Novembre au temps des feuilles mortes
Á ma naissance, je ne pouvais pas avoir lu Orwell et mon père ne croyait pas encore au miracle.
Par Mohamed Benchicou
Miliana, l’antique Zucchabar, autrefois cité prestigieuse, n’était plus alors qu’une vénérable cité dépossédée de sa respectabilité, occupée et avilie, mutilée, profanée, elle jadis capitale d’une grande partie du Maghreb, premier Caïdat de la région d’Alger sous Aroudj, place forte de l’Emir Abdelkader, cachait sa déchéance derrière le massif du Zaccar et n’était plus reliée à Dieu que par d’anciennes prières et à l’humanité par la vieille route qui serpentait à travers les vergers.
Il me parvenait alors la peur et la résignation des adultes à la façon qu’avait de trembler le sein maternel. Nos hommes s’étaient toujours battus dans la guerre des autres, guerres confuses qui finissaient par rendre leurs maîtres plus prospères et leurs enfants plus décharnés. Ils y mourraient en anonymes ou en revenaient en sous-hommes, condamnés au désespoir d’une paix et d’un bonheur qu’ils n’auront pas su construire. Ils erraient impuissants devant le spectacle de Miliana s’offrant aux vainqueurs et s’interdisait aux vaincus. Aux uns, elle avait réservé ses beaux quartiers européens aménagés autour de la rue principale, la rue Saint-Paul, la place de l’Horloge avec ses boutiques et ses cinémas, le haut de la ville, quartier résidentiel avec son jardin d’acclimatation, sa piscine, ses maisonnettes en fleurs, sagement regroupées en pâtés égaux, formant un paysage de rosiers, d’églantiers, de jasmins, de belles du jour, de lilas et autres lauriers roses qui s’épanouissaient sur le blanc de murs chaulés des mas.
Aux autres, aux miens, elle n’avait laissé que les masures pour y abriter la pauvreté indigène. Mon père croyait d’autant moins au miracle qu’il venait de s’en produire un à l’occasion de ma naissance. C’était l’année de la typhoïde. Elle emportait neuf nourrissons sur dix et j’étais fatalement promis à la mort, sauf exceptionnelle intervention des dieux. La famille avait alors recouru à tous les expédients, les licites en islam comme les interdits, ajoutant des rites païens aux prières, sollicitant Dieu Tout puissant, bien sûr, mais aussi les marabouts, les totems et même la science ! Contrairement aux usages qui voulaient que l’enfantement fût exclusivement confié à Zeghla, l’accoucheuse du village, il fut, en effet, fait appel, compte-tenu des circonstances, et au grand dam de ma grand-mère, à une sage-femme française pour s’assurer du déroulement adéquat des opérations. Il fut toutefois jugé que la présence d’une Européenne ne saurait garantir à elle seule le miracle et l’on jugea plus sage de l’accompagner par le salutaire recours coutumes anciennes et aux marabouts.
Il fut ainsi procédé au sacrifice de la tortue, dont on récupéra le sang pour en imbiber les premiers langes du bébé et que l’on prépara en ragoût à l’intention de la jeune maman, sommée de déguster le plat jusqu’à la dernière miette. Dans la foulée, il fut procédé à des offrandes païennes aux pieds d’un platane béni, à une wâada chez Sidi Ahmed Benyoussef et même à un pèlerinage de Sidi Abdelkader, le marabout perché sur le Zaccar et qui surplombe la ville de Miliana. Le nourrisson fit l’objet d’un arrangement avec le saint : en échange de sa bénédiction pour la survie de l’enfant, l’enfant lui sera dédié, il portera comme second prénom Boualem, une autre appellation de Sidi Abdelkader, et le prochain garçon qui viendrait à naître s’appellerait, lui, Abdelkader. On ignore si c’est le fait de cette transaction, du hasard, des prières, de la sage-femme juive ou du sacrifice de la tortue, mais le bébé que j’étais survécut à la typhoïde.
Mon père, comblé par ce premier miracle, ne pouvait s’autoriser à croire à un second
Il eut pourtant lieu.
J’avais alors deux ans et demi en cet automne de l’année 1954, je n’avais toujours pas lu Orwell, mais la maisonnée avait plongé dans une sorte de félicité inattendue. Je n’avais aucune idée de la nature du phénomène, mais j’avais observé qu’il coïncidait avec le moment où les adultes, parlant du futur, cessèrent de me dire "Quand tu seras grand" mais seulement "Quand viendra Houria".
Houria ! Ainsi se prénommait ma tante, une jeune femme pétillante, à l’humeur enjouée, un tantinet coquine, précocement divorcée et qui assurait à la maisonnée sa ration d’allégresse, de cancans et de bonne cuisine.
Houria ! Ils disaient cela avec une espèce de jubilation contrôlée qui leur faisait pétiller le regard et baisser la voix. L’euphorie avait supplanté la peur. Je ne comprenais rien à cette soudaine allégresse, mais elle me restituait des parents souriants, et rien que pour cela, Houria, à la fois éden et mirage, m’apparaissait alors comme la plus belle offrande de Dieu. Je lui témoignai de mon bonheur en m’agrippant à ses jupes, dans l’espoir de danser avec elle ou de la faire tomber.
Je ne me lassais pas du spectacle des adultes ragaillardis à l’idée de combattre enfin pour eux-mêmes, sans crainte d’un mentor qui surgirait, à la fin de l’affrontement, des cendres encore brûlantes pour les déposséder de leurs triomphes, sans crainte d’une tutelle usurpatrice qui viendrait s’engraisser de leur chair, heureux d’avoir pour guides des "frères", algériens et musulmans comme eux, des hommes qui ne prétendaient à rien, pensaient-ils. Et puis, depuis 1927, et le Congrès de Bruxelles, on sait ce que l’Algérie indépendante sera démocratique, dirigée par un État démocratique désigné par une Assemblée constituante élue au suffrage universel.
Que Dieu bénisse Houria !
Pendant longtemps, j’ai imaginé l’indépendance dans un corps de femme.
Aujourd’hui, j’ai enfin lu Orwell. "On n’établit pas une dictature pour sauvegarder une révolution. On fait une révolution pour établir une dictature." Trop tard. Mon peuple dort. Il croyait avoir percé le secret des guerres qui mènent à la délivrance. Ne le réveillez plus. Il n’est plus l’heure d’être lucide. C’est l’heure du pyjama. Nous sommes gouvernés en pyjama et en fauteuil roulant, nous qui avons tant rêvé d’une Assemblée constituante, d’un État démocratique. Le mentor qui avait surgi, à la fin de l’affrontement, des cendres encore brûlantes pour les déposséder de leurs triomphes, était un des "frères", algérien et musulman. Aujourd’hui, fatigué de tant de mensonges et de trahisons, il traîne sa carcasse au sommet du pouvoir.
Mon peuple dort. Ne le réveillez plus. Il fait nuit. Depuis longtemps. Les "frères", anciens compagnons d’armes, algériens et musulmans, ont déchiré l’acte de naissance du nationalisme algérien pour le remplacer par leur propre histoire.
Miliana est revenue à ses masures. Les robiniers, les lilas et les belles de jour sont morts. Seule la voix de mon père me poursuit de temps en temps : "Tu sais maintenant qu’il ne suffit pas de se battre pour une patrie qui soit à soi, mais pour une cause qui soit aux Hommes, à tous les hommes humiliés, quelque chose qui ressemble à la lumière…"
Aujourd’hui encore, il me parvient encore cette voix désabusée qui m’interpelle, soixante ans après notre premier émerveillement : "Regarde-nous végéter, maintenant que nos autres guerres passées et futures, celles proclamées par des prophètes ou celles déclenchées par des gourous, celles engagées sur un verset autant que celles commencées sur un serment n’ont abouti à rien. Personne ne saura jamais si elles furent gagnées ou perdues, ni ne se rappellera l’époque et les prétextes qui avaient servi à les déclencher…"
M. B.
Commentaires (0) | Réagir ?