Il suffit de lire Les chercheurs d’os ou Les vigiles, et si on est un peu paresseux ou pressé, lire son dernier article : La famille qui avance et la famille qui recule. C’était aussi une forme de caricature. "… Ces hommes, écrivait-il, ont apporté de l’eau à un moulin dont la farine est empoisonnée." Il parlait, vous vous en doutez bien, de ceux qui voulaient lui couper la langue, et qui ont fini par lui ôter la vie. Il ne savait pas vivre avec une langue fourchue, comprenez langue de bois, et il avait bel et bien passé au-dessus du syndrome de l’égorgeur.
Le comédien sursauta sur sa chaise. On sentait alors autour de lui une odeur de poudre à canon, mais aucun bruit d’explosion.
- Peut-être, peut-être, répondit mollement le comédien. Mais alors pourquoi Liabès dira-t-il qu’il est Charlie ?
- Il a été tué par quatre hommes qui lui ont tiré des balles dans le dos, dit la journaliste. Ils avaient sans doute peur de se figer face à son regard, ou peut-être avaient-ils peur qu’il les reconnaisse et les dénonce si jamais il ne mourrait pas. Mais il est mort.
- Bon, bon, dites-moi juste pourquoi serait-il Charlie ?
La journaliste lui montra alors un article écrit par ce sociologue.
- Lisez ! lui dit-elle.
- On ne peut construire un Etat selon les méthodes du moyen âge, et jusqu’à présent, nous n’avons pas eu d’Etat … lisait-il avec un fort accent.
- Vous voyez que c’est aussi une forme de caricature, dit la journaliste en reprenant l’article.
Le comédien ne semblait pas convaincu.
La journaliste lui parla ensuite de Boukhobza, en citant un article dans lequel il se posait la question de savoir pourquoi avoir accepté que la religion soit privatisée au profil d’un parti. Elle évoqua juste après Sebti qui écrivait à son cher soi-même, en ces termes : "Je t’écris parce que depuis Abel et Caïn, il n’y a plus de frères. Il n’y a plus d’espoirs, il n’y a ni plus d’élans", et elle lui parla longuement de Alloula. Cet homme est un génie lui dit-elle. Savez-vous qu’il a fini par délaisser les adaptations d’Eschyle, de Goldoni, de Brecht, pour aller puiser dans les contes populaires ? Vous avez sans doute entendu parler de Lagoual, Hammam Rabi, … Alloula disait cette chose bien plus tragique, mais qui n’a rien à voir avec le désespoir : "Qu’on n’aille pas croire que nous avons choisi le rire à un moment où la société est en pleur !", et il se demandait souvent si l’art avait encore un rôle à jouer quand l’individu est la proie du fanatisme.
La journaliste se tut, et on entendait un silence de mort.
C’est à ce moment qu’un homme sorti du noir de la salle s’écria :
- C’est ça, oui c’est ça …
Les caméras se détournèrent du comédien pour se braquer sur cet homme, comme les projecteurs l’emplirent de lumière, si forte qu’il ne la supporta qu’en mettant sa main en visière. Il s’adressa directement au comédien.
- Vous n’êtes pas Charlie aujourd’hui, vous le serez sans doute demain !
L’homme se leva tout à fait. Mais il resta à côté de son siège. Puis il s’adressa à la femme.
- Cet homme dit qu’il n’est pas Charlie, il n’a pas été non plus Djaout il y a vingt-deux ans précisément, il n’a pas reconnu "Octobre noir" en 1988 ; il n’a pas été pour les droits de l’homme dans les années 1980, … et j’en passe. Mais ensuite, il a été tout et rien ; c’est ce qu’il dit en tout cas, mais une fois l’histoire est faite et refaite. Cet homme est toujours en décalage.
La journaliste approcha le micro de l’homme et les caméras y viennent se caller.
- Et vous alors, qui êtes-vous ? demanda la journaliste.
- Je suis celui à qui on ne donne que rarement la parole, quand ceux qui la prennent souvent sont hors de l’histoire, hors du temps, hors des événements, à côté de la réalité. Certes nous sommes un peuple complexe, mais ceux-là, dit-il en désignant le comédien, ceux-là ne sont que notre partie imaginaire. Ils font toutefois partie de nous. Vous voyez, nous sommes "des nombres complexes". Et souvent les gens croient que nous sommes tous des imaginaires purs.
- Que voulez-vous dire à notre invité.
Le comédien s’apprêtait à prendre la clé des champs ; il détachait son micro.
- Ne partez pas ! Écoutez ce que j’ai à vous dire.
La journaliste demanda au comédien de patienter quelques minutes, puis tendit tout le micro à l’homme.
- Personne ne vous empêche de parler. Mieux que ça ! On vous défend quand il le faut, même lorsque vous êtes contre tous, mais de grâce, ne parlez ni au nom de Djaout, ni au nom de Boucebci, ni au nom de Liabes, ni au nom de Boukhobza, ni au nom de Alloula, … et l’homme cita ainsi une liste exhaustive de noms, puis il se tait, regarda autour de lui.
- S’il y’en a d’autres, dit-il en s’adressant à la foule, qui veulent rajouter leur nom à cette liste, qu’ils le fasse, en tout cas, dit-il en regardant une dernière fois le comédien, ne parlez jamais en mon nom, je vous l’interdit… Car moi je suis tout à fait Charlie.
Statistiquement parlant, écrivait le lendemain un journaliste américain, on se demande si tous les "Aldjérien" n’étaient pas Charlie, et tous les Algériens étaient par conséquent Charlie. Mais la réponse reste encore posée. Qui sont ces "Aldjériens" ? Et qui sont les Algériens ?
La réponse d’un journal algérien ne tarda pas à venir : De l’étrangère à l’étranger, titrait le quotidien qui écrivait ceci : "Je suis une, et indivisible. Mais c’est seulement la tragédie du silence qui fait le désespoir des survivants …"
A. Hédir
N.B. Cette scène aurait pu être ou ne pas être, partout ou nulle part : telle est la question !
Commentaires (7) | Réagir ?
Je fus Charlie puis j’ai arrêté de l’être : je le fus depuis l’attentat jusqu’à l’apparition de leur numéro avec une nouvelle caricature (dont ils avaient le droit de faire, mais pas ce jour là) et que je caricaturerai en quelqu’un qui jette de l’huile sur le feu et qui dit : "ce feu est vraiment dur à éteindre". Ce jour là, Charlie Hebdo a tué dans l’œuf l’élan de solidarité (qu’il aurait pu mériter à jamais) en utilisant la haine comme arme. A mon sens (ouvert et large comme l'océan), c’est une forme de lâcheté.
W. S.
A force de se renfermer dans le rôle du "bougnoule"... on finit par le devenir...