Abderrahman Ibn Khaldoun, un homme de tous les temps
Le 16 mars de l’an 2006, fut commémoré le sixième centenaire de la disparition d’Ibn Khaldoun. Nous donnons là un portrait de celui qu’on nomme le père de la sociologie moderne !
Par Rachid Oulebsir
Premier ministre à Béjaïa, mercenaire en chef des tribus Banou Hillal à Biskra, conseiller des princes de Grenade, égérie des dynastes de Tlemcen et de Fès, professeur à la Zitouna de Tunis, grand Cadi malékite du Caire, interlocuteur de Pierre le cruel de Séville et de Tamerlan, le maître de Samarkand ! Intriguant de cour, militaire de terrain et grand intellectuel de son époque… Qui est donc Abderahman Ibn-Khaldoun ?
"Né à Tunis en 1332, mort au Caire en 1406, historien et philosophe arabe, il a laissé une immense chronique générale, précédée de Prolégomènes où il expose sa philosophie de l’histoire". Voilà ce que dit le dictionnaire Larousse de cet illustre auteur ! "C’est l’une des grandes personnalités de tous les temps", soutient F. Rosenthal "C’est une gloire du Maghreb", ajoute Ibn-El-Khatib. L’université algérienne avait montré un intérêt certain pour l’œuvre d’Ibn-Khaldoun dans les années 1970, à travers l’introduction de modules sur sa pensée dans les programmes de sociologie notamment. Des équipes avaient alors tenté de travailler avec ses concepts porteurs pour projeter une explication originale du sous-développement tragique qui frappe notre société. De nombreuses contributions et études avaient alors été menées pour demeurer l’apanage de cercles académiques restreints. Ce fut la mode Ibn-Khaldoun, et comme toutes les modes, elle dura le temps d’un feu de paille.
Wali-ad-din-Abou-Zaid Abd-Erahman-Ibn-Mohamed -Ibn-Khaldoun est d’une famille originaire de Hadramout, en Arabie du Sud. Un de ses aïeux, Khaldoun Ibn-Athmane, avait émigré en Espagne à la fin du IIIème siècle de l’Hégire, et c’est sous la dynastie Ommeyyade d’Espagne que les Khaldoun avaient connu une grande prospérité. Repliés au Maghreb après la disgrâce des Almohades, ils participèrent au règne des Hafsides de Tunis où ils consolidèrent une position socioéconomique et politique aristocratique enviée.
Le jeune Abderahman grandit donc dans un milieu aristocratique riche en biens et en culture. Les privilèges socio-économiques lui ont permis d’accéder tôt aux cercles politico-militaires de l’époque. Il a été ainsi marqué par une existence mouvementée, mêlée de près à la vie politique de l’Occident musulman (Maghreb).
Il fit des études avancées à la Zitouna de Tunis. Il y apprit, entre autres, le droit, la philosophie et les sciences naturelles. L’invasion de Tunis par les Mérinides de Fès en 1347 emmena avec elle d’illustres professeurs venus d’Andalousie ce dont profita longuement l’élève Abderahman. Il perdit ses parents en 1349 victimes de la terrible peste noire qui ravagea l’Orient, l’Afrique du nord et le sud de l’Europe. A l’âge de 20 ans, Ibn-Khaldoun occupe son premier poste important en tant que secrétaire personnel du Sultan Abou-Ishaq (1352). Tenu d’accompagner le Sultan sur le terrain des batailles, il fit connaissance de la réalité des tribus. Retiré à Biskra durant un an, il rejoint Tunis où il se maria avec une fille de famille riche. Il quitte Tunis pour Fès où il reprend ses études pour réussir à se faire nommer secrétaire particulier du Sultan Abou-Inan. Arrêté en 1356, il connut la prison deux années durant. Fort de ses appuis familiaux, il est placé sous la protection du Sultan Naciride de Grenade. Il sera chargé de missions délicates, notamment auprès de Pierre le Cruel, roi de Séville.
Premier ministre à Béjaia
Après des démêlés avec la Taifa de Grenade, Ibn-Khaldoun se rend à Béjaia où Abou-Abdellah, prince Hafside dissident, vient de prendre la ville (1364).
Ibn-Khaldoun se voit confier la charge de Premier ministre et celle de prédicateur de la grande mosquée El-Qaçaba. Bejaia ne tarda pas à tomber entre les mains d’un autre dissident hafside, Abou-Abbas, prince de Constantine. Ibn-Khaldoun tenta de fomenter un coup d’état avec l’aide d’Abou-Hamou, le souverain Abdelwadide de Tlemcen. La tentative échoua lamentablement et Ibn-Khaldoun se réfugia auprès d’une tribu Banou-Hillal, les Dawawida, du côté de Biskra, ville charnière importante entre le sud et le nord. Les analystes remarqueront que c’est à Biskra qu’Ibn-Khaldoun parvint à étudier avec minutie les caractéristiques des tribus nomades, qu’il exposera et systématisera dans La Mouqadima.
En 1370, il prend une activité gouvernementale à Tlemcen. Une guerre éclate entre Fès et Tlemcen. Ibn-Khaldoun est arrêté, il s’allie à son adversaire auquel il propose la conquête de Béjaia avec l’appui des tribus guerrières acquises à Abou-Hammou II. La tentative échoue. Ibn-Khaldoun devint un personnage trop encombrant par ses intrigues. Arrêté à Biskra, il fuit vers Tlemcen, avant de rejoindre Marrakech puis Grenade en 1374. Réconcilié avec Abou-Hamou II, il s’acquitte de missions dangereuses de condottiere des tribus fidèles au souverain. Il décida de rompre avec cette vie de mercenaire pour se consacrer à l’écriture.
Sentant le besoin de faire le point sur sa vision de la situation du Maghreb musulman et de la déliquescence dans laquelle il était entré, Ibn-Khaldoun se retira de la vie politique pour se consacrer quatre ans durant (1375-1378) à la rédaction de son œuvre majeure : "Les Prolégomènes". Il se réfugia donc à Frenda dans la Qelaâ des Beni-Sellem où il rédigea la “Mouqadima” et une partie de “L’histoire des Berbères”. Après ces quatre années de réclusion féconde, il rejoint Tunis où il prendra un poste de professeur à la Zitouna. Il y continuera la rédaction de “L’histoire des Berbères”. Il occupait également le poste de grand Cadi et prédicateur de la mosquée de Tunis. Ses rivaux rigoristes, notamment Ibn-Arafa, orchestrèrent contre lui une cabale, l’accusant d’hérésie, répandant une idéologie hétérodoxe. Il résolut alors de quitter définitivement le Maghreb pour émigrer vers l’Orient. Il arrive au Caire en 1383.
Sa réputation était telle que la population du Caire l’accueillit en grandes pompes et que Barkouk, le général turc qui fonda la dynastie Mamelouk au Caire en 1382, le nomma grand Cadi malékite du Caire, fonction qu’il cumula avec de périlleuses missions telle celle qui le mena auprès de Timur lang, (Tamerlan) le sanguinaire successeur de Gengis Khan. Ibn-Khaldoun occupera sa fonction de grand Cadi jusqu’à sa mort survenue à l’âge de 74 ans, le mercredi 18 mars 1406.
L’univers arabo-musulman du XIVème siècle, dans lequel évoluait Ibn-Khaldoun, était marqué par le déclin civilisationnel. Il était à l’apogée de la crise : les multiples centres de pouvoirs vivaient le temps de l’effritement, de l’instabilité et des complots, comme en témoigne la brève biographie de l’auteur, chargée d’aventures et de rebondissements.
Des rivalités sanglantes et permanentes animaient les principaux acteurs des dynasties dont le déchirement était aiguisé par les appétits européens qui organisaient le maillage de la région pour imposer leur hégémonie. Le monde musulman s’effilochait dans trois directions, l’Orient, le Maghreb et l’Andalousie.
En Espagne, le Sultanat naciride était en voie d’absorption par la reconquista espagnole. En Orient le pouvoir était aux mains des Mamelouks, une dynastie turque islamisée, en déclin, qui peinait face aux invasions de Genghis-Khan. Au Maghreb, trois dynasties se disputaient les vestiges des grands royaumes Almohades et Almoravides qui, en leur temps, avaient réussi l’unité du Maghreb et de l’Andalousie. Les tribus et dynasties Mérinides au Maroc, Abdelwadides en Algérie et Hafsides en Tunisie, étaient en lutte perpétuelle entre elles pour de petits pouvoirs, des villes ou des positions éphémères loin de tout objectif unitaire. Intrigues, assassinats, complots étaient les armes favorites pour s’emparer du pouvoir. C’est dans cette trame de manœuvres dramatiques qu’Ibn-Khaldoun dut évoluer. Sa capacité d’adaptation, son opportunisme, voire sa force d’intrigue et de versatilité ont sans doute, à maintes reprises, sauvé sa peau.
Ibn-Khaldoun a été mêlé de près à la vie politique et militaire des dynasties du Maghreb de son temps. Son activité pratique lui permit de connaître mieux que quiconque les bases socio-économiques des équilibres politiques des royaumes qu’il eut à servir. Acteur direct, il put analyser sa société comme sociologue de terrain et non avec une quelconque distance. Intellectuel fécond, Ibn-Khaldoun nous permet aujourd’hui de comprendre le pourquoi et le comment des remous qui secouaient tragiquement le monde dans lequel il évoluait. Il est connu comme l’auteur des “Prolégomènes” qui constituent une longue introduction à son immense travail paru sous le titre de “Histoire universelle” dont le titre original est “Kitab el ibar wa diwan el moubtada wal khabar”. Outre la “Mouqadima”, cette gigantesque contribution se compose de six autres ouvrages dont les plus connus traitent de “L’histoire des Berbères”. Il est également l’auteur de nombreux essais sur Ibn-Rochd, Ibn-el-Khatib et d’ouvrages d’arithmétique, de sociologie religieuse et d’une autobiographie.
R. O.
Commentaires (4) | Réagir ?
merci
merci bien pour les informations