Colloque sur l’impunité - Benchicou : « Ce que peut le journaliste.. »
Intervention, hier, à la Maison de la culture de Tizi Ouzou, dans le cadre d’un colloque initié par le mouvement citoyen sur “La justice et l’impunité en Algérie”
"Quel journalisme contre l’impunité ? A ma sortie de prison, j’avais surpris cette photo embarrassante du directeur d’un journal indépendant recevant Rabah Kébir. Je me suis demandé ce que peut dire un journaliste au commanditaire des assassinats de ses collègues, et comment ce chef-tueur a atterri dans une rédaction qui portait encore les marques de ses forfaits. Mais le chef-tueur a dû en ressortir blanchi. Je dois, à l’évidence, reconnaître qu’il y a une science qui reste pour nous méconnue : savoir blanchir les crimes. Elle a fait la gloire de générations de tyrans.
Les propagandistes intégristes avaient déjà réussi à convaincre certaines âmes démocrates de leur repentance et de la “dissolution de l'islamisme dans les affaires”. Voilà qu'ils osent une audace supplémentaire : prendre le thé sous le portrait de leurs victimes. Une façon de s'exercer au cynisme du pouvoir et de s'inspirer de celui qui reste familier à nos dirigeants. N'est-ce pas, après tout, Ahmed Ouyahia qui a inauguré cette mode sordide qui consiste à s'émouvoir de ses propres crimes, par les funestes larmes de saurien qu'il versa, ce jour malheureux, sur la tombe de Guermah Massinissa ?
En cet automne 2006, nous autres journalistes, avions apporté notre louchée de déshonneur dans la grande tambouille de forfaiture nationale.
Nous avions apporté notre part d’infidélité dans la grande forfaiture contre la mémoire.
Puis on a récidivé dans l’affaire Khalifa, avec ces éditoriaux volant au secours de M. Bouteflika après les accusations portées contre lui par Moumen Khalifa ! Et ces abondantes larmes de crocodile déshonorantes que versaient des confrères sur les mésaventures judiciaires de cheb Mami, autre grand bénéficiaire du pactole Khalifa et qui n’a jamais rien remboursé ? Aurait-on fait étalage de tant d’aptitudes lacrymales si le chanteur n’était pas lié au président Bouteflika ? Non. La preuve est dans les archives : combien d’articles ont été écrits sur les déboires judiciaires de l’autre chanteur raï, cheb Azzedine, emprisonné pour avoir brocardé les juges de la mafia ? Mais cet artiste-là avait le désavantage de n’être qu’un fils du peuple et, hélas pour lui, de n’être rien d’autre que cela.
Les cadres de Khalifa Bank seront tous décapités, un mois plus tard, par la juge Brahimi.
Ces pères de famille condamnés à de lourdes peines de prison à la place des notables dont nous avons tu les noms, ces hommes je les ai côtoyés. Leurs enfants ressemblent aux nôtres, et les larmes de leurs mères sont aussi amères que celles de nos mères.
Et nous aurons été nombreux à les avoir trahis.
Entre eux et les juges de la mafia, nous avions choisi les juges de la mafia. Nous avons déjeuné avec les juges de la mafia. Nous avons blanchi les juges de la mafia. Parlementé avec eux, ri avec eux, réfléchi avec eux.
Nous avions fait une triste allégeance aux juges de la mafia.
Cela s’est passé à mon dernier printemps à El-Harrach. Nourris par l’illusion d’une relation pacifiée avec la justice du pouvoir, mes collègues et certains de leurs avocats organisèrent un symposium surréaliste intitulé « Presse-justice : confrontation ou dialogue ? » On y fit preuve de toutes sortes d’incongruités et de duplicités. On commença par y parler de justice indépendante avec le juge Djamel Aïdouni, c’est-à-dire avec l’homme de main de la mafia, celui qui s’était prêté aux plus grosses machinations judiciaires au profit du régime, et qui, entre autres exploits, avait manigancé le dossier qui devait me jeter en prison pour deux ans. On termina par proposer l'union du renard et du poulailler : une justice aux ordres et une presse libre invitées à travailler la main dans la main !
C’est ce jour-là que les juges de la mafia furent rassurés sur les parrains. Ils ne risquaient rien, au procès Khalifa, de la part de nos plumes émasculées.
Alors, quel journalisme contre l’impunité ? Celui pour lequel nous avons distingué dans cette même salle, Bachir Rezzoug, il y a quatre jours. Un journalisme de conviction, un journalisme qui lui-même ne soit pas asservi à l’argent, un journalisme d'enquête
Cela se verra dans réconcil nationale qui assure impunité aux assassins, un journalisme qui aura fait un choix entre informer le peuple et plaire au pouvoir
Parce que l’impunité est un phénomène complexe,
Parce que la question de la lutte contre l'impunité renvoie au fonctionnement du système politique et du pouvoir, parce qu’elle expose à des puissances politiques et d’argent : il faut un journalisme indépendant
Quels sont les risques ?
En s’attaquant à l’impunité, le journaliste risque : la mort, la prison, la faillite, la liquidation…
Il est lui-même victime de l’impunité :
Au cours des 15 dernières années, selon le Comité pour la protection des journalistes, environ 85% de tous les meurtriers de journalistes n’ont fait l’objet ni d’enquêtes ni de poursuites pour leurs crimes. « Même quand les meurtres ont fait l’objet d’enquêtes plus poussées et quand quelques condamnations ont été obtenues, les commanditaires n’ont été poursuivis par la justice que dans 7% des cas ».
L’Index de l’impunité révèle une hausse de meurtres impunis de journalistes dans deux pays africains
Le Comité pour la Protection des Journalistes (CPJ) signale qu’au cours des 15 dernières années, 500 journalistes au moins ont été tués en raison de leur travail. Le CPJ rapporte également que dans moins de 15 pour cent de ces cas, les auteurs du crime ont été traduits en justice. La Sierra Leone et la Somalie détiennent le second et le troisième record dans ce domaine derrière l’Iraq, où respectivement 9 et 5 cas n’ont pas été élucidés.
Cas du Matin
Tous les problèmes du Matin viennent de ce qu’il a traité de l’impunité : affaire Saâdaoui, tortures de Tkout, Printemps noir, affaire Sonatrach, La Baigneuse, Shorafa-Orascom…
Mais je ne regrette rien, et depuis ma sortie de prison, je persiste à lutter contre l’impunité : je fais comprendre à mes bourreaux qu’il y a un temps pour l’arbitraire et un temps pour l’après-arbitraire, où ils doivent faire face à leur victime. Je ne me tairai pas.
Nous ne sommes pas plus indepts que d’autres, mais cela éclaire sur
Quel role pour la presse dans la lutte contre impunite ?
Ne nous faisons pas d’illusions : la presse ne peut à elle seule régler le problème de l’impunité.
Mais elle peut trois choses en informant l’opinion publique :
1. Dévoiler les mécanismes de l’impunité
a) L'impunité de fait, et tout d'abord celle qui résulte de l'absence d'une mise en oeuvre systématique et cohérente d'une politique en matière de poursuites criminelles.
b) Cette impunité de fait est constituée par des obstacles administratifs ou autres tels le mauvais fonctionnement de la chaîne pénale (Exemple de BOURICHA –KHALIFA)
c) la perte ou l'oubli des dossiers,
d) la difficulté à réaliser des arrestations,
2. Amener opinion publique à jouer son rôle et celle des organisations de la société civile à stimuler les actions de l'État et des ONG en vue de lutter contre l’impunité
L’impunité se nourrit du silence
3. Impulser débat nouveau et salutaire
Exemple : Tkout
En conclusion, si elle n’empêche pas l’impunité , la presse contribue à empêcher qu’elle se développe et forme la conscience citoyenne contre l’impunité.
Je vous remercie
Commentaires (12) | Réagir ?
@radjef_said! bon raisonnement. Sauf moi, je pencherai plus pour une filtration de la presse q'une liquidation.
En France au niveau des systemes de l'information, il y a des organisations qui se spécialisent dans l'évaluation des outils créer pour gérer l'information sur le net. Pourquoi, des journalistes responsables n'essayent pas de faire une sorte de filtrage ou une catégorisation de la presse. Ce qui permet au peuple de boycotter ceux qui induisent que du bruit pour l'information (the noise). Cordialement
Merci Tinhinane. J'ai beaucoup aimé votre commentaire. J'ajouterai en guise de complement à votre analyse, si vous le permettez bien, cette remarque: On ne peut en aucun cas parvenir à l'édification d'un Etat de droit avec tout ce qu'il suppose comme valeurs humaines et universelles, du moment ou l'instrument, c'est à dire la presse dans toutes ses composantes, qui à pour mission d'accomplir cette tâche se trouve profondement corrompu et pathologiquement pervers, dans la mesure ou celui se fait le prolongement du pouvoir en se chargeant d'infliger à l'imagination, à l'art, à la culture, au savoir et au dialogue les dégâts les plus dévastateurs. A mon avis aucun combat contre la corruption, l'imposture et l'impunité n'est possible sans la liquidation de la presse actuelle.