La dernière métamorphose d'Apulée : la décadence des temps (1re partie)
Salah n’est pas spécialement volubile. Mais c'est aussi un faux taiseux. Il alterne de profonds silences avec une prolixité soudaine. Sec comme un sarment, le visage émacié des hommes qui en ont vu des vertes et des pas mûres, le regard pétillant, il m’attend à l’aéroport de Annaba. (*)
Par Arezki Metref
«Il sera au deuxième parking», m'a prévenu Maâmar au téléphone.
Je débarque dans l’aérogare bondée, plus de monde aux départs qu'aux arrivées. Cette matinée de fin juin est déjà caniculaire. 29 degrés à 9h du matin, on voit de quoi le jour sera fait. Cela faisait quoi — combien de temps ? — disons longtemps que je n’étais pas revenu à Annaba. La dernière fois, le complexe sidérurgique d’El-Hadjar appartenait encore souverainement à l’État algérien et l’aéroport ne s’appelait pas Ahmed-Ben-Bella. Depuis, il a coulé un coup d’Etat, une guerre intérieure et des centaines de milliers de morts. Sans compter l’assassinat de Boudiaf. Ici même, justement ! Au deuxième parking, je reconnais tout de suite Salah. Il conduit une voiture vert moutarde, la seule de l’aire du stationnement. Pas possible de le louper. On se jette dans les bras l’un de l’autre comme deux vieux copains qui se retrouvent après une guerre. Nous ne nous étions jamais vus !
Salah conduit à l’algérienne, la seule contrainte, c’est l’efficacité. «Je respecte deux impératifs, dit-il, ne pas me laisser rentrer dedans et ne pas rentrer dedans, le reste est fioriture.» Ce faisant, il fait de l’Apulée sans le savoir : «Rien de ce qui a pour but de sauver des vies ne saurait passer pour criminel.» S'il est très souple avec les règles du code de la route, c'est pour la bonne cause. En outre, il est en deçà des prouesses de la moyenne des conducteurs algériens. Dès la sortie des entrelacs qui dégagent de l’aéroport, nous voilà à un carrefour dont une des voies conduit au port et l’autre à El-Hadjar.
En voyant ces quelques lettres ternies sur une plaque signalétique, c’est tout un monde qui afflue. D’abord, la glose boumediéniste sur le fleuron de l’industrie industrialisante. Puis les luttes ouvrières, quand le cœur du pays battait pour les plus démunis, souvent moins pour des motifs de conditions de travail et de salaires que pour des raisons patriotiques de conservation de ce formidable outil de développement à l’abri des appétits compradores. Puis la cession perfide à ArcelorMittal et le lot de drames humains que cette abdication a engendrés : emprisonnement, morts suspectes…
Et voilà qu’Apulée m’alpague, tandis que je remarque au bord de la route, un baudet se repaissant tranquillement d’une herbe calcinée par le soleil. «L’âne Lucius broute des roses vermeilles.» Des roses ? Oui des roses… Et vermeilles. Je reviens à ma quête : L’Ane d’or, Apulée…
Cette forme de voyage l’avait mené à Athènes et à Rome. Il l’appelait «pèlerinage littéraire», et à mon tour cela me conduit à Madaure. C’est sur les traces de ce nomade que je me lance. Aller à M’daourouch, Madaure, ville natale d’Afulay, écrivain, démonologue, prêtre isiaque, rhéteur, juriste et maître des Neuf muses. En bon apologue de lui-même, Apulée avait compris que la communication qui ne portait pas encore ce nom, consistait à ne jamais se dévaloriser. Tout au contraire, il n'hésitait pas à s'auto-congratuler : «J'ai bu à toutes les coupes de l'instruction ; Empédocle compose des vers ; Platon, des dialogues ; Socrate, des hymnes ; Epicharme, de la musique ; Xénophon, de l'histoire ; Xénophane, des satires ; tandis que votre Apulée s'exerce dans tous ces genres.» Notez bien le «votre Apulée» !
Ce métis, qui se revendiquait mi-gétule, mi-numide, était intégralement berbère. Il faisait partie de cette élite qui devait louvoyer avec la Rome hégémonique. Il y parvint si bien qu’il acquit l'insigne particularité d'avoir vu de son vivant sa statue érigée à Carthage et dans d’autres villes.
En entreprenant ce voyage, je cherche quoi, en fait ? Peut-être à rappeler, à notre conscience nationale assoupie dans une léthargie post-digestive, que d'ici est parti un bonhomme de l'envergure d'Apulée, gloire universelle en son temps, qui en vint même, en tant que coryphée du paganisme, à être tenu par les païens de l'époque, selon son compatriote saint Augustin, pour l’égal et l'opposé de Jésus-Christ.
Mais où trouver des traces ? Et quelles traces ? J’écoute Salah s’attendrir sur les paysages d’antan, avant que les constructions ne massacrent ce qui ressemble encore par moments à de véritables aquarelles.
Je songe déjà à la difficulté à relater ce voyage. Non, je ne crois pas pouvoir me prévaloir de l’invite un peu fanfaronne faite par Lucius Apuleius, Apulée ou Afulay pour nous, en ouverture de L’Ane d’or. Il écrivait avec toujours le même aplomb : «Lecteur attention, tu ne t’ennuieras pas !»
Voilà Dréan ! Jadis village agricole coquet surnommé par les siens, et avec un chauvinisme de bon aloi, «Le Petit Paris», Dréan apparaît aujourd’hui comme un magma urbanistique composé de constructions inachevées, et souvent défiant les lois de l’apesanteur. Rien de différent, en somme, du reste de l'Algérie.
J'interroge Salah sur le nom colonial tout en me doutant bien qu’il s’agit de Mondovi, lieu de naissance accidentel de Camus. Faut-il y voir l’un de ces signes bénéfiques – ou maléfiques – de la science d’Apulée ? Je percute. Camus a-t-il écrit sur Apulée ? Et puis, et surtout, l’évidence : Camus et Apulée sont nés à quelques dizaines de kilomètres l’un de l’autre, du moins sur les mêmes plaines et à l’orée du même désert.
Pressés par le temps, contraints par la circulation dense et anarchique, nous contournons Dréan. Tant pis, je ne verrai pas la plaque qui, semble-t-il, a été apposée sur la demeure natale de Camus en 2012 à l'occasion du 52e anniversaire de sa mort. Là encore, j'ai le sentiment que l'on passe d'un excès à l'autre. D'une chape de silence à une explosion de célébrations. Je songe à ce moment, de façon certes un peu impertinente, voire carrément cynique, à une balade dans la ville de Luxembourg avec mon ami Sadek. A un moment, il me montra une maison sur laquelle une plaque signalait que Victor Hugo y avait séjourné. Commentaire de Sadek : «Tu vois, quand on est aussi célèbre que Victor Hugo, partout où l'on a eu un rendez-vous galant, cela devient un monument historique.»
Nous traversons d’abord les hautes plaines, ensuite de brèves forêts de conifères, et enfin des montagnes ocres. Et le paysage peu à peu se dégarnit, se consume, asséché par le souffle du désert.
Dans le ronronnement du moteur et la moiteur poussiéreuse de l'habitacle, j'imagine Apulée, ou encore saint Augustin deux siècles plus tard, empruntant cette même route à pied, à cheval, à dos de mule. Que voyaient-ils l'un et l'autre ? Dans un simple et beau roman, Taghaste, Kebir Ammi décrit Augustin allant de Rome vers sa ville natale. Il débarque à Hippone puis rallie Taghaste à pied, traversant ces mêmes paysages, rencontrant maints personnages sur son chemin dans l'esprit de l'autarcie philosophique platonicienne qui résume le bonheur à la besace et au bâton de pèlerin.
Je songe aussi à cet utile travail d'exhumation mémorielle entrepris par Djedaiet Mahmoud dans Saint Augustin, fils de Taghaste et de Numidie (édition non-indiquée, 2004). Augustin y évoque l'époque où «enfant, je couvrais sans lassitude beaucoup de chemin quand l'amour de la chasse aux oiseaux m'imposait de longues courses». Par un de ces hasards qu’Apulée, versé dans les sciences occultes, essayait d'ordonner, ne voilà-t-il pas que Salah raconte son enfance pauvre à Annaba. Débrouille pour survivre. C’était peu de temps avant la fin de la guerre.
La misère était telle que les enfants étaient contraints de prendre ce dont ils avaient besoin, là où ils le trouvaient.
Aujourd’hui, Salah n'a pas assez de mots pour exprimer combien le choque le fait que de jeunes adultes préfèrent vivre aux crochets de leurs vieux parents plutôt que d’essayer de gagner leur vie. Il raconte aussi son engagement dans l’armée, puis le tourbillon du coup d’Etat avorté de Tahar Zbiri en 1967 qui avait failli l'emporter. Après sa démobilisation, il prend un travail dans le civil jusqu’à l’âge de la retraite, et… continue à travailler. Comment pourrait-on lui reprocher sa vision manichéenne de la jeunesse, lui qui a dû subir tant de renversements brutaux mettant à mal ses valeurs ?
Dans ce manuel de philosophie pratique que la vie lui a dicté, une page pour chaque coup du sort, il en est venu à opposer le travail d’antan à l’oisiveté d’aujourd’hui et la modestie dans l'effort d’hier à la tonitruante exigence actuelle :
- Je te jure que je ne comprends plus rien à ce monde. De mon temps, un homme portait une ceinture ou des bretelles comme des signes de pudeur. Maintenant les jeunes baissent au maximum le pantalon pour montrer la marque de leur slip.
J’ai été à deux doigts de lui raconter l’origine de cette mode étrange telle que je l’avais apprise de la bouche d’un jeune chercheur en sociologie urbaine. Comment la confiscation des ceintures aux détenus dans les prisons US entraînant le glissement du pantalon, a conduit à adopter un style fashion devenu international.
Après quoi, le ronronnement du moteur, soporifique pour le cerveau, nous incite à faire assaut de lieux communs sur la décadence des temps. Avons-nous seulement conscience que le «c'était mieux avant» avait déjà cours du temps d'Apulée de Madaure ? Salah connaît si bien la route qu'il arrive à évaluer le nombre de kilomètres parcourus non pas en consultant le compteur de bord mais en fonction de son état de fatigue. A un moment donné, dans la descente d’une route de montagne, il m’informe que nous avons le choix entre deux itinéraires, et qu’il opte pour le moins fréquenté. Nous arrivons sur un plateau pelé. Au loin, des vapeurs ocres tremblent au bord des pupilles.
- Voilà M’daourouch, lâche Salah.
En découvrant cette agglomération perchée sur un monticule, cernée de plaines aux terres généreuses mais désertes, à la croisée du Sahara et des Aurès, je me suis demandé pourquoi diable les Numides étaient venus se fourrer en un tel lieu. Et pourquoi diable aussi, sous les Flaviens, les Romains en avaient-ils fait une colonie ?
Mais en y séjournant, on s'aperçoit comme à l'ingestion d'un filtre magique, probablement légué par ce fieffé Apulée, que cette ville de ruines qu'est Madaure et ce village menaçant ruine qu'est M'daourouch a quelque chose de magnétique.
Chercheur de racines (2e partie)
- En début d’après-midi, mon cousin Mabrouk t’emmènera visiter les ruines de Madaure, me dit Maâmar.
Il ajoute que Mabrouk a deux particularités, si on peut dire :
- Du temps où il était dans l’Algérois, en forçant le trait, on peut dire qu’il était le seul RCD du pays chaoui. Et puis c’est un passionné des origines.
A l’heure dite, Mabrouk arrive vêtu d’un pantalon court et d’une chemisette kaki. Avec sa rousseur tannée par le soleil gétule, il n’est pas sans rappeler la carnation d’un saint Augustin. Il sort de son sac toute une documentation sur M’daourouch (Madaure), sur Souk-Ahras (Taghaste) où il vit, ainsi que ses propres textes. Car Mabrouk taquine la plume comme la plupart des chercheurs de racines.
Après une carrière sans nul doute brillante, à en juger par sa rigueur, son intelligence et son esprit de méthode, dans une société nationale à Alger, il décide un jour de rentrer au bercail pour assouvir sa passion de la quête des origines. «Vivre tout près de ses ancêtres n’est qu’apothéose de l’âme, une fois le laps de temps consommé, et aussi lointain que remonte notre passé, à l’épopée de Gaïa, de Massinissa notre grand aguellid, on ne peut qu’être fier, très même, et en citer au podium – le mien –, Jugurtha, Ptolémée, Syphax et la belle Dihya, et tant d’autres à travers l’histoire, que nous gardions jalousement pour nous en ranimer aux temps de disette ou d’égarement identitaire.» Voilà ce qu’écrivait Mabrouk dans un texte intitulé Isoranes — les racines — en 2006.
Durant ces quelques heures pendant lesquelles il me guidera dans les ruines de Madaure, j’aurai tout loisir d’apprécier son immense culture historique, sa parfaite maîtrise du berbère, de l’arabe et du français, et surtout sa grande humilité.
Nous grimpons dans la voiture climatisée de Walid pour échapper à la langue de feu de l’air caniculaire. Le site de Madaure se trouve à 4-5 km à peine du village. Déjà dans la voiture, comme si la conscience de ne disposer que de peu de temps le poussait à la synthèse, Mabrouk entame l’histoire de Madaure par petites touches. Ce qui témoigne de ses scrupules pédagogiques à ne pas me bombarder de trop d’informations à la fois.
J’entreprends d’enregistrer ses propos qui m’intéressent au plus haut point, afin de n’en perdre aucune syllabe. Ainsi, me dis-je, si je dois m’arrêter là, mon but sera d’ores et déjà atteint. Rencontrer des personnages authentiques du cru, préservant et assumant l’histoire de Madaure dans sa continuité depuis l’aube numide, n’est-ce pas là le but de mon voyage ? Et voilà que ce sacré appareil made in China n’enregistre pas le moindre mot !
- C’est sûrement les piles, conclut Walid qui stoppe le véhicule devant un kiosque.
Je les remplace par celles qu’il vient d’acheter et prie Mabrouk de répéter ce que l’appareil n’a pas enregistré. Nouvel échec. Indulgent, Walid suggère que les piles du kiosque, tout aussi made in China, sont périmées. Je m’apercevrai plus tard que c’était mon incapacité à me servir de l’enregistreur qui en était la cause.
Nous nous garons dans un parking face à l’entrée du site, clos depuis quelques années. Une source d’eau minérale coule à ciel ouvert. Des voitures s’y arrêtent et des conducteurs en descendent pour remplir des jerrycans de cette eau réputée pour son abondance et sa pureté. Nous sommes samedi et, bien entendu, les trois seuls visiteurs.
Mabrouk me raconte toutes les batailles menées notamment au sein de l’association Les Amis de Madaure, pour que le site ne reste pas à l’abandon. L’adversaire dans cette bataille, c’est la bêtise et la suffisance arabo-islamique à nier tout passé qui lui soit antérieur, ou le cas échéant à le dégrader. J’avais entendu parler de ces anciens qui s’étaient vantés lors d’une cérémonie officielle sur le site, en présence des autorités locales et nationales, d’avoir essayé d’abattre des colonnes d’une demeure de la Madaure romaine, une façon d’éradiquer l’héritage antéislamique. Les colonnes portent encore les blessures des méfaits de leur ignorance. Heureusement, la pierre a résisté avec cette vigueur de l’évidence en vertu de laquelle on ne peut détruire son passé quel qu’il soit.
Autre cas rapporté par Maâmar. Il avait lui-même proposé que l’un des lycées de M’daourouch soit baptisé du nom du natif du lieu, à savoir Apulée. Réponse de la bêtise :
- Non, c’était un mécréant !
On peut penser que s’ils n’ont pas changé le nom du lycée Saint-Augustin de Annaba, ce ne peut être que par crainte d’un scandale international.
Mabrouk lui, au contraire, revendique le passé de Madaure depuis sa naissance berbère. Il attribue le nom de Madaure –M’daourouch – au toponyme berbère tamadit, autrement dit, les deux rivières. Compte tenu de la prospérité agricole de la région, avec la présence abondante d’eau souterraine, il n’est pas impossible que cette explication soit fondée.
On sait, en revanche, avec une quasi-certitude que, ville numide, Madaure est mentionnée depuis le IIIe siècle avant J.-C. Elle appartenait au royaume de Syphax avant d’être conquise par Massinissa.
C’est un architecte, CH. A. Joly, qui le premier entreprend les fouilles au début du XXe siècle. Cela donnera de la matière à l’incontournable Stéphane Gsell pour une publication sur Madaure à triple détente, successivement en 1914, 1918, 1922. C’est de cette publication que vient l’essentiel de ce que l’on sait sur Madaure – ainsi que des écrits d’historiens latins. On croit savoir que la population de la ville atteignait le nombre de 10 à 12 000 habitants. Le théâtre, conservé presque intact, le plus petit théâtre romain du monde, contenait 1 200 places, soit 10% de la population.
On découvre que la cité était une ville de riches possédants, compte tenu de la fertilité du sol et des nombreux moulins à blé et pressoirs à huile dont les vestiges sont encore visibles aujourd’hui. Mais la cité était surtout connue pour être, après Carthage, le deuxième centre universitaire le plus important d’Afrique. L’université y brillait en particulier par ses cours de philosophie et de rhétorique considérés comme les plus réputés de l’Empire romain.
Ce n’est pas un hasard si Madaure a donné un Apulée et un grand grammairien comme Maxime, un païen, ami de saint Augustin. Maxime naquit, étudia avec ce dernier qui avait 15 ans à cette époque, puis professa à Madaure même. Pas inintéressant de noter l’esprit de tolérance religieuse qui régnait alors à l’université de Madaure. Maxime, fermement acquis au paganisme, manichéiste, croyant en la religion de Numa, et Augustin, évêque d’Hippone et figure universelle de l’Eglise, malgré leurs chemins divergents, continuaient à échanger comme du temps de leur jeunesse estudiantine, des arguments pour et contre le christianisme notamment.
Poursuivant notre balade sur le forum, Mabrouk m’interpelle :
- Tu imagines, ici presque rien n’a changé depuis le temps où Maxime et Augustin se promenaient en philosophant !
Il ajoute :
- D’ailleurs dans la correspondance d’Augustin, il y a des lettres adressées à Maxime qui rappellent ces promenades de jeunesse.
- Et Apulée alors ? lui demandai-je.
En allant à la recherche de Madaure, j’avais inconsciemment évacué tous les autres pour ne m’intéresser qu’à Apulée. Peut-être à cause de L’Ane d’or, cette œuvre littéraire qui compte parmi les 4 ou 5 romans les plus importants de l’histoire de l’humanité, avais-je étroitement réduit Madaure et sa longue histoire à Apulée.
Je ne dois pas être le seul puisqu’à la conquête française de M’daourouch, l’administration coloniale avait donné au village conquis par la force, non pas le nom d’un général, comme le voulait l’usage, mais celui d’un philosophe. Comment ne pas voir en Montesquieu un hommage à Apulée ?
Tandis que l’on pénètre à l’intérieur de la forteresse byzantine, — construite comme ouvrage militaire vers le VIe siècle avec les pierres de la ville romaine bâtie en 75 après J.-C. — Mabrouk me désigne des terres et des constructions sur les deux tiers du site n’ayant pas fait l’objet de fouilles. Sans réaliser, sans doute, le télescopage de l’Histoire que tous ces épisodes provoquent, il me dit :
- Là, c’est la propriété de la tribu Belhouchet, celle du colonel bien connu de l’époque Boumediene.
Dans ces ruines géométriques et dans celles qui n’ont pas encore été mises à jour, je tente d’imaginer où avait bien pu habiter Apulée, où il avait pu jouer enfant. Impossible à savoir, évidemment ! On peut supposer un garçon bien né, fils aisé du Duumvir de la ville, qui a eu tout loisir de s’adonner à l’étude. L’instruction pour laquelle il a montré dès son enfance une ardeur goulue, il l’a acquise non seulement par sa propre volonté, mais aussi grâce à la fortune de son père. Dans son Apologie, qui comporte de précieuses informations autobiographiques, il avoue s’être «adonné, dès mon plus jeune âge, et de toutes mes forces à la seule étude des lettres, dédaignant tout autre plaisir». Il a cherché à acquérir la rhétorique «plus qu’aucun homme peut-être, au prix d’un travail acharné de nuit comme de jour, aux dépens de ma santé».
Je fais candidement part à Mabrouk de l’étonnement qui me saisit chaque fois que je visite un site qui renvoie à nos lointaines origines. Qu’est-ce qui fait que cet héritage nous semble étranger, à nous population autochtone – presque frappé d’extraterritorialité. Ce n’est pas parce qu’il écrivait en latin qu’Apulée était romain. Et ce n’est pas parce qu’il est un père de l’Eglise que saint Augustin a cessé d’être un enfant de Taghaste.
Mabrouk acquiesce et déplore lui aussi les mutilations de nos arbres généalogiques. Lui, en tout cas, fait partie des gardiens du nom propre qui tiennent à se construire comme individu et comme nation, avec l’apport de toutes les strates qui nous constituent.
Je me suis mis à imaginer ces ruines envahies de visiteurs qui, j’en suis certain, ne demanderaient qu’à s’y rendre. Mais pour cela, il faudrait réunir les conditions matérielles idoines, et surtout les conditions culturelles à même de faire accepter, et surtout de se prévaloir de cette richesse. Voyez Carthage…
Tiens, puisqu’on y est, il faut se souvenir que Bourguiba s’était approprié saint Augustin face à nos responsables politiques incapables de le revendiquer, tant ils étaient rigidifiés dans leur vulgate nationaliste arabo-islamiste — exception faite, peut-être de Bouteflika, à qui il faut bien reconnaître ça. Saint Augustin, berbère et chrétien, tu penses !
Au lieu d’un groupe de touristes que le soleil perpendiculaire me fait entrevoir sous forme de mirage, j’aperçois un couple égaré dans le paysage ordonné des ruines. Lui, la trentaine, en survêt, cheveux en brosse. Elle, élancée, le port seigneurial, les yeux dardant un mélange de douceur aurasienne et de détermination chaouia, vêtue d’un hidjab aux couleurs vives. Sans ce voile qui occulte sa chevelure, sûre qu’elle me ferait penser à mon amie Kahina…
Dans la voiture du retour, c’est à mon tour de parler. Je demande à Mabrouk comment il définit notre identité. Il me répond :
- Quoi qu’il en soit, à la base nous sommes des Amazighs.
Les héritages du langage (3e partie)
Peut-être est-il temps, comme le faisait Apulée dans son Apologie, de formuler des aveux comme autant d’arguments préventifs contre d’éventuelles accusations. Cela fait plus d’une dizaine d’années que, en toute humilité, je me suis lancé dans la prospection des strates de notre histoire, dans ce qu’elles ont de matériel et d’immatériel.
Cette quête de reporter dans le présent et dans le passé est un témoignage en faveur de la multiplicité de nos origines et de la mixité de nos ancêtres. Après un travail sur la Kabylie, je suis passé par Cirta, la capitale de Massinissa, en attendant d’arpenter les Aurès et d’autres régions où les racines berbères sont encore vivaces. Dans ce travail en gestation, je devais à un moment ou à un autre, en vertu de la logique de cette recherche, mais aussi par pure inclination pour la littérature, cette «extase du langage», m’intéresser à Apulée, donc à Madaure. Notez qu’indépendamment de cela, je m’y serais de toute façon un jour attelé. Mais il faut en convenir, je ne l’aurais pas accompli aussi rapidement, ni avec autant d’aisance sans le concours amical et cultivé de l’ami Maâmar Farah.
Le journaliste que tout le monde connaît est aussi natif de M’daourouch, village auquel il est très attaché au point de s’impliquer de longue date dans sa vie sociale et culturelle. En vérité, mon voyage répond à une invitation réitérée depuis plusieurs mois. L’intérêt de Maâmar pour ce gisement historique et sociologique qu’est son village natal, et singulièrement pour Apulée, son compatriote à quelques siècles de distance, il en a fait état dans plusieurs chroniques publiées ici-même.
Comment pouvait-on rêver meilleur guide et meilleur hôte ? Je possédais une pauvre édition algérienne de L’Ane d’or, mal façonnée, sans présentation préalable, et bourrée de coquilles. Maâmar me tend un opus bien conservé d’une édition refondue du tome 1 des œuvres complètes d’Apulée, parue à Paris, chez Garnier Frères en 1862.
- Cela fait des années, me dit-il, qu’avec les copains de l’Association des amis de Madaure, nous le cherchions. C’est un copain d’ici qui l’a trouvé aux Etats-Unis.
Traduite en français par le grammairien Victor Bétolaud, l’œuvre est introduite par une préface érudite qui est à sa manière un morceau d’anthologie. Elle cumule les connaissances les plus avancées de l’époque sur Apulée et sur son Afrique romaine natale, et les clichés les plus éculés sur les mêmes sujets.
Entre la reconnaissance de la singularité prolifique d’Apulée, constatée déjà de son vivant, et la déconsidération de son œuvre, le préfacier n’hésite pas un instant, au détriment de ce dernier à dire : «Comment en serait-il autrement à l’égard d’un écrivain qui ne consacrait son talent qu’à traduire ou à compiler ?» Il ajoute, à l’encontre de tous les commentateurs d’Apulée – ceux qui l’ont précédé tout comme ceux qui le suivront – : «Ses traités philosophiques ne présentent que des doctrines vagues, incertaines, et qu’on ne saurait caractériser, ou, pour mieux dire, Apulée n’a pas de système, et il reproduit tour à tour, par voie de traduction, les dogmes de Socrate, de Platon, d’Aristote.» Puis, coup de grâce, ses Métamorphoses, selon lui, ne forment qu’une «œuvre bizarre, incohérente». Il s’avance même à considérer L’Ane d’or comme «un véritable dédale que les modernes ne paraissent pas être capables de pouvoir jamais expliquer, et où l’auteur s’est égaré lui-même».
Il l’accable pêle-mêle d’étalage de connaissances, de donner à son œuvre une physionomie «prétentieuse et pédantesque, au point où la vanité et la jactance du rhéteur la caractérisent». Par ailleurs, le traducteur avoue s’être dispensé de traduire des extraits qu’il considérait carrément licencieux.
Cette édition, capitale en Occident, ignorait l’influence d’Apulée en tant qu’écrivain sur l’évolution de la littérature. Le Démon de Socrate semble avoir été l’une des lectures de Johann Faust, ce médecin thaumaturge né en 1480 à Cracovie, dont la vie vouée à la magie a inspiré La tragique histoire du docteur Faust à Christopher Marlowe, et l’œuvre célèbre que Gœthe mettra 60 ans à écrire. De même, Gérard de Nerval ne fit pas mystère de sa dette envers Apulée. L’Ane d’or a servi de modèle à de nombreux écrivains tombés dans la doxa, de La Fontaine à Shakespeare chez qui les spécialistes détectent l’influence, notamment dans Le Songe d’une nuit d’été.
Quand je demande à Maâmar ce que, selon lui, Apulée a légué à M’daourouch, il répond :
- Sans doute une forme de sérénité, de détachement, de satisfaction de ce que l’on a, voire de philosophie de la vie quotidienne qu’on retrouve chez les gens d’ici.
Pour préciser ce qu’il veut dire, il préfère encore emprunter les mots d’Apulée même : «Moins on désirera, plus on aura. Celui qui voudra (se limiter à) peu de choses possédera autant qu'il voudra. La richesse se mesure donc dans le cœur même de l'homme, plutôt que dans ses biens et les intérêts qu'ils lui procurent. S'il est désarmé face à son désir (de richesse), insatiable chaque fois qu'il s'agit de son profit, l'homme ne sera pas comblé par des montagnes d'or ; toujours, il réclamera, comme un pauvre, de quoi accroître son bien.
La vraie pauvreté se reconnaît à ceci : notre désir d'avoir plus nous vient toujours de notre conviction d'être dans le besoin. Peu importe l'ampleur de ce qu'on a si on croit que c'est peu. On est pauvre lorsqu'on ressent une frustration liée au désir, riche, lorsque l'absence de besoins nous ravit. Les pauvres, on les reconnaît à leur insatisfaction, les riches, à leur contentement.» (Apulée, Apologie, XX, 2-4 et 8).
Maâmar a construit une demeure sur les terres héritées de son père, à la sortie du village, sur la route menant aux ruines de Madaure. Il me parle de son projet de suppléer à l’absence totale d’infrastructure hôtelière, en créant des chambres d’hôtes destinées à accueillir les pèlerins littéraires sur les traces d’Apulée, et les touristes augustiniens. Ils arrivent de toutes les régions du monde – Australie, Etats-Unis, Italie, etc.–, mais faute d’hôtels convenables, ils font l’aller-retour Annaba-M’daourouch, ou Tunis-M’daourouch dans la journée.
Nous avons marché sur le bitume avant d’entrer dans le village, en traversant la voie ferrée à hauteur d’une gare qui –allez-savoir pourquoi ! – me rappelle ces gares de western. Sans doute à cause de l’environnement quasi désertique, car objectivement la ressemblance ne tient pas. Etendue sur une butte, la ville est cernée de vastes champs couleur terre de Sienne, qui lui donnent l’aspect d’un de ces hameaux aux allures de mirage du désert de l’Arizona. On ne peut pas ne pas remarquer à l’orée du village, les chantiers en construction d’immeubles d’habitation, ainsi qu’un centre de dialyse arraché de haute lutte, qui permet aux malades jusqu’alors obligés de se déplacer à des centaines de kilomètres d’être traités sur place. La plupart des terres réquisitionnées pour ces chantiers appartenaient au père de Maâmar Farah. La famille a été misérablement dédommagée.
Dès l’abord, M’daourouch présente la géométrie du village colonial : rues tirées au cordeau, lignes perpendiculaires, maisons basses d’un étage maximum, ficus au feuillage poussiéreux. A l’exception de quelques surélévations qui pourraient en modifier l’aspect général, le centre a dû rester tel qu’à l’origine. Aucun immeuble de verre, aucune architecture futuriste comme on en voit maintenant en bien d’autres lieux. Le village a gardé son aspect rustique.
Maâmar m’indique sa maison natale au cœur du village. Il m’explique que M’douarouch est constitué, grosso modo, d’un melting-pot de Chaouis, de Kabyles, de Soufis en provenance de Oued Souf ainsi qu’une population arabophone originaire de Tiffech (ex-Tipasa de Numidie), de Hanahcha et de Souk Ahras.
On entre dans une épicerie à l’ancienne, située sur la rue centrale. Des étagères métalliques partent à l’assaut des plafonds. Des sacs de jute débordent de marchandises.
Des bocaux regorgeant de friandises sont alignés sur un comptoir en bois. Odeurs persistantes du passé, mélange d’épices, de lessive, d’huile, de condiments. Maâmar me présente à Rachid, un ami d’enfance, fils de commerçants venus de Kabylie au début du XXe siècle, qui tient l’épicerie depuis plus de 50 ans :
- Je te présente un ami qui veut écrire sur M’daourouch et Apulée.
Mais Rachid botte en touche. Il répond par une vague formule de politesse, et entreprend derechef avec Maâmar l’évocation du passé. Se doutaient-ils qu’en échangeant leurs impressions sur leurs instituteurs de l’époque, Aït Zahi et Hadj Messaoud, qui marquèrent leur génération, sur le destin de l’un ou l’autre de leurs proches, ils alimentaient le propos de ce reportage ? Ne consiste-t-il pas, ce propos, en prenant prétexte d’Apulée, à comprendre comment se forge une patrie affective et culturelle à partir d’un vécu commun de citoyens de différentes provenances ? La conversation roule sur Hachemi, le frère de Rachid, un autre ami d’enfance de Maâmar qui vit à Annaba, et qu’ils n’ont plus revu au village depuis bien longtemps. Avant de le quitter, je pose à Rachid la question de savoir ce qu’évoquent pour lui les ruines de Madaure, Apulée…
Il me répond :
- On sait qu’elles sont là. Mais la vie quotidienne, elle aussi est là.
En déambulant dans les rues défoncées de M’daourouch, je réalise que Maâmar et Rachid ont échangé en arabe et en français, jamais en berbère. Je sais que Maâmar n’en est pas un locuteur : «Mon père parlait berbère, mais il épousa une arabophone, ma mère. C’est pourquoi je suis l’un des rares Farah à ne pas le parler.» Je constate que, victime comme eux de l’aliénation linguistique, je ne me suis adressé ni à l’un ni à l’autre en berbère. Je songe à Apulée, à ses œuvres en grec et en latin, à son style reconnu talentueux dans ces langues, mais qui n’a jamais écrit quoi que ce soit dans sa langue d’origine, le berbère. Cependant, sa grande maîtrise des langues dominantes de l’époque ne l’a jamais exonéré d’être renvoyé à la tare de ses origines. Victor Bétolaud rappelle, dans la préface citée précédemment, l’exclusion prescriptive de l’institution universitaire de l’époque. Voici comment il juge le langage d’écriture d’Apulée : «Loin d’être pur et châtié, il offre de grossières incorrections. Il est impossible que l’on oublie, et son origine étrangère, et son séjour constant en Afrique.» Puis il cite Fréderic Schoell, un philologue allemand du début du XVIIIe siècle, pour qui Apulée a «toutes les duretés que les anciens reprochent à la diction des écrivains originaires d’Afrique». Il souffre, écrit-il «d’enflure africaine». On croirait entendre la critique française évoquer avec paternalisme et bienveillance des écrivains algériens d’aujourd’hui.
Maâmar me tire de ma rêverie par cette remarque sociologique :
- La famille de Rachid était autrefois composée de riches commerçants. Maintenant, ils sont presque pauvres. A l’heure du trabendo et de l’informel, ils sont dépassés. Ce sont des gens qui ne pourraient vendre une aiguille sans l’avoir achetée avec une facture.
Dans l’axe perpendiculaire à la rue centrale, on s’arrête devant un garage de vulcanisation. Un mec à la dégaine d’acteur de western spaghetti, les mains dans le cambouis, se dirige vers Maâmar. Ils se remémorent les personnages du temps passé, leurs frasques de jeunesse, puis le vulcanisateur rappelle le souvenir de Si Djoudi, le père de Maâmar, un p’tit gars qui commença par vendre les œufs qu’il achetait dans les fermes voisines, et qui finit à force de travail acharné par posséder des terres à perte de vue.
Maâmar m’apprend que le garage est un ancien cinéma qui appartenait aux Benmalek, dans lequel lui et ses copains venaient faire leur provision de rêves. On peut encore observer la cabine de projection.
C’est dans un autre garage que nous tombons sur Hachemi, le frère de Rachid que Maâmar et lui déploraient ne pas avoir vu depuis belle lurette. Comment ne pas penser au «hasard objectif» des surréalistes qu’André Breton définissait comme «la rencontre entre le désir humain et les forces mystérieuses qui agissent en vue de sa réalisation».
Breton dénuait au «hasard objectif» toute signification surnaturelle. Apulée, lui, en philosophe, croyait au surnaturel tout en se doutant, comme le formulera plus tard Balzac, que «le surnaturel est du naturel qui n’est pas encore connu».
La leçon des tempêtes (4e partie et fin)
Zoubir dit :
- Passe demain. Je t’emmènerai voir ma mère. Elle a 92 ans. Tu pourras parler kabyle avec elle.
Zoubir prononce tout ça avec l’accent chantant de l’arabe parlé de M’daourouch. Il porte une casquette à l’américaine qui lui fait un petit air de Michaël Moore. Bien qu’originaire des montagnes de Kabylie, il est né à M’daourouch où il a toujours vécu. Il partage ses souvenirs d’enfance et d’adolescence avec Maâmar et les autres. Son petit local, dans lequel il vend des friandises pour les enfants, est aussi une amicale, une sorte d’agora où devisent des gens de sa génération. J’aurai le plaisir d’assister à l’une de leurs gaâda. Ils ne se confinent pas dans l’évocation du passé. Ils œuvrent à sa conservation. Cela fait des années que Zoubir se bat pour faire vivre l’Association de sauvegarde du patrimoine avec bien des difficultés. Mais visiblement, il n’est pas du genre à renoncer. Pour le moment, il s’active avec ses potes dans la solidarité sociale en faveur des orphelins.
Nous voici dans un café en compagnie d’autres copains. Des jeunes retraités revenus d’Alger ou d’autres lieux où ils avaient fait carrière, sans jamais avoir perdu le contact avec le village.
Télescopage de souvenirs. Un passage furtif de Ben Bella en 1964, accompagné de Boumediene, alors ministre de la Défense. La surprise de l’un des copains de découvrir que Boumediene était rouquin et non presque noir comme pouvaient le laisser croire les mauvaises images télé en noir et blanc de l’époque. Dans la rue, en observant les passants, je me suis demandé quelle allure aurait Apulée s’il devait se réincarner aujourd’hui. Celle de ce sexagénaire de taille moyenne, le visage caucasien et le regard bleu cobalt, qui achète une pastèque à un marchand ambulant ? Celle de ce quinquagénaire aux traits purs et à la carnation basanée, aux cheveux crépus et noirs d’ébène, lisant le journal à la terrasse d’un café ? Celle de ce jeune homme, cheveux tombant sur la nuque, athlétique, chemise bleue à carreaux, lunettes d’intello en butte à un problème de logique ? Celle de cet adolescent en survêt aux couleurs de l’équipe nationale de foot qui rêvasse devant un cageot de légumes frais qu’il vend au détail ? Je ne sais pourquoi – peut-être à cause de leur profil de médaille –, chacun à leur manière aurait pu en être la réincarnation.
Apulée était, dit-on, un bel homme. Jackie Pigeaud, dans l’introduction d’une édition de L’Apologie, parue chez Les Belles lettres en 2001, écrit : «Il est beau. Tout ce qui touche à l’apparence est suspect.» Ce sera l’un des chefs d’accusation retenu contre lui lors du procès de Sebratha qui lui fut intenté en 158 par Emilianus, frère du premier mari de Pudentilla. Profitant de la tournée africaine du proconsul Claudius Maximus, il accusa Apulée de sorcellerie et de captation d’héritage.
Deux ans auparavant, entreprenant l’un de ces pèlerinages littéraires auxquels il consacrait l’héritage de 2 millions de sesterces légués par son père, Apulée tomba de sa mule à Oea (actuelle Tripoli, en Libye), sur la route d’Alexandrie. Blessé, il fut secouru par deux pêcheurs qui le transportèrent chez une patricienne veuve, Pudentilla. Elle le soigna, le logea puis l’épousa. Il se trouve qu’elle était la mère de l’un de ses condisciples à Athènes, Pontianus. Elle avait la réputation d’être riche, possédant des terres prospères dans l’arrière-pays de la Tripolitaine entre la côte et le Djebel Nefoussa. Pudentilla était plus âgée qu’Apulée, ce que ses accusateurs considérèrent comme un élément à charge. On lui reprocha en vrac d’être un mage, un philosophe, un sophiste, un médecin, un beau parleur. Ils allèrent jusqu’à lui faire grief de sa beauté qu’il récusait pourtant, de se regarder dans un miroir, de se servir de cosmétiques, et notamment de dentifrice comme d’une potion maléfique. Déjà très connu à l’époque, Apulée présumait que le procès qui lui était intenté en tant qu’individu, visait aussi sa philosophie. Sa défense fut imparable. Il admit les accusations, puis les réfuta une à une. Il fut évidemment acquitté. Il s’éloigna d’Oea pour gagner Carthage où il retrouva Pudentilla dont il eut un fils. Sa défense nous est parvenue sous le titre d’Apologie, un véritable traité de philosophie, une topique de la moralité.
Il n’est pas franchement étonnant que mes interlocuteurs ne comprennent pas toujours ce que je recherche ici, car, il faut bien l’avouer, moi-même je tâtonne un peu. Cependant, je fais confiance à l’intuition. Je sens que de toutes ces rencontres, de toutes ces discussions surgira même indirectement la figure d’Apulée, et peut-être, à défaut, une parcelle de son esprit. Comment aujourd’hui, en 2014, rattacher ce village assoupi sur sa butte à un personnage aussi flamboyant, et quasi mythique, qu’Apulée qui en est le fils ?
Son œuvre majeure demeure Les Métamorphoses, connues sous le titre de L’Ane d’or. Le premier à lui avoir rétroactivement attribué ce titre asinien est saint Augustin, commentateur critique, se plaçant du point de vue chrétien. L’histoire est narrée sous forme de conte fantastique. Un aristocrate du nom de Lucius, initié aux mystères d’Isis et d’Osiris, est métamorphosé en âne à la suite d’une maladresse commise par sa maîtresse Photis, une magicienne. Il s’agit en fait de 11 mésaventures – onze livres – vécues par l’âne qui, pour recouvrer sa forme humaine, doit manger des roses. Dans un latin précieux et élégant, Apulée saisit l’occasion pour raconter diverses tribulations qui mêlent le sang à l’amour, la réflexion à l’humour. Au-delà de son intérêt littéraire, ce roman est une initiation à la magie et une dénonciation ironique et spirituelle de la sorcellerie. Ce n’est pas une affaire de buridanisme comme certains spécialistes de la littérature le prétendent. L’une de ces histoires est celle de l’amour entre Eros et Psyché. Elle fait encore à ce jour les délices de la psychanalyse. Marie-Louise Von Frantz, collaboratrice pendant plus de 30 ans de Carl Gustav Jung, fondateur de la psychologie des profondeurs, s’est livrée à une étude fouillée de ce conte. Ce roman a traversé le temps, du Moyen Âge jusqu’à l’époque moderne, avec à chaque fois un intérêt renouvelé. On doit à Doudou, une traduction en arabe de L’Ane d’or. Mais on attend toujours la traduction en berbère d’Afulay.
Ce qui paraît fabuleux, c’est qu’Apulée qui aurait pu se contenter de dilapider l’héritage paternel en coulant des jours studieux et heureux à Madaure, a au contraire utilisé ce legs pour satisfaire le démon de l’errance qui squattait en lui. Dans les conditions de déplacement de l’époque, il ira étudier à Athènes, voyagera en Asie mineure, se rendra en égypte, vivra environ deux ans à Rome en 136 où subsistent les ruines de ce qu’on suppose avoir été sa demeure. Et bien sûr à Carthage.
Ce démon du voyage qui lui prit, d’après ce que l’on sait, dix années de sa vie, a été provoqué autant par une certaine mode de l’époque qui consistait à rallier les métropoles du savoir, que peut-être, par une sorte de gène de la transhumance hérité de ses ancêtres gétules. Zoubir se démènera pour me faire rencontrer un grand nombre d’interlocuteurs, y compris de hauts responsables de la daïra. Mais aussi cet enseignant originaire de Tunisie, haut en couleurs, conteur-né, doué d’une vision satirique parfois décapante de la réalité.
Zoubir et ses amis perpétuent, d’après ce qu’il me semble avoir saisi, une sorte de culte de la palabre, d’échange de parole, dans le droit fil de ce que devaient être les écoles socratiques. J’imagine volontiers un cours de rhétorique dispensé par Apulée sur le forum de Madaure. J’ai demandé à rencontrer des jeunes du village. Walid m’emmène voir l’un de ses amis. C’est dans la voiture que je réalise l’entretien. J’ai sorti l’enregistreur capricieux :
- Assure-toi qu’il fonctionne cette fois, conseille Walid.
Ça marche. L’appareil recueille impeccablement les propos de Mokhtar, un jeune bijoutier de 34 ans qui, lui aussi, saisi comme jadis Apulée par le démon du voyage, a voulu laisser M’daourouch derrière lui pour courir le monde. Comme il n’avait pas le choix, il a adopté le moyen du désespoir en faisant les harraga. Par deux fois, il embarquera. Et par deux fois, il sera contraint par les éléments de revenir. Que cherchait-il en tentant le diable de la harga ?
- A cette époque, me raconte-t-il, l’idée de partir m’était venue car des gens comme moi ne savaient pas quoi faire de leur vie ici. Pas de travail, aucun moyen pour se déplacer, s’habiller, s’amuser. C’est dur quand on est jeune. Alors, il met les voiles. Une première fois, avec ses compagnons d’infortune, ils rebroussent chemin au bout de quelques heures. Ils ne touchent à aucun de ces rivages rêvés de l’Europe. La seconde tentative est carrément épique. Ils partent de nuit, l’embarcation poussée par le vent d’est au point de pouvoir se passer de moteur. Mais là encore, impossible d’accoster. Il faut revenir et ce sacré vent d’est qui persiste, bénéfique à l’aller, vire au cauchemar au retour.
- Notre barque a subi une avarie, nous obligeant à cingler vers notre point de départ, en affrontant l’épreuve du vent de face.
Mokhtar ne raconte pas les détails de ces 16 heures de dérive. Il ne raconte pas la peur de la mort, l’éventualité concrète de ne pas revenir. Mais on devine à ses silences entre les mots, l’expérience et le traumatisme indicibles.
Il ne raconte pas davantage le miracle du retour. Pour souligner la gravité de ce voyage, il dit simplement :
- Ce que je te dis là, on ne me l’a pas rapporté. Je l’ai vécu.
De cette aventure, il tire cette moralité :
- Si je vois des jeunes tentés par la harga, je leur dis : restez où vous êtes !
Il poursuit :
- Lorsque je suis revenu la deuxième fois, nous sommes tous descendus sains et saufs. Nous avons remis la barque à sa place. Puis j’ai juré devant mes camarades que jamais plus je n’essayerai de partir dans ces conditions.
On lui donnerait des milliards, dit-il, qu’il n’y toucherait pas :
- Parce que j’ai vu la mort de mes yeux. La mort !
Et puis cette expérience lui a insufflé une forme de lucidité :
- Normalement, avec le pays qu’on a, ce serait à nous d’aller en vacances en France, et pas de traverser la mer dans des embarcations aléatoires et clandestines.
Le danger semble l’avoir vacciné. Il lui a ouvert les yeux :
- Maintenant, je suis bien. Je suis bijoutier dans la boutique paternelle.
Je lui demande s’il faisait des bijoux locaux. Il me répond que oui, mais peu. Ce sont surtout des produits de grand luxe, notamment italiens, qui constituent son commerce : Graziella, Raïka, etc. J’ai du mal à voir en ce jeune homme si serein et si malicieux dans son propos, un miraculé. Peut-être parce que la vision apuléenne de sa future traversée en mer était déjà en germe dans le fait qu’adolescent, il avait enfilé ce tee-shirt frappé de l’inscription Titanic, à la gloire du film de James Cameron. Quand on sait le sort du Titanic, on est fondé à parler de signe.
Mokhtar semble être la coqueluche de la jeunesse du village :
- Je suis connu international ici. Tu demandes Mokhtar, ils te diront : Ah oui, Mokhtar de la gare, le fils de Hocine le bijoutier ! On m’appelle aussi Tita.
- Tita, pourquoi ? lui demandai-je
- Parce qu’un copain blagueur m’avait conseillé de ne garder que les deux premières syllabes de Titanic, et d’effacer le reste.
Il rit et, à peine ironique, il dit son bonheur de vivre à M’daourouch. Un village de taille humaine où les gens ont conservé des valeurs de solidarité et de respect d’autrui. Bien entendu, je lui demande s’il connaît Madaure. La réponse est oui. Et Apulée ?
- Ce devrait être à moi de t’en parler et pas le contraire.
Dans les rues du village, je croise encore quelques femmes enhidjabées, et je me rends compte que, malheureusement, aucune d’entre elles ne figurera dans ce reportage. Je le déplore d’autant plus que nous sommes sur les terres de cette farouche guerrière que fut la Kahina.
A. M.
(*) Reportage paru dans Le Soir d'Algérie du 1er septembre
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