Ma rencontre avec un ami syrien !
C’est une rencontre fortuite au hasard des chagrins de l’exil, moi un Algérien qui vit dans le pathos d’un pays qui refuse d’évoluer et lui un Syrien qui sent dans sa chair la douleur d’une patrie transpercée par le venin d’une guerre intestine !
On ne s’est pas donné rendez-vous ni ne s’est convenu de cette imprécation subite du destin mais on a seulement décidé de nous plonger le nez, ne serait-ce qu’en l’espace d’une virée dominicale au gré des odeurs d’un marché hexagonal, dans les incommodités d’une actualité en effervescence. En regardant mon interlocuteur qui ne m’est pas du tout un inconnu puisque je le voyais de temps en temps se faufiler, un bouquin sous les bras, entre les artères des bibliothèques universitaires, j’ai l’impression que je suis en face de quelqu’un qui, dès qu’il aurait vu une tristesse sourdre et sévir quelque part à Alep, Damas ou Homs, il ne pouvait plus vivre qu’en duel avec elle ! Pour cause, la Syrie que sa famille aurait quittée en début 2012 pour s’installer parmi tant de réfugiés à Oran est morcelée, blessée et en désordre, la Syrie qu’il aurait fuie pleure ses ruines et se noie dans ses galéjades, la Syrie qu’il ont abandonnée lui et sa famille, plutôt qui les a abandonnés enterre ses martyrs en silence, le cœur noué et les tripes déchirées, la Syrie d’aujourd’hui donne le visage d’un cadavre «exquis» pour ceux qui en profitent à l’Est comme à l’Ouest, putréfié et cauchemardesque pour ceux qui en souffrent, c’est-à-dire tous ceux qui aiment cette contrée de culture, d’histoire et de civilisation, ce joyau de l’Empire Omeyyade que l’un des miens, un certain «Vercingétorix algérien» comme le reconnaît l’historien français Pierre Montagnon, aurait choisi comme terre de son exil, de son écriture, de sa poésie, de sa philosophie soufie et surtout de tolérance (pour rappel, l’émir Abdelkader a sauvé d’une extermination certaine en 1860, 400 enfants chrétiens druzes de Syrie, 6 prêtres et 11 sœurs réfugiés dans un couvent à Damas).
Emu jusqu’aux larmes, l’étudiant syrien s’est oublié dans le flou de ces cicatrices et m’a parlé d’abord de Ghaza, de cet enfant en sang qu’il a vu sur les réseaux sociaux, enlacé dans les bras de son père le crâne éclaté par un obus, de ces avions qui tournent en vautours et larguent des nuées de bombes sur des civils innocents en prétendant détruire les caches du Hamas, de ce coeur musulman coupé de ses nerfs, de cette indescriptible débandade arabe, de ces barils du pétrole enrubannés de «dollars toxiques» qui ajoutent des fardeaux de peines à nos consciences endeuillées, de ces émirs du Golf qui chassent l’outarde dans les déserts africains, se partagent hilares de somptueux banquets dans de luxueux palais, et entre deux repas, ergotent sur la malheur des Palestiniens, spéculent sur le sang de ses compatriotes et renchérissent sur une combien «utopique» et illusoire unité arabe, de cette mascarade de l’O.N.U, une coquille vide dont il ne distingue ni l’utilité ni le rôle (il préfère le mot du général De Gaulle «machin»), du bla-bla européen, de l’hypocrisie d’Obama, de la complicité en tous points de vue de ce monde libre «Le drame de la Palestine, me dit-il sentencieux, fut le début d’un malaise arabe qui n’en finit pas et ces abcès-là ne sont que ses prolongements ».
Et entre deux larmes à peine retenues, mon interlocuteur poursuit son diatribe du jour : "quand on remarque que la famille des Al-Assad n’a tiré aucune cartouche pour rétrocéder le Golan (cette grande réserve d’eau) occupé depuis 1967 et tire en même temps à bout portant sur son peuple, on se rend bien vite compte que ce simulacre de résistance à l’impérialisme occidental n’a plus aucun sens et que la trahison commence bien par-là (je te rappelle au passage que l’ex-secrétaire général de l’O.N.U Boutros-Boutros Ghali croit que le plus grand problème du Moyen-Orient, c’est l’eau) !
Car, si l’Etat hébreu en est l’origine, il n’a jamais, lui, été défié ni gêné pour autant dans ses entreprises colonialistes ! Or, combattre les ramifications d’un problème et en oublier la racine n’est, à mon sens, qu’un coup d’épée dans l’eau ! Si les occidentaux viennent chez nous, c’est pour nous casser, nous exploiter et sucer nos richesses et non guère pour nous construire ou nous aider, c’est clair, personne ne te construit un «chez-toi» si toi-même ne le construits pas de ton propre gré, ça serait absurde d’y croire au risque de paraître niais ! C’est une équation très simple comme le bonjour que l’on se donne le matin et que la plupart de nos élites font semblant d’ignorer, je parle surtout ici de cette fausse intelligentsia embourgeoisée (le parti du Bâath par exemple) qui se proclame laïque, socialiste et avant-gardiste mais épouse en catimini une « fausse » vision occidentalisée en criant sur tous les toits son allégeance à un modèle universel de liberté et de respect des minorités à mille lieues des attentes des peuples, leur composante sociologique et leurs racines anthropologiques (désabusées des slogans, ces masses-là sont, en effet, en quête d’une démocratie authentique et compatible avec leurs idéaux, c’est-à-dire, un mot générique et fort en symboles qui résout toutes les facettes de leur malaise)! Jacques Derrida disait «quand d’une façon générale, on essaie de passer d’un langage patent à un langage latent, il faut qu’on s’assure d’abord en toute rigueur du sens patent". Or «le sens patent» de l’approche occidentale «biaisée» du contexte arabe qui rime, bien sûr, avec une étroite collaboration dans la lutte anti-terroriste à l’échelle planétaire, une obligation du respect des droits de l’Homme, assortie de la nécessité de démocratiser les systèmes politiques suivant un principe de l’autoritarisme normalisé en les « sécularisant » ne traduit qu’un unique «sens latent» qu’est l’impérialisme, signé et cacheté dans les laboratoires de l’Oncle Sam. Car, d’abord le sens que donnent les premiers « les occidentaux » aux concepts est bien distinct de celui des seconds « les arabes » (l’islamisme, la démocratie, les libertés…etc.). En plus, le parti Bâath qui se dit favorable d’une part, à une symbiose des minorités dans le tissu social de l’Etat (ce qui plaît d’ailleurs, toutes proportions gardées, aux occidentaux et justifie en conséquence avec d’autres facteurs comme« le soutien russe » leur inertie à agir contre lui), réprime d’autre part au nom de cet «arabisme putride » toutes les minorités non-arabes (kurdes) et aussi les islamistes (vus comme ennemis de la modernité) avant qu’ils ne soient appelés, soutenus ou, du moins, encouragés dans une démarche de concertation globale pour un projet de société en commun avec les forces progressistes qui activent sur le terrain ! En quelque sorte, nos régimes font de l’autodestruction un moyen de construction, ils éliminent les partis, ligotent les syndicats, guillotinent la liberté d’expression, musellent les voix libres, corrompent la société, et, lorgnent du coin de l’œil ce « koursi » de la honte comme un talisman qui est à même, paraît-il, de les protéger du purgatoire et espèrent en contrepartie, contradiction de toutes les contradictions, un retour de manivelle, c’est de n’importe quoi ! Ce faisant, ils plaisent certes aux occidentaux qui continuent de les asservir, les «recoloniser» et les arrimer à leur orbite mais creusent à l’aveuglette leurs tombes, défrichent le terrain aux islamistes «sans programmes ni perspectives», les poussent parfois à la radicalisation et se prêtent à recevoir à contrecœur et en grandes pompes sur leurs terres ces puissances occidentales auxquelles ils feignent pourtant vouloir faire face !
Le schéma est à la limite du risible, teinté d’un tragique à la «grecque» très douloureux, que ce soit en Irak, en Libye, en Syrie ou ailleurs dans ce monde arabo-musulman large, divers et compliqué, la fin de ces tyrannies fut bien triste et on a assisté dès leur chant de cygne à une course-poursuite d’une armada de soldatesque de GI’s et d’Interpol, aux trousses des fugitifs révoltés, pourtant considérés quelques années seulement auparavant comme d’incontournables alliés dans la région à l’instar de Saddam, El-Gueddafi, Moubarak (saisie des biens, clôture de comptes bancaires, poursuite judicaires, et assassinat…etc.), ou à un Ben Laden jeté en mer après avoir été avec le jordanien Abdallah Azzam de puissant stratège et des homme-lige du C.I.A dans la guerre afghano-soviétique des années 1980 ! Je m’arrête justement ici pour bien cerner cette problématique, en faisant, si tu me le permets bien, un va-et-vient historique avec ce dernier événement. Dans une photo des années 1960 montrant Kaboul, on y voit des femmes souriantes, habillées à l’occidentale et baignées dans le brouhaha printanier du marché de la ville !
L’image en elle-même est très parlante, l’islamisme y fut une réalité exogène et inconnue à ce pays-là (l’Afghanistan), gagné par la ferveur communiste que les Américains ont vite évacuée pour supplanter leur pire ennemi (le communisme) par leur bienveillant ami (l’islamisme). Depuis, les Talibans assurés de l’extérieur (les monarchies du Golfe, l’Arabie Saoudite et même l’Occident), mobilisent leurs contingents, sapent l’école moderne, moralisent la société, pratiquent la «loi d’Allah» Chariâ et se préparent même à affronter ceux qui les ont adoubés (les Américains), lesquels ironie du sort ont fini par les chasser du pouvoir en 2003 après le cataclysme des attentats des tours jumelles du «World Trade Center» (résumons, les yankees ont armé les Talibans, les ont aidé à être au pouvoir, puis les ont mis dehors)! C’est presque la même chose aussi dans l’opération de l’Harmattan en 2011 où l’O.T.A.N s’est mise à larguer des armes lourdes aux rebelles islamistes de Libye (pour rappel les occidentaux ont encouragé le roi des rois d’Afrique à combattre l’islamisme) que les militaires français ont récupérées à Kidal et à Gao durant « l’opération Serval » en 2012 au Mali (en quelque sorte ce fut un investissement indirect)! Et terriblement, cette actualité syrienne ponctuée de « Deich » n’en est pas loin, ces mercenaires islamistes et le calife Abou Bakr Al-Baghdadi affaiblissent directement l’A.S.L (l’armée syrienne libre), le discréditent aux yeux du monde et font l’affaire d’Al-Assad qui n’en sera que plus réjoui des retombées positives ! Quant aux Kurdes «ces arnaqués de tous les temps» à qui on veut livrer des armes pour faire barrage à ces derniers ne furent-ils pas, rappelons-le bien, les victimes collatérales du soutien occidental à Al-Atatürk d’abord, puis à Saddam, et à la famille des Al-Assad père et fils ensuite? Ne était-il pas à cause de ces mêmes occidentaux qu’ils sont partagés aujourd’hui entre quatre pays (l’Irak, la Syrie, l’Iran et la Turquie) et que, horreur de l’histoire, n’ont pas pu fonder l’Etat auquel ils aspiraient ni même réussir à s’entendre entre eux ! Cet Occident-là est en vérité un menteur professionnel, il nous a déjà menti, il nous ment toujours et nous mentira à jamais tant que nos pays rechignent à se démocratiser de l’intérieur ! On ne vaut rien dans sa balance, on est un néant, une vomissure de l’histoire, une simple existence métaphysique qui ne trouve pas signification dans la réalité géostratégique d’un monde en ébullition régenté de surcroît par des lobbys financiers influents et une hyperpuissance américaine qui, pour des raisons économico-historico-religieuses, tendent leurs griffes au Moyen-Orient en particulier, vu, perçu ou conçu comme «espace vital» (Pétrole, religions et le conflit israélo-arabe)! C’est comme si quelqu’un te prie de te prêter à toi de l’argent que tu refuses et te mets un cran d’arrêt au cou pour que tu le lui rendes dès que tu l’acceptes (l’argent ici, c’est l’illusion), l’Occident nous a vendu «par la force» des «illusions» qu’il a fini par récupérer «par la force» aussi, ce qui fait encore sa force et nous rend tout aussi faibles proportionnellement, j’appelle cela mon ami «l’économie de l’usure chronique» ! Vous aussi en Algérie avez vécu cette période «contradictoire» de votre histoire où, d’une part, les islamistes détrônés de leur sacre électoral par la junte militaire «les janviéristes» en 1992, peaufinaient leurs méthodes de guérilla et affûtaient leurs armes dans cet Occident-là qui leur a servi de base-arrière, puis, a subitement changé son fusil d’épaule après le virage du 11 septembre 2001 pour se retourner contre eux et d’autre part, le peuple, pris entre deux feux «les urnes et les balles» (ballots and bullets) comme dirait l’historien américain William Quandt ne sait plus à quel saint se vouer puisque l’insécurité, la récession économique, les ajustements structurels imposés par le F.M.I, la maison qui crame et crépite sous les flammes de la discorde ne lui ont pas donné de paix et surtout du pain ! Des biens des plus élémentaires qui soient sans lesquels il n’y aura jamais de démocratie ! Certes, je ne partage pas tout à fait la vision marxiste «matérialisante» de l’histoire mais je me résous tout de même à admettre que loin d’en être le moteur, cet élément-là (le pain-le pouvoir d’achat-le confort social) ayant pour équivalent (instruction-alphabétisation technologie) est basique pour atteindre une certaine espérance démocratique (la bonne gouvernance).
De ce côté-là, force est de relever que la situation de la Syrie actuelle est pire que celle de l’Algérie du milieu des années 1990 (même si les prix des hydrocarbures variaient à l’époque entre 08 et 12 dollars le baril, ce qui n’a pas, au demeurant, arrangé une loi de finances qui fixe son référentiel à 19 dollars, que la dette extérieure dépasse les 30 milliards de dollars et que les officiels se conforment à une certaine politique de mèche avec «une Françalgérie», caractérisée par des magouilles, des récupérations et des manipulations !), d’autant que si ton pays vit des revenus d’une rente locale, le mien survit au moyen d’une pseudo-rente, préfabriquée par l’Iran, l’Arabie Saoudite, le Qatar, la Turquie, la Russie, les U.S.A, et le Hezbollah bref, tous ces pays ou ces formations paramilitaires qui, de loin, téléguident les horreurs d’une guerre fratricide, alimentent les propagandes les plus folles et gèrent une rente de sang, de larmes, d’hystéries, de massacres et de génocides au prix d’alliances et de mésalliances «banales» sur le dos des Syriens. Je pense à ce moment même au discours d’Aimé Césaire sur le colonialisme, à cette phrase où il dit en particulier que «l’Occident est juché sur le fumier de ses crimes». Elle est vraiment d’actualité. Maintenant, l’enjeu capital est d’arrêter cette effusion du sang et trouver une solution pacifique à ce conflit. Car, supposons que la guerre s’arrêtera demain. Quand est-ce qu’on va reconstruire tout ce gâchis ? Réfectionner toutes ces écoles détruites, nos universités, nos lieux de culte, nos banques et nos maisons en décombres? Venir en aide à des populations psychologiquement atteintes, soigner nos blessures et nos drames nationaux? Cela sera long, dur et compliqué ! C’est à l’instar de ce que l’Algérie a vécue si ce n’est pas plus n’est-ce pas ? Notre identité présentement trop saignante en pâtira, elle aussi, certainement demain! Enfin, la guerre n’a jamais été un jour ni ne sera en aucune manière la solution de notre malheur mon ami, mais la démocratie en est une, décidément !»
Kamal Guerroua, universitaire
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