Aït Ahmed : du palais Zighout Youcef au maquis de Kabylie (III)

Le colonel Mohand Oulhadj dans un des meetings qu'il a animés en automne 1963
Le colonel Mohand Oulhadj dans un des meetings qu'il a animés en automne 1963

Depuis le dernier congrès du FFS, Hocine Aït Ahmed s’est retiré de toute activité politique. Agé et malade, ce nationaliste de la première heure a traversé depuis les années 1950 l’histoire contemporaine de l’Algérie. Aussi, Le Matindz ouvre son espace à Ramdane Redjala (*), qui propose aux lecteurs une analyse de la trajectoire militante de cet homme sur plusieurs parties. Portrait sans concession. Troisième partie.

Après avoir siégé au sein d’une Assemblée croupion et sans influence pendant neuf mois, Hocine Aït Ahmed quitte, fin juin 1963, Alger pour gagner sa commune d’origine, Aïn El Hammam, ex-Michelet en Grande Kabylie. Cette décision se révèlera lourde de conséquences puisqu’elle va le conduire à prendre les armes pour combattre le régime. Il ne voulait sans doute pas subir le même sort que Mohammed Boudiaf et ses trois compagnons[1]. Arrêtés sur ordre de Ben Bella le 21 juin, ils furent déportés dans l’extrême Sud algérien pendant plusieurs mois. De son refuge kabyle, Aït Ahmed va agir dans deux directions. Il annonce d’une part son opposition radicale à Ben Bella et d’autre part manœuvre pour torpiller le projet de ceux qui se préparaient à «renverser le régime en place". Créée courant mai 1963 à Alger, l’Union pour la défense de la révolution socialiste (UDRS) regroupait entre autres le signataire des accords d’Evian, Belkacem Krim, l’un des six historiques du 1er novembre, premier patron de la wilaya III (Kabylie), le colonel Mohand Oul Hadj, chef de cette dernière devenue 7e région militaire, Abdenour Ali Yahia, membre fondateur de l’UGTA, des officiers de la wilaya IV (Algérois) et des dirigeants de l’ex-fédération de France du FLN dont Hocine Mahdaoui.

Membre du comité central de l’UDRS, ce dernier informait régulièrement son parent, Hocine Aït Ahmed, de tout ce qui se préparait à l’intérieur de cette organisation décidée à passer rapidement à l’action. "Je me sentais pris pour ma part entre les deux mâchoires d’une tenaille : la violence étatique ; qui ne laissait aucune marge au débat politique ou au dialogue, et le coup de force programmé de l’UDRS. Impression de déjà-vu puisque, une année auparavant, je m’étais trouvé déjà coincé entre le groupe de Tizi Ouzou et celui de Tlemcen… comment me contenter alors de lancer un appel à la paix civile, en sachant que le 3 juillet très exactement enclencherait un nouvel engrenage des tueries fratricides ?", écrit Aït Ahmed en 1989 [2]

Le principal souci du futur chef du FFS n’était pas de prévenir une quelconque guerre «fratricide» - il le prouvera quelques semaines plus tard lorsqu’il prendra le maquis – mais de torpiller l’initiative de l’UDRS qui lui échappait totalement. On ignore les arguments utilisés et les pressions exercées notamment sur Mohand Oul Hadj pour faire imploser l’Union et rallier ses membres à l’exception d’un seul : Belkacem Krim. "Le 1er juillet 1963, deux jours avant l’échéance fatidique, j’avais une explication houleuse avec le colonel Mohand Oul Hadj à Aïn el Hammam (ex-Michelet), où je m’étais replié. Je réussissais à stopper net les opérations décidées par l’UDRS. La déclaration que j’avais remise aux agences et aux journaux m’y avait aidé : virulente dans la forme, elle condamnait quant au fond tout recours à la violence". L’Affaire Mécili p.113

Hâtivement créé, le Front des forces socialistes n’a pu faire face à ses premières difficultés. L’improvisation et la spontanéité ont toujours pris le dessus sur la réflexion chez son leader. Un parti ne s’improvise pas. «Dès la naissance du FFS, j’ai compris que quelque chose n’allait pas. Les actions principales que nous devions lancer avaient en effet avorté. Ce fut le cas de l’opération lancée à l’occasion du référendum sur la Constitution [8 septembre 1963] et de la marche populaire que nous projetions de faire à Tizi Ouzou, la capitale de la Kabylie. Grâce à Ali [Mécili], je ne tarderai pas à apprendre la source de nos maux : il nous avertit qu’un membre de la VIIème région militaire [Kabylie], très proche de Mohand Oul Hadj, ne se contentait pas d’informer régulièrement la SM de toutes nos activités, mais qu’il était aussi chargé de les saboter». A ces agents qui travaillaient à la perte du FFS, il y a lieu d’ajouter ceux qui l’ont rejoint en traînant les pieds. "Certains officiers de la vallée de la Soummam refusèrent de participer à cette manifestation, comme d’ailleurs à toute activité politique, car, affirmaient-ils, ils ne faisaient pas confiance à leurs collègues. Mais l’écrasante majorité d’entre eux m’assura de son soutien". Malgré les trahisons, les indécisions et les couacs, le zaïm persiste dans une aventure vouée apparemment à l’échec. Pourquoi déclencher une guérilla dans une région déjà saignée à blanc et sans aucune préparation préalable ? Malgré le rapport de force qui lui est défavorable, il continue à défier le pouvoir. En agissant ainsi, Hocine Aït Ahmed n’a-t-il pas commis une grave erreur d’appréciation ? Quoi qu’il dise aujourd’hui, il a ouvert la Kabylie à la soldatesque du duo Ben Bella/Boumediene qui ne cherchait qu’à prouver son efficacité répressive au service d’un Etat antidémocratique.

La proclamation publique du FFS a suscité des réactions violentes de la part des thuriféraires du tout nouveau régime autoritaire qui se mettait en place. Directeur de Révolution africaine, hebdomadaire officiel du parti, Mohammed Harbi lui consacre son éditorial dans le n°36 du 5 octobre 1963. Intitulé «Défense de la Révolution», il écrit : "Les forces de la contre-révolution se sont mises en mouvement. Etrange coïncidence ! Au moment où des mesures révolutionnaires frappent les intérêts impérialistes dans notre pays et où le gouvernement élargit les bases de ses relations avec les Etats socialistes, une attaque contre l’Algérie, son unité nationale, l’intégrité de son territoire, se produit dans une des régions les plus éprouvées par la guerre coloniale : la Grande Kabylie". Le ton est donné. Toutes les critiques reprendront ces arguments. Il accuse le FFS de faire le jeu de l’impérialisme. Il s’appuie "sur les difficultés et les ambitions personnelles d’anciens responsables pour raviver le «wilayisme"» et remettre en scène les féodalités politiques dont l’attitude contre-révolutionnaire au cours de la guerre est encore présente dans toutes les mémoires".

Hocine Aït Ahmed

Aït Ahmed

Considérant que les intérêts de l’impérialisme et ceux de l’opposition sont liés, il conclut son éditorial en lançant un appel à défendre le régime. "Comme par le passé, le peuple algérien saura juguler les agissements de l’impérialisme et l’action des forces obscures qui manœuvrent consciemment ou inconsciemment à son profit. Unanimement mobilisé derrière le Parti et le Gouvernement, il ne permettra jamais que l’on touche à ses conquêtes fondamentales, à la réforme agraire et à l’autogestion et continuera à apporter sans défaillance son appui au chef de l’Etat qui a su se faire l’interprète fidèle de ses aspirations… Le peuple l’a déjà fait par la voix de ses cadres qui ont réclamé des armes pour défendre l’Algérie socialiste contre ses ennemis."

Toujours dans la même édition du 5 octobre, un long article fait l’amalgame entre le GPRA et le FFS. "L’heure de la clarification est venue. Trop d’évènements concernant notre peuple et sa lutte sont restés dans l’ombre», peut-on lire dans le chapeau de présentation. L’auteur décrit ensuite cette journée du 29 septembre 1963 à Tizi Ouzou qui aurait pu orienter différemment le destin de l’Algérie. «Dimanche, six heures du matin. Des soldats de la 7e Région Militaire [Kabylie], sous le commandement du colonel Mohand Oul Hadj, quittant leur cantonnement, encercla la ville. Quelques minutes plus tard, des détachements de militaires investissent la cité et placent des FM [fusils mitrailleurs] aux carrefours. Bientôt des militaires, casqués, l’arme à la bretelle, patrouillent dans les rues. A six heures trente, la ville est entièrement contrôlée par les éléments de la 7eRégion militaire. La veille, des tracts avaient été diffusés en fin de soirée, invitant la population à un meeting dimanche".

A la tribune se trouvaient entre autres Hocine Aït Ahmed, Mohand Oul Hadj, Mourad Oussedik et "diverses personnalités dont les biens ont été récemment nationalisés, attirés par la possibilité d’un changement éventuel d’orientation, peu satisfaites d’un régime qui vient de liquider leurs privilèges». Avec ironie, l’article signale que ce meeting est le premier à être «encadré par des baïonnettes".

La présentation des faits est forcément partisane, manichéenne. Elle fait du populiste Ben Bella un authentique «socialiste» et de ses opposants de méchants partisans du capitalisme. Même si cette position est typique de l’époque et caractéristique des positions défendues par des pays du tiers-monde engagés dans le "socialisme" Harbi et ses amis oublient que pour se hisser au pouvoir, Ben Bella s’est appuyé sur les bataillons de Boumediene.

Un conflit qui tombe à pic

La guerre frontalière algéro-marocaine éclate au moment où les deux gouvernements sont confrontés à une contestation sociale et politique. Elle est instrumentalisée par les deux protagonistes pour détourner leur opinion intérieure vers un supposé danger extérieur. Le contentieux n’est pas nouveau. Il a déjà fait l’objet de discussions une première fois entre le GPRA présidé par Ferhat Abbas et le monarque marocain Hassan II. Un protocole d’accord signé le 6 juillet 1961 pour le moins ambiguë stipule que le gouvernement chérifien «s’opposera par tous les moyens à toute tentative de partage ou d’amputation du territoire algérien». Il prend ainsi acte des frontières héritées de la colonisation. Mais de son côté, le GPRA «reconnaît pour sa part que le problème territorial posé par la délimitation imposée arbitrairement par la France entre les deux pays, trouvera sa solution dans des négociations entre le gouvernement du Royaume du Maroc et le gouvernement de l’Algérie indépendante". En outre, le même protocole «réaffirme que les accords qui pourront intervenir à la suite des négociations franco-algériennes, ne sauraient être opposables au Maroc, quant aux délimitations territoriales algéro-marocaines». Intervenu un an avant l’indépendance, il ménage donc les deux parties et prête le flanc à des interprétations divergentes.

Les 7 et 8 janvier 1962, de nouveaux entretiens officiels ont eu lieu entre les dirigeants algériens et les autorités marocaines. Le nouveau président du GPRA, Benyoucef Ben Khedda était assisté par Belkacem Krim vice-président et ministre de l’Intérieur, Saâd Dahlab, ministre des Affaires étrangères et Abdelhafid Boussouf ministre de l’armement et des liaisons générales (MALG) qui deviendra après l’indépendance la police politique du régime. Du côté marocain, Hassan II était entouré de Messieurs Ahmed Balafredj ministre des Affaires étrangères et Ahmed Réda Guedira ministre de l’Agriculture et directeur du cabinet royal. Aucune décision n’a été arrêtée à l’issue de ces conversations. Une commission interministérielle algéro-marocaine est constituée avec pour mission "d’étudier et d’élaborer les fondements d’un Maghreb uni".

Un rebondissement inattendu

C’est au moment où les deux gouvernements sont confrontés à une situation intérieure explosive que le contentieux frontalier refait brutalement surface. Au Maroc, des manifestations populaires notamment à Casablanca dégénèrent et menacent sérieusement la stabilité du régime. En Algérie, au mécontentement populaire évident, s’ajoute la démission de Ferhat Abbas. Mais ce qui menace directement le gouvernement c’est la dissidence de Hocine Aït Ahmed et de ses partisans à Tizi Ouzou. Premier à exploiter cette nouvelle conjoncture, Ahmed Ben Bella déclare que «la concentration de l’armée chérifienne à la frontière et les agissements du FFS prouvent qu’il s’agit d’une action concertée. Tout a été tramé dans l’ombre à l’étranger». Réagissant à ces propos, le directeur de cabinet royal, Ahmed Réda Guedira, convoque le chargé de l’ambassade d’Algérie «pour lui exprimer l’étonnement de son gouvernement devant les accusations du Président Ben Bella» et dément toute collusion avec le FFS. «Le Maroc ne fait que défendre un droit naturel en demandant à l’Algérie de régler le problème des frontières et de liquider ainsi une séquelle colonialiste». De son côté, Hocine Aït Ahmed répond à Ben Bella lors d’un meeting organisé à Aïn El Hammam (ex-Michelet) sa commune d’origine en l’accusant «de vouloir provoquer un incident pour amener la rupture diplomatique avec le Maroc».

Pendant que les premiers combats se déroulent autour des postes de Hassi Beida et de Tinjoub, Ben Bella proclame la mobilisation générale de tous ceux en état de porter les armes. Au cours d’un meeting il accuse la monarchie marocaine d’exploiter les difficultés intérieures de l’Algérie pour l’agresser et dénonce la collusion entre «les gens du Maroc et ceux de Tizi Ouzou". Les gouvernants ne reculent devant aucun amalgame. Ils ont ainsi organisé et mis en scène à Alger des «obsèques nationales» pour les «premières victimes de Kabylie et du conflit algéro-marocain." Tous les médias officiels (presse, radio, télévision), sont mobilisés pour dénoncer l’action du FFS. Plusieurs personnalités kabyles se démarquent également de ce dernier. Ministre de l’économie, Bachir Boumaza lance un appel pathétique aux combattants égarés de la Kabylie en rappelant opportunément qu’il est lui-même originaire de cette région.

La pression des évènements a sans doute précipité et accentué les divisions au sein de la direction de la rébellion. Moins d’un mois après le meeting commun à Tizi-Ouzou, l’alliance Aït Ahmed/Mohand Oul Hadj est devenue caduque. Dans une courte allocution à la radio, le chef de l’Etat crée la surprise, jeudi le 24 octobre, en annonçant le ralliement du colonel qui s’apprête à rejoindre la frontière à la tête de ses troupes. Dans l’Algérois, le commandant Lakhdar Bouregaâ approuve l’initiative de Mohand Oul Hadj et rentre à son tour dans les rangs. Dès lors, le FFS a non seulement perdu sa force de frappe mais son influence ne dépasse guère les frontières de la Kabylie.

Le 29 octobre, la guerre algéro-marocaine s’arrêta aussi rapidement qu’elle avait commencé. Il est vrai qu’entre temps, le colonel Mohand Oul Hadj a rompu définitivement avec Aït Ahmed et que les émeutes populaires contre la monarchie ont cessé. En quelques jours, l’empereur d’Ethiopie Haïlé Selassié et le chef d’Etat malien Modibo Keita ont réussi à réunir autour de la table des négociations Hassa II et Ben Bella. Après quarante-huit heures de discussion, les deux belligérants ont conclu un accord de paix.

Au même moment, les tractations menées par Khider en vue de réconcilier Aït Ahmed et Ben Bella ainsi que les conversations que ces deux derniers ont eues ensemble à deux reprises entre le 1er et le 4 novembre ont abouti à un échec. La pierre d’achoppement reste évidemment l’organisation du congrès du FLN qui devait se tenir dans les cinq prochains mois. «En demandant au pouvoir d’associer les militants du Front des forces socialistes à la préparation du congrès du FLN, en souhaitant que le Bureau politique de ce parti soit élargi pour permettre à différents «chefs historiques de la révolution» d’y entrer, le chef de la dissidence ne fait que poursuivre le dessein qu’il a exposé dès les consultations électorales de septembre dernier.» (Le Monde 7-11- 1963) Faisant fi des évènements survenus depuis plus d’un an, des antagonismes qui opposent les uns aux autres et de l’évolution des rapports de force, Hocine Aït Ahmed voulait en quelque sorte revenir à la case de départ. Pour lui, «l’unité nationale ne pourra devenir effective que lorsque les cinq anciens détenus…constitueront une sorte de «directoire» chargé de réunir le congrès du parti, qui doit donner au pays ses institutions définitives». Ibid.

Jugées inacceptables, ces exigences sont rejetées par Ben Bella dont le statut est remis en cause. Et lorsque le ministre de la Défense, le colonel Houari Boumediène, de retour à Alger le 6 novembre découvre les tractations menées en son absence et à son insu, il eut une explication orageuse avec Ben Bella. Quant au leader du FFS, il regagne le maquis amputé de sa composante militaire représentée par Mohand Oul Hadj et Lakhdar Bouregaâ. Le 12 décembre, ces deux derniers signent au nom du «Comité directeur du FFS» un accord avec Ben Bella aussitôt déclaré "nul et non avenu" par Hocine Aït Ahmed. (A suivre)

Ramdane Redjala (*)

(*) Docteur ès Lettres, spécialiste de l'histoire de l'Algérie comtemporaine et auteur de L'opposition en Algérie depuis 1962, éditions Rahma

Renvois

[1] Sont arrêtés au même moment que le fondateurs du PRS : Allouache Ali, lieutenant de l’ALN et ancien porte-parole de la Wilaya IV (Algérois)- Benyounès Mohand Akli dit Daniel ancien coordinateur de la fédération de France du FLN et co-auteur de la Gangrène – Kebaïli Hocine (selon Alger Républicain) Moussa ancien dirigeant de la fédération de France du FLN.

[2] L’affaire Mécili, La Découverte, 1989, p.112

Lire la 4e partie: Le FFS relance la lutte armée en février 1964 (IV)

Lire aussi:

- Hocine Aït Ahmed : un nationaliste au destin contrarié (I)

- Hocine Aït Ahmed et la crise de l’été 1962 (II)

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Commentaires (9) | Réagir ?

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algerie

merci

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