Où va la société algérienne ?

Entre tradition et système policier, la jeunesse se cherche une voie.
Entre tradition et système policier, la jeunesse se cherche une voie.

Je n’aurais jamais eu l’intention de commettre ce modeste article si ce n’était la publication d’un internaute anonyme sur les réseaux sociaux qui m’y aurait poussée. J’en ai mis de la gomme à réagir, sans relâche ni coup de mou, puisque l’humain est un de ces précieux fondamentaux à défendre, farouchement. De plus, la chronique n’est guère, à mon avis, un exercice de routine où l’on se complaît au remplissage forcé des rubriques de journaux mais l’ultime interpellation de nos consciences à l’évocation de la réalité de notre société avec ses revers sombres, ses lignes de crêtes sinueuses, et ses facettes luisantes.

Bien évidemment, ce dont je vais parler ici n’en est qu’une infime démonstration, triste à bien des égards, qui croise le chemin de d'autres problèmes sociétaux. Il s’agit en fait d’un écrit bidon, d’une rare laideur et au style médiocre qui relaie une rumeur locale ayant circulé depuis quelques mois dans l’une de ces belles régions de l’Algérie où des énergumènes se proclamant d’une association du quartier préconisent ou plutôt demandent d’expulser manu militari des subsahariens parce que suspects, à leurs yeux, d’être porteurs du fameux virus Ebola. Quel sens de patriotisme et par quelles niaises pirouettes ont-ils osé le démontrer! «Ces pauvres hères mettent en péril notre vie et celle de nos enfants, il faut vite les signaler aux autorités pour qu’elles les renvoient dans leurs pays, sinon ce serait l’heure du passage à l’acte» lit-on en arabe sur ce chiffon mal inspiré et d’un autre âge mais ayant récolté tout de même et, à mon grand étonnement, des centaines de «likes», des messages de soutien et de remerciements à son auteur virtuel. Devant une telle déferlante de haine, de mépris et d’incompréhension de cet «Autre», qu’il soit étranger, clandestin, réfugié ou homme de couleur, il y a non seulement de quoi manifester de la colère, de l’indignation et de la consternation mais aussi de quoi se poser autant de questions légitimes : Pourquoi mes compatriotes qui étaient de par le passé si solidaires des autres, si généreux et si hospitaliers à leur égard tendent-ils de nos jours à devenir quasi xénophobes, voire racistes s’en fichant éperdument du principe de la solidarité humaine et surtout du devoir d’assistance à des individus et à des populations en danger? Pourquoi sommes-nous envahis par cette culture d’anonymat qui jure avec nos traditions paysannes ancestrales? Y-a-t-il une raison évidente qui nous empêche à nous débarrasser de cette camisole de suspicion généralisée et de la crispation qui nous étranglent à vue d’œil chaque jour davantage? Pourquoi se plaint-on de la sauvagerie ou de l’arrogance des autres dès lors qu’ils nous traitent en mal et se tait-on à dessein ou par hypocrisie dans le cas inverse? Sommes-nous atteints d’une partialité stérilisante de toute affectivité ou émotion? Et puis, ces africains-là ne font-ils pas partie intégrante de notre continent, de notre patrimoine et de notre culture plurielle, à nous les algériens? Ne méritent-ils pas un peu plus de respect et de considération de notre part? Est-ce un péché s’ils cherchent un ailleurs meilleur parmi nous, loin de ces régions en butte à la pauvreté endémique, aux sécheresses saisonnières, aux pandémies et aux conflits meurtriers ?

A vrai dire, notre société devrait regarder ces autres-là d’un angle de vision différent de celui du danger et de la menace, à savoir la diversité et la richesse. En ce sens, elle est obligée de respirer l'oxygène de la tolérance. Celle-ci est plus qu’une vertu cardinale, elle est l’essence même des êtres et des pays civilisés. N’est-ce pas d’ailleurs le plus simple des devoirs qu’il nous incombe de semer dans les âmes et d’y fructifier? Maintenant, il est tas de gens qui allaient me répondre que les erreurs du discernement social existaient partout, que cela est indépendant de leur propre volonté et que c’est aux autorités de mener un travail de «conscientisation» de base à même d’éviter ce genre de stéréotypes et de clichés aussi bien réducteurs que destructeurs de «la lucidité collective». En partie, on pourrait bien en convenir : les programmes scolaires sont en mesure d’y grandement contribuer mais là où la musique de cette argumentation bute sur une fausse note, c'est que les variables de la problématique se situent au-delà du secteur éducatif, c’est-à-dire, dans la famille, le quartier et le village : le cocon originel du sens civique. En clair, il est surtout question d’élever les générations naissantes sur l’acceptation de l’altérité, d’inculquer aux enfants l’amour de la différence et du métissage, d’adapter nos humeurs individuelles et notre humour national à l’appréciation des autres. Bref, tempérer un tant soit peu notre amour-propre et accepter avec relativisme et courtoisie la critique aussi subjective fût-elle, même si elle est amère à avaler ou simplement déplacée, et de surcroît venant de l’autre. Je me suis souvent dit en privé et l’ai répété parfois à mes amis que l’Algérie serait, faute d’études de «prospective» comme celles qui se pratiquent sous d’autres cieux, moins prédisposée par exemple à la perspective de la montée en puissance des mariages mixtes et à l’apparition de la société multiculturelle d’ici au moins 25 ans, le temps minimal de la mue intergénérationnelle. Pour cause, le fonds commun du terroir est, encore faudrait-il l'avouer en ce papier, conservateur et aucun effort n'est consenti afin d'y remédier. Regardons de près le recul inquiétant de l’âge du mariage à plus de 35 ans pour les garçons et à plus de 30 ans pour les jeunes filles vu l’incroyable pesée des charges pécuniaires relatives aux cérémonies et le poids écrasant de certaines convenances désuètes dans une société typiquement patriarcale où justement les moins de 35 ans avoisinent près de 65% du total de la population. Ce qui a déjà donné et donnera encore davantage un coup de pouce «passif», c’est-à-dire malgré nous, à la culture du célibat, laquelle tend à se transformer en «mode par défaut». Pour bien schématiser les choses, de plus en plus de garçons sont, de nos jours, réfractaires à toute idée d'union conjugale et nos filles préfèrent, faute de mieux, la poursuite d’études poussées ou les horizons professionnels tant prometteurs à la fondation d’un foyer.

Cette nouvelle donne s'apparente, il est vrai, beaucoup plus à «une esquive psychologique» de la part des deux sexes à franchir les grilles de la cage d'or (inaccessible pour certains/certaines, contraignante pour une majorité, et étouffante pour d'autres) qu'à une évolution palpable des mentalités dans le sens positif du terme (modernité, émancipation, autonomie, etc.). C'est pourquoi elle devrait être bien mise en relief, décryptée et analysée dans ses moindres détails pour nous épargner des mauvaises surprises (la prostitution, les psychotropes, les fugues, la délinquance, etc.,). Elle nous presse aussi à changer de fond en comble la perception ancienne qu'on a du rôle de l'élément féminin dans la société (femme au foyer, mère accoucheuse, être fragile et protégé, etc.,), à chercher la nature exacte du dysfonctionnement au niveau de la cellule familiale et à penser dans un débat public ouvert au «life-style» adéquat que devra adopter notre future société. En effet, beaucoup sont les filles qui n'y trouvent pas preneurs jugés à leur regard utiles ou capables d’entretenir une famille parce que les taux vertigineux du chômage y sont un frein essentiel, la cadence de la consommation s'est exacerbée, et la cherté de la vie ne fait que les en dissuader. Ajoutons à cela que la solidarité interfamiliale de naguère pouvant concilier en cas de dispute dans les couples ou du divorce étant, elle aussi, en voie de disparition vu l'indépendance financière des ménages et l'irruption désordonnée dans le cours familial de références de vie exogènes (occidentales en particulier), une greffe additionnelle et complexe sur un corps qu'on ne connaît pas déjà assez. Ainsi la notion du pouvoir ou d'autorité dans le couple n'obéit-elle pas forcément désormais aux idéaux secrétés par le moule de la paysannerie traditionnelle (morale teinte de religiosité, virilité, force,etc.,) mais se régule en fonction des revenus des deux partenaires et de leur participation effective à l'entretien du foyer. On dirait qu'au contact du monde globalisé la société algérienne s'est complètement décérébrée, déboussolée, déraisonnée et déshumanisée. L'égocentrisme imprègne partout les rapports sociaux, l'hypocrisie mi-religieuse, mi matérialiste tient le haut du pavé et la souricière de l'individualisme nous happe dans son ventre creux. Pas de potion magique tant que le couac est dans nos têtes.

Inéluctablement, la volonté d’émancipation de certaines filles et leur désir de sortir du giron de l’engrenage traditionnel font, au préalable, peur aux jeunes garçons et freinent en contrepartie leur engouement à contracter des mariages. Ce qui met les premières en plein carrefour des incertitudes et les seconds dans la case d’un pas en avant, deux en arrière (hésitation). En ce contexte-là, il est à noter que derrière «le modernisme superficialisant» de l'algérien se cache une véritable tendance au machisme jumelée de violence. Dernièrement, une jeune fille, chercheuse de son état, m'a dit en substance que les divorces et le phénomène des familles monoparentales en Algérie sont dus, abstraction faite des raisons accessoires selon elle (économiques, sociaux en particulier), au penchant des deux partenaires à tenir sans partage les rênes de la maison, ne serait-ce qu'en sacrifiant le vécu de l'enfant et son parcours. Peut-être à large échelle le despotisme, l'autoritarisme et la gérontocratie de nos élites, poursuit-elle dubitative, y trouveraient-ils par là une explication suffisante. Cela étant, vu ce qui précède, dans les prochaines années, la baisse du nombre des mariages et ipso facto de la fécondité et le vieillissement social accéléré en Algérie seront une réalité tangible à laquelle il serait urgent de s'y préparer. Parallèlement, dans l'autre partie de l'équation, les étrangers, asiatiques en majorité qui débarquent massivement chez nous d’abord à cause de la faiblesse de nos performances économiques, basées sur le partage de la rente pétrolière et ensuite à la faveur de notre incompétence managériale dans les travaux bâtiment, la construction de voiries et même le marketing ou la téléphonie mobile seront en quelque sorte une planche de salut pour maintenir le rythme du «rajeunissement sociétal» actuel. Bien naturellement, tout phénomène social a des retombées soit positives soit négatives. Dans ce cas de figure, il va falloir s’attendre à une augmentation substantielle d'unions mixtes et à une esquisse graduelle de la société multiculturelle (aspect positif), parallèlement à une acuité de la violence et de la stigmatisation visant l'autre (aspect négatif). C'est pourquoi Etat, honteusement retiré jusque-là de la sphère des enjeux sociaux, serait sommé de s’y impliquer et d’assumer ses pleines responsabilités dans l’exacerbation des réflexes primitifs du repli sur soi et de la peur de l’autre qui ont chez nous, ces dernières décennies, le vent en poupe. Des réflexes à mille lieues des règles élémentaires du civisme, de l'ouverture et de la modernité. En gros, il faut défricher le terrain pour demain. Or, à y bien regarder, rien de concret ne se fasse en haut lieu. J’ai personnellement été bouleversé en voyant des nuées de réfugiés syriens vivre d’expédients et s’adonner en foule à la mendicité, flânant aux abords de la capitale et même en centre-ville, séchant leur linge en public, livrés à la curiosité désarmante des passants. Un spectacle à la fois choquant et misérabiliste nuisant d’une part à l’esthétique de nos villes et dénotant, d’autre part, de l’incurie administrative et de la mauvaise prise en charge de ces malheureux expatriés. Où est l’Etat? Où sont ces responsables si fiers que l’Algérie soit un des rares pays qui accepte sans restriction aucune l’accueil des familles syriennes sur son sol ?

Y a-t-il vraiment des lois qui canalisent les flux d’immigration vers notre territoire ? Le statut de réfugié politique y est-il clairement défini ? Les déplacements humains en temps de guerres, de crises majeures et de tensions régionales y sont-ils réglementés, étudiés et codifiés ? A-t-on débattu au moins une fois du sort de ces damnés de la terre sur les plateaux-télé et dans nos médias en général, ouvrant une brèche dans ce «black-out» incompréhensible ? Pense-t-on à les insérer dans la société (logement, école, marché du travail, etc.), afin que ce pays d’accueil qu’est l’Algérie leur soit une seconde patrie, le cœur sur la main et les bras ouverts, vu les liens fraternels et historiques avec la Syrie ? Il semble évident à l’énumération de ces divers questionnements qu’on est à côté de la plaque, bien loin de ce que projettent les discours de ceux qui nous dirigent. On ignore bien que l'immigration est un acquis, le mélange une vertu, la cohabitation une qualité et l'humanisme un principe. On ignore qu’en agissant ainsi, on écorne à l’international l’image déjà très défigurée du pays, retournant l’arme de notre indifférence contre nous-mêmes.

Kamal Guerroua

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Commentaires (6) | Réagir ?

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adil ahmed

merci

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ahmed djaber

Il n'y a pas plus raciste qu'un algerien. Je dis ca en connaissance de cause car je suis kabyle et subit le racisme de la part de mes compatriotes. D'ailleurs, le genocide envers notre culture et notre langue ancestrale est aussi une forme de racisme, le refus d'existence a l'autre qui est different de l'arabo-islamiste. Heureusement que dans leurs histoires a dormir debout, les musulmans parlent de Billal, ce qui a un peu adouci leurs sentiments vis-a-vis des hommes de couleur.

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