Mokdad Sifi : "Des solutions urgentes pour l’Algérie"
Mokdad Sifi, ancien chef de gouvernement, est sorti de son silence. Il a publié une contribution dans Le Soir d'Algérie sur la situation économique du pays. La même qu'il y a une décennie. Nous la reproduisons in extenso pour nos lecteurs.
Le 14 janvier 2004, il y a donc plus de dix ans, j’avais publié, dans des quotidiens nationaux, une contribution qui reste, à mon avis, d’actualité. J’ai donc estimé utile de publier de nouveau cette même contribution.
Dans un monde secoué par les effets politiques, diplomatiques et sécuritaires du 11 septembre 2001 et bouleversé par les effets économiques, sociaux et culturels de la mondialisation, l’Algérie reste ballottée par sa crise interne interminable et surtout par l’absence flagrante d’une vision globale des enjeux du siècle et l’hésitation paralysante à décider clairement d’un projet national à long terme. Alors que les défis s’amoncellent à sa porte, l’Algérie, comme sourde aux mutations géopolitiques, socioéconomiques et écoculturelles de son environnement, reste agrippée à ses querelles domestiques stériles et perd chaque jour un peu plus des moyens de peser sur son destin, laissant aux forces extérieures toute latitude de façonner l’avenir de notre pays… à nos dépens.
Dans la majorité des pays, l’intérêt national prime sur la politique intérieure et les crises politiques internes ne peuvent, en aucun cas, interférer avec ou remettre en cause les objectifs stratégiques de ces pays. Chez nous, non seulement les luttes politiques internes accaparent toute l’énergie du pays mais aucune décision, aucun débat, aucune action des gouvernants ou de la classe politique ne laissent entrevoir un semblant de stratégie nationale ou même des grands axes d’un plan ou d’un programme à long terme visant à promouvoir, défendre ou préserver l’intérêt national. L’Etat autour duquel, depuis 1962, s’est construite, tant bien que mal, la Nation, est devenu un Etat impuissant, incapable d’impulser et de soutenir un projet cohérent de société qui puisse permettre à notre pays et à nos citoyens de survivre et de prospérer dans un monde de plus en plus déshumanisé par un ordre mondial unipolaire basé sur la force technico-militaire, la puissance économique et le racisme culturel.
Pis encore, l’image que nous renvoyons au monde d’un pays englué dans ses contradictions et affaibli par ses dissensions, est un acte dangereux pour notre intérêt national, pour ne pas dire notre sécurité nationale face à cette nouvelle prédation économique engendrée par le traité de l’OMC et ses différents accords et les nouvelles doctrines de défense relatives aux guerres préventives ou préemptives sans parler des différentes autres initiatives internationales dans les domaines de la lutte contre le terrorisme, la drogue ou la corruption ainsi que du «nouveau» droit international sur l’ingérence humanitaire, la protection des droits de l’homme ou même la protection de l’environnement.
En d’autres termes, cela veut dire que si nous ne nous occupons pas de nous-mêmes et que si nos problèmes persistent, les puissances qui nous entourent pourront considérer que ces problèmes pourront rejaillir sur leur sécurité générale — (émigration, approvisionnement énergétique, terrorisme…) — et décider d’y remédier par eux-mêmes par les moyens que leur octroie désormais le nouvel ordre ou désordre mondial et ses Lois transnationales. C’est dire l’urgence pour notre pays d’adopter une Stratégie nationale qui indique à notre population et au monde où nous voulons aller et les moyens que nous mobilisons pour y aller, indépendamment des soubresauts de notre paysage politique et social.
L’Algérie doit envoyer à tous et en urgence un message d’unité, de stabilité et de sécurité. Il y va du destin de notre nation.
Il est vrai que le débat sur un projet de société pour l’Algérie n’a jamais abouti malgré les revendications des uns et des autres et que beaucoup d’intellectuels et de personnalités politiques nationales peuvent arguer des conditions objectives de l’élaboration d’une stratégie nationale et du préalable démocratique. D’autres peuvent rappeler les textes fondateurs de la Révolution et par conséquent de la République algérienne et s’y référer pour dénier à quiconque le droit de choisir autre chose que ce que nous dictent nos «valeurs nationales».
Cependant, tous savent que le débat a été tranché au niveau mondial et sur une base qui n’a rien à voir avec la philosophie du droit. Le débat a été tranché économiquement et militairement et aucun pays «sous- développé» n’a les moyens de s’y opposer.
L’Algérie, comme les autres pays, doit plier si elle ne veut pas rompre et ne pourra avoir d’autonomie politique ou militaire ou même culturelle que relativement et uniquement à l’aune de son développement économique.
A moins d’opter pour une résistance longue, coûteuse et vaine à laquelle notre peuple abîmé par dix ans de terrorisme et de misère économique ne pourra pas adhérer, le seul choix qui reste pour notre pays est d’unir ses forces pour édifier un Etat fort et une économie prospère aux normes internationales, seule alternative qui permette d’offrir un avenir à nos enfants. Pour ce faire, les Algériens doivent s’unir, mettre de côté leurs divergences politiques le temps de s’atteler à un projet de développement économique national. L’Afrique du Sud de Botha, le Chili de Pinochet, l’Espagne de Franco et même l’Iran de Khomeiny ont su construire sur leurs tragédies respectives des pays politiquement stables et économiquement solides. Ils peuvent aujourd’hui reprendre leurs débats intérieurs sous la protection d’un intérêt national qui transcende leurs problèmes domestiques.
L’Algérie, aujourd’hui aveuglée par ses tragédies humaines et desservie par l’impuissance politique de son Etat, ne voit pas les dangers qui la menacent.
Dangers extérieurs et intérieurs combinés
La situation économique de notre pays, malgré le cadre macroéconomique trompeur mis en avant par les autorités, est très préoccupante lorsqu’on apprend que l’activité de la majorité de la population du «pays réel» n’apporte qu’un appoint négligeable au regard du secteur des hydrocarbures. 2% de la population active assure ainsi les 3/5 des recettes de l’Etat, l’essentiel du PIB et la quasi-totalité des exportations».(1)
L’Etat s’est désengagé des investissements mais n’a été remplacé ni par le privé algérien ni par les investissements directs étrangers (IDE) et on serait surpris d’apprendre par exemple que «l’ensemble des pays maghrébins ne reçoivent que 0,3% des IDE français dans le monde alors que les investissements algériens en France avoisinent les 20 milliards de dollars».(1) La faiblesse structurelle de l’économie couplée à l’aggravation du chômage et à l’absence flagrante d’investissements de production ne laisse aucune alternative aux différents gouvernements qui se succèdent pour répondre à la fronde sociale permanente et à l’effritement irréversible de la confiance des citoyens dans l’Etat et ses représentants.
Cette situation économique désastreuse ajoutée à plus d’une décennie de terrorisme ont apporté à notre pays la pire tragédie de son histoire et les Algériens et les Algériennes se retrouvent au début de ce troisième millénaire dans un état de désespérance sociale et morale qu’ils ne parviennent pas à expliquer et qu’on ne peut justifier par aucun discours.
Les questions qui taraudent les esprits de nos concitoyens et concitoyennes sont nombreuses, simples et pathétiques. Pourquoi ? Qu’avons-nous fait ou pas fait pour mériter autant de misère ? Pourquoi, malgré nos ressources naturelles, la jeunesse de notre population, la compétence de nos cadres, si appréciée ailleurs, malgré nos «valeurs révolutionnaires et historiques», malgré tous les sacrifices et investissements humains et matériels que notre courageux peuple a consenti, pourquoi en sommes-nous arrivés à devenir le seul pays méditerranéen où des enfants sont égorgés, des prisonniers brûlés, les libertés bâillonnées, la télévision unique, les langues nationales inutilisées et inutilisables, les élections trafiquées et les institutions non représentatives ?
Ces questions et des milliers d’autres taraudent les esprits de nos jeunes faisant la queue devant les ambassades étrangères. Elles habitent les pensées de nos cadres brisés par la prison et l’oisiveté des bureaux miteux. Elles hantent les pères de familles au chômage, ceux qui n’ont pas de logement. Elles occupent les méditations de nos jeunes filles sans perspectives professionnelles ou familiales. Elles reviennent sans cesse frapper aux portes des certitudes politiques des hommes et des femmes qui ont pris en charge ce pays et qui doivent trouver les vraies solutions en urgence pour secourir leur peuple.
Au moment où des hommes «politiques» tentent vainement et sans pudeur de distribuer un discours électoraliste désuet et dépassé, il est nécessaire de rappeler à nos décideurs et à leurs courtiers, aux personnalités de ce pays et en premier lieu aux candidats aux postes du pouvoir que les vraies questions attendent de vrais réponses et qu’il n’y aura de salut que dans le vrai changement et les véritables actions pour construire un avenir national à la mesure de la grandeur de notre Nation malgré le sang injustement versé et la misère injustement endurée.
Les vraies réponses ne résident pas dans le maintien, coûte que coûte, d’un système totalitaire en décomposition cadavérique depuis octobre 88, un maintien auquel plus personne ne croit y compris ses promoteurs en mal d’imagination et qui savent qu’ils ont atteint leur degré d’incompétence depuis longtemps ! Elles ne résident pas non plus dans un aventurisme démocratique qui livrerait notre nation exsangue aux mains de l’intégrisme assassin, n’en déplaise aux théoriciens des libertés publiques !
Les vraies réponses ne résident pas dans les constructions institutionnelles théoriques et les stratégies virtuelles.
Elles ne résident pas dans les débats, dans les salons et par journaux interposés, entre acteurs et leaders politiques autoproclamés sur le projet de société algérienne. Elles ne consistent pas à réconcilier les chefs terroristes et le pouvoir contesté sur le dos des dizaines de milliers de morts et des milliers de disparus alors que les «repentis» affichent toujours leurs allégeances intégristes et que les familles des victimes du terrorisme n’ont jamais encore fini leur deuil. Elles ne consistent pas non plus à instrumentaliser la peur de l’intégrisme pour promouvoir le remplacement «des ânes par les ânons» ! Les vraies réponses ne consistent surtout pas à abattre violemment le système et les institutions en place en rêvant de construire ex nihilo un Etat démocratique. Ce serait la faute ultime qui jetterait dans l’anarchie et pour longtemps la nation et le peuple algériens.
En vérité, les institutions en place ont le devoir sacré, plus que jamais, de ne pas démissionner de leurs obligations de maintenir en vie notre Etat, aussi délabré soit-il, et de garantir la cohésion nationale et l’intégrité territoriale de la patrie ! Il s’agit, en définitive, de rendre l’Algérie aux Algériens, mais une Algérie en une seule pièce, débarrassée du terrorisme et dotée d’une véritable stratégie de développement. Comment trouver les vraies réponses à nos questions et comment mettre en œuvre les moyens de nous sortir du piège dans lequel nous ont précipités l’incompétence et la corruption des uns et la cupidité et l’ignorance des autres ?
Avant toute chose, nous devons être conscients que la solution à nos problèmes ne peut émaner que d’Algérie. Elle se trouve ici et maintenant entre nous tous et par nous tous et personne ne pourra se substituer aux Algériens pour résoudre nos problèmes. Bien au contraire, nous risquons de devenir un problème pour les autres et la seule «aide» qui pourrait à la longue nous venir de l’extérieur ne peut être qu’une agression contre le danger que nous finirons par constituer pour l’étranger.
Nous sommes tous sur le même bateau : gouvernants et gouvernés, oppresseurs et opprimés, et ce bateau dérive sur l’océan de la mondialisation économique et de l’exclusion nationale pour ne pas dire ethnique. Nos émigrés resteront toujours des émigrés de seconde classe tant que leur pays d’origine restera de seconde classe. Ceux qui sont partis ou ont fui en Europe ou en Amérique et qui y vivent grâce à leur argent bien ou mal acquis ou grâce à leur ingéniosité, métier ou matière grise resteront des Algériens qu’ils le veuillent ou non et leurs parents ici ou leurs enfants là-bas leur demanderont des comptes sur la mère patrie.
Aussi loin qu’il aille, aussi riche qu’il soit, aussi puissant qu’il se croit, aucun Algérien ne pourra fuir la tragédie nationale et aucun ne pourra arriver à l’insouciance vis-à-vis de l’avenir de cette nation, vis-à-vis de l’avenir de ses enfants et même les morts devront rendre compte à titre posthume à leur pays ! Une fois que nous aurons digéré ce postulat, il faudrait réunir toutes les forces politiques et sociales de ce pays pour adopter solennellement une charte de la résurgence nationale basée sur les valeurs ancestrales du peuple algérien. Parmi ces valeurs, celles, primordiales de la justice, de la dignité et de l’honneur.
La justice, d’abord, celle, immémoriale de nos aïeux et de notre religion qui rejoint celle, moderne, de la raison démocratique pour exiger le jugement et le châtiment des assassins du peuple car il ne pourra jamais y avoir de réconciliation sans justice et vérité. Aucune paix ne pourra être ramenée au peuple sans la paix des consciences et tant que les enfants égorgés et les femmes violées n’auront pas eu justice rendue, d’abord celle des hommes ici sur terre, l’Algérie ne pourra être apaisée ni les lois appliquées ! Quand la justice est rendue, il faudra redonner au citoyen sa dignité perdue. Cette dignité qui autorise enfin l’être à devenir humain car l’ennemi de l’humanité est la misère : la misère économique qui provoque le chômage, la faim et la maladie puis la misère sociale qui délabre la personnalité et débouche sur le suicide, la prostitution et le banditisme et ensuite la misère morale qui sape toutes les valeurs et jette notre jeunesse dans l’antre de la violence, des sectes et du terrorisme.
Redonner à l’Algérien sa dignité, c’est lui permettre l’accès à l’emploi, au logement, à la santé, à l’éducation et aux commodités de base d’une vie d’être humain. Seul l’Etat peut pallier à grande échelle les besoins vitaux des citoyens. Lorsque la justice et la dignité sont au rendez-vous d’un peuple, alors ce peuple retrouve son honneur pour relever les autres défis. L’honneur d’appartenir à une patrie, l’honneur d’avoir son hymne national, l’honneur d’avoir un drapeau, une armée, un Etat, un Président.
Cet honneur retrouvé des citoyens est le catalyseur de la mobilisation populaire pour faire enfin de l’Algérie un pays prospère et fort qui assumera et intégrera dans son histoire millénaire cette tragédie sanglante et faire du souvenir terrible de cette tragédie le soubassement indestructible d’une République algérienne démocratique et populaire comme l’ont rêvée un certain 1er novembre nos glorieux chouhada. Pour revenir à ces valeurs ancestrales de justice, de dignité et d’honneur, il faudrait à nos dirigeants actuels beaucoup de courage.
Qu’ils s’inspirent de ces jeunes qui sauvaient, au risque de leurs vies, dans des images restées épiques, les noyés de Bab El-Oued. Avoir le courage de sauver, au risque de sa vie, son pays qui se noie ! Le courage, en Algérie, finalement, c’est ce qui reste quand on a tout perdu !
Mokdad Sifi
(1) N. Abdi, revue Le Débat stratégique, novembre 2003.
Commentaires (5) | Réagir ?
Au secours, Les dinosaures sont de retour.
C'est une contribution d'il y a 10 ans ! Depuis le début du 2ème mandat. Depuis la justice de nuit qui a fait partir Benflis en catimini ! Et depuis presque 10 ans, Bouteflika est toujours malade et a rendu le pays malade, d'un mal profond que vous, lui et la majorité des Algériens considèrent que cela relève de la volonté des hommes. Beaucoup de gens peuvent prétendre présenter un programme d'urgence à moyen ou long terme mais c'est pratiquement impossible car l'avion a déjà décollé.