Tu le sais très bien, mon emploi du temps est rempli, je te l’ai souvent dit. Oui, je te le répète. Assieds-toi, écoute moi, je t’explique. Et en venant chez moi, sans prévenir, tu ne trouveras que ma femme Mehdia, ou le jardinier, ou le gardien. Ou la gouvernante. Ou le pitbull. Tu te déplaceras pour des prunes, car je suis souvent en réunion, même en fin de journée. Pour d’autres préparatifs.

Mais si tu ne me trouves pas, tu peux laisser un message à Mehdia. Si tu la trouves, car trop prise, elle aussi. Si ce n’est pas le tennis, c’est la natation, sinon, c’est l’institut de beauté avec sa coiffure, ses manucures, ses pédicures. Il faut bien qu’elle m’honore. J’allais oublier l’aérobic. Sais-tu au fait, que ce sport se fait en musique, chorégraphie et tout le bataclan ? Sache le pour ta culture générale. Et puis elle doit rendre visite à ses enfants qui, tu le sais bien, sont à l’étranger. Nos pauvres enfants, éparpillés, chacun dans un pays, une ville. Il faut bien qu’ils étudient ou qu’ils travaillent. Avec le chômage ici, ce n’est pas facile. Question de chômage, je réfléchis dès maintenant à un ambitieux programme, pour créer des emplois, en faveur de notre jeunesse qui doit reprendre le flambeau. Je dois donc tenter ma chance aux prochaines élections, en soumettant ma candidature. Dans notre jargon, on appelle cela une soumission. Et là aussi, encore des préparatifs. Tu m’écoutes ? Bien.

Dur aussi, l’exil, el ghorba ! Et puis Mehdia, souvent dans les aéroports et les avions, c’est vraiment épuisant. La pauvre, on dirait une hôtesse de l’air. Elle se console quand même, ses voyages lui permettant de se charger des commissions, visiter les tours et les lacs. Oui, que veux-tu, les enfants, elle ne peut s’en passer, l’amour maternel, "El kebda ". À propos de «kebda» tu devrais en manger. Mais qu’ingères-tu, aussi malingre, rachitique que tu es ? De la paille ? Du foin ? Mon Dieu p'tit frère !

Sinon, non seulement tu m’avises rarement, mais tu te pointes avec de telles fringues. Renouvelle ta garde-robe si ringarde ; la griffe, c’est disponible chez nous maintenant. Mais fais-toi plaisir, bon sang! Et puisque tu es de mon sang, j’en profite pour te dire que je vais marier mon benjamin, le 20 décembre prochain. Et encore des préparatifs. J’allais célébrer les noces en octobre, mais c’est un mois bourré d’imprévus. Temps variable. Température instable. Brusques ou doux, je n’aime pas les changements ; j’adore les constantes.

Tu viendras donc au mariage, ce sera à la salle des fêtes habituelle. Achète-toi alors, un beau parfum, de luxe, et ne t’asperge plus de ce "ploum-ploum" vendu en jerricans et que je ne mettrai même pas à mon pitbull adoré. Lui par contre, je lui donne de la viande et du foie, même si Mehdia lui ramène parfois, quelques gâteries canines de là-bas. A propos de canine, ça me rappelle les dents. Tes dents. Et là je vois qu’il t’en manque une, en plein centre, une incisive. Mais c’est affreux ça. Là, je ne peux pas te refiler l’une de mes dents. Tu auras besoin de toutes les tiennes. Le jour du mariage surtout. Oui, ce sera le méchoui sur la braise, avec tout ce qui le précède, et tout ce qui le suit. Et puis ce trou, dans le trou de ta bouche, tu crois peut être, qu’avec cette "ferra" tu ressembles à Omar Sharif ? ! Avant la fête, tu dois donc me cacher ta brèche. Et puis que vont dire mes invités et mes amis ? Il n’a qu’un seul frère et c’est un péquenot. Mais j’ai du "nif" moi, pas fait seulement pour couler. Et certains vont me prendre pour toi, puisque nous sommes jumeaux. Tu m’écoutes ? Bien.

Hey p’tit frère, je ne suis pas n’ importe qui moi. Tu as vu le journal d’hier ? Je sais !! Tu lis en diagonale, tout comme tu marches en biais. J’étais à la Une, et l’article me concernant, à la deux ou à la trois. J’ai gardé le canard, regarde-moi cette photo. Ton frère a du look, distingué "Khouk" ! Il fait honneur à la famille, aux chouhadas et au pays. Donc tu viens, mais je te préviens : tu dois t’acheter un beau costume et une cravate. Non, la cravate je te l’offre. Je la choisirai pour toi, en fonction de la couleur de ton costar. Choisis alors une couleur sombre, toi qui es clair de teint. Non, blanc de teint, comme nos poules pondeuses.

Sinon, tu portes le même prénom que moi, mais rassure toi, je vais très bientôt régler ce foutu problème, occasionné par la faute à ce préposé à l’état civil, atteint d’un strabisme chronique. Garde ton prénom de Mehdi et ton surnom de géométrie, toi qui fais des dessins, la tête intercalée entre deux nuages. Et puis, s on t’a surnommé Mehdi I, ou Mehdi la géométrie, ce n’est pas pour rien. Tu dois changer en tout, pour rehausser notre honneur. En ce qui me concerne, Mehdia issue "de la grande tente", va me choisir un prénom la classe. Dans quelques jours, je vais corriger ce malheureux livret de famille. Tu m’écoutes ? Bien. Tu parleras quand j’aurais fini.

Dorénavant donc, avant de me voir et pour ne pas retourner bredouille, tu devrais me téléphoner, bien à l’avance ; tu as le fixe et un numéro du portable, c’est comme tu veux. Mais surtout pas de SMS. Tu sais que je suis "un peu" myope et hypermétrope ; je porte pour l’instant deux montures. Et si je veux lire ton message, je dois ôter une paire, puis remettre l’autre ; et là ça m’embête. Téléphone donc. À propos, je serai absent du 24 décembre au 4 janvier .Et encore de foutus préparatifs. Une mission importante là-bas. Je ne dois en aucun rater la clôture des travaux du 31 décembre au soir, qui se terminent le lendemain matin. Eh oui !! Le devoir, le sacrifice, l’intérêt de la Nation, p'tit frère. Et dès mon retour, je dois encore penser, à d’autres préparatifs. Je compte faire le grand pèlerinage, "laver mes os" comme on dit ; mais ça on en reparlera, ce n’est pas urgent. Tu m’écoutes ? Bien. Tu parleras quand j’aurais fini. Chacun son tour. C’est cela la liberté d’expression et la démocratie.

Voilà, tu devrais tenir compte de mes conseils p'tit frère. Après tout, je ne te veux que du bien, je suis l’aîné, puisque sorti du ventre de notre mère quelques minutes avant toi. Tu peux partir maintenant, je suis pris avec tant de réunions, de préparations, de missions, de soumissions, de commissions... Pas une seconde à moi ! Pfff ! Je te donne rendez-vous dans une semaine, si Dieu le veut, et je t’écouterais cette fois-ci. Tu es d’accord ? Parfait. En sortant, demande à ma secrétaire de noter qu’on doit se revoir le jeudi prochain, après le premier novembre. Ton impatience, je la flaire, p'tit frère.

Rachid Brahmi