Algérie : bienvenue en République bananière (II)
Pour que les acteurs de la re-singularisation culturelle et intellectuelle puissent occuper une place de choix au sein du champ littéraire ou pictural et y demeurent opérationnel, il leur fallait approuver ou faire semblant de croire à un Programme de Tripoli (juin 1962) dont les ordonnances anti-assimilationnistes et non-cosmopolites prohibaient le multiculturalisme.
Les prémices artistiques de la dérive, "Bienvenue en République bananière des primates d’Algérie".
Elles esquissaient le recouvrement d’une culture à ne plus spolier, les délimitations conceptuelles avec ce pôle envahissant qu'était, aux yeux d’un régime algérien se disant socialo-progressiste, le biotope non collectiviste. Dans une conjoncture géopolitique internationale marquée par la rivalité Est-Ouest, les auteurs et créateurs algériens avaient la responsabilité d’engraisser l’anti-impérialisme en usant de pulsions négatives contre l’autoritarisme de l’Ogre américain et émotionnellement acceptables pour les pays tiers-mondistes ou ceux du bloc soviétique. Démontrant leurs désirs de coller à la classe ouvrière ou prolétarienne car invités à trouver la "juste esthétique populaire", des "activistes de la sédition éthique" ajusteront leurs prestations sur un volontarisme prônant les slogans "Un seul héros le peuple" et "À bas le culte de la personnalité", lesquels annonçaient la mise en quarantaine du créateur hors du commun au profit d’un régime collectif sous contrôle des béotiens du F.L.N. Ni passif ni complètement dictatorial, ce Parti unique n’interviendra pas pour assigner des justes proportions à une composition ou production picturale mais aiguillonnera les créateurs vers une logique utilitariste de l'art, une démarche de revitalisation culturelle calée sur une logomachie politique empêchant de reconduire la figure du génie descendue de son piédestal depuis la Plate-forme de la Soummam. D’où l’absence de la dimension collective (galeries d’art, musée d’art moderne ou contemporain, critiques, historiens et revues d’art) par le truchement de laquelle Mohamed Khadda, Choukri Mesli, M’Hamed İssiakhem et Denis Martinez auraient pu éprouver leurs valeurs d'échanges institutionnelles et interpersonnelles avec des collectionneurs dont les achats consacrent et valident la Personne de l’artiste.
Les trois derniers peintres cités auront directement à découdre avec Chaouch Bachir Yellès, le premier directeur de l’École nationale des Beaux-Arts. Attentive à l'excellence du motif appris à la rue de la Marine (ancienne école des Beaux-Arts), sa peinture respectera docilement la rigidité des canons et contraintes formelles de la peinture de chevalet, s’adaptera aux artifices de la perspective, préservera et reproduira un "Bon savoir" réaliste aux focus orientés vers les natures mortes, le modèle gréco-romain ou l'antique et autres scénettes de la vie citadine, ronronnera par conséquent l’"Esthétique du soleil" en s’acclimatant aux douceurs d’une violence symbolique.
Élu de l’"École d’Alger" ou de l’"algérianisme pictural" et se satisfaisant des diaprures ou chromas exotiques, Bachir Yellès ne partagera les provocations des dadaïstes ou avant-gardes européennes, continuera à obéir ou à contenter un administration coloniale accaparée à proroger un système ordonné de valeurs, à dicter sa pure beauté à des indigènes cherchant trop à plaire au maître-prescripteur ou au mentor-commanditaire pour oser tester une suite de chamboulements iconographiques et conceptuels. Ceux-ci demeureront d’autant moins enregistrables après Juillet 1962 au sein de l’institution du parc Zyriab d'Alger, que le factotum Yellès y maintiendra les normes gréco-latines, l'excellence du style post-orientaliste, les ressemblances studieuses du travail "bien fait" et abouti. İl confortera ce que la sociologue Raymonde Moulin a nommé un "goût majoritaire" en raison de ses antécédents et parcours. Auréolé en 1947 du prix d'honneur des "Beaux-Arts" décerné par le Gouvernement général de l'Algérie, cet ex-fonctionnaire aux Services de la culture populaire de Tlemcen (1950-1952) et à ceux de l'artisanat d’Aflou[1] appartenait à cette catégorie de promus qui pendant la durée du conflit militaire trimbaleront leur égotisme aux Salons de la Société des artistes algériens et orientalistes, aux expositions collectives du "Cercle Lélian", des galeries algéroises "Comte-Tinchant", "Du rivage" et du "Nombre d'or" ou encore à celle d’Oran (galerie "Colline"), se complairont dans les conventions harmoniques de "l’art pour l’art".
Par notre naissance, nous sommes tous arrivés dans un monde déjà classé par la Nature, Dieu, l'Histoire ou l'Homme et, calfeutré dans une représentation naturaliste et anecdotique du réel, Chaouch Bachir Yellès penchera très tôt vers un académisme auquel il restera attaché car, à une exception près, incapable de s’en détacher, de bousculer l’ordre des convenances esthétiques, d'opérer une nette scission avec les relents hispano-mauresques qu’il affectionnait. Lorsque lui sera proposé de prendre en charge (novembre 1962) l’École de la capitale, rien ne laissait donc penser que l'enseignement artistique pouvait couper résolument avec les codes précédents, alors qu’il s’agissait déjà (soutiendront François Pouillon et Jacques Berque) de "déménager de la scène coloniale", c'est-à-dire de "(...) répudier le regard orientaliste (…), se séparer de (ce) produit fantasmatique de l’ethnocentrisme occidental (…) opérer une "dissimilation, lutter contre la faciliter des thèmes héroïques (…) : définir (…) , une nouvelle politique de la vision".[2]
Les réactions plastiques, contestataires et préventives au "Bienvenue en "République bananière des primates d’Algérie".
Nous avons vu quels atavismes Fanon interpellait pour que, par transgressions et modulations, désaliénation et re-singularisation, les "ex-indigènes" puissent effectuer l’inversion des repères iconographiques de l’ "École d’Alger", confectionner entre soi et l'universel leurs expressions naissantes. Pour cela, il fallait donc introduire au sein de l’École du Télemly la pluralité d’un nouveau langage de manière à "(...) faire peau neuve, développer une pensée neuve, tenter de mettre sur pieds un homme neuf".
Mais, conditionné par sa formation et ses itinéraires, Bachir Yellès privilégiera une pédagogie classique. De ce fait, la remarque de l’historien Arsène Alexandre, qui notait en 1905 un enseignement axé sur "(…) la stérilité des méthodes (…), quelques copies d’après les moulages de l’antique, (…)"[3], restera longtemps d’actualité, tellement que Georges Chatain stipulera plus tard que les étudiants mettront aussi en avant "(…) la figuration héroïque des moudjahidine et de la lutte de Libération"[4]. Ce réalisme pictural, que des épris du genre révolutionnaire interpréteront en Algérie via des fresques socialisantes, remplira une fonction symbolique identique à l’arbitraire que reconduira Bachir Yellès, gestionnaire dont les partis pris conditionneront, à partir de l’instance de légitimation qu’est l'École des Beaux-Arts d’Alger, des styles et habitus. Opérer dans le cadre d'une sociologie de la culture en relation avec un pays comme l’Algérie contraint donc à inscrire le propos anthropologique et sociologique dans une observation (critique ou non) des habitus légués par la colonisation et reconduit dans la conjoncture nouvelle de la postindépendance algérienne pendant laquelle Jean Sénac reviendra dans son plaidoyer "La peinture Algérienne en hélicoptère" sur les essences culturelles humectées dans la terre des ancêtres, d'où ses nombreux rappels à "(...) des symboles, des signes, des couleurs qui sont ceux-là mêmes des poteries et des tissages traditionnels, des fresques du Tassili".
Bien que se trouvant "(...) au cœur d'un véritable "réalisme national"", et qu’ayant fait l’objet de synthèses picturales, cet atavisme patrimonial n’orchestrera pas l’âme d’une École des Beaux-Arts d’Alger. En son sein, il y aura dès le départ des options esthétiques qui donneront lieu à des hostilités entre M'hamed İssiakhem[5] et Bachir Yellès, lequel entrera également en conflits avec Choukri Mesli puis Denis Martinez, notamment lorsque celui-ci occupera, en septembre-octobre 1963, l’atelier de gravure. Lui qui percevait le livre Les Damnés de la terre comme "(…) un ouvrage essentiel", celui d'un auteur "(…) qui m'a beaucoup nourri à l'époque"[6], se confiera à quelque chose de toujours autre, toujours atypique, toujours vivant, repoussera pareillement les sentences de l'exclusion identitaire et évitera "le piège du nationaliste étroit" pour entamer, après ces Femmes barbelées ou Personnage barbelé de 1962[7], ses premiers reliefs peints.
D’autres artistes locaux refuseront de rester cantonnés et engoncés dans le didactisme "(…) qui avait reconduit l'esprit de l'école coloniale, (…)"[8] au sein de celle des Beaux-Arts d'Alger où la grève estudiantine amorcée au printemps 1981 avait eu pour conséquence directe de mettre dehors "Bachir Yellès et ses prédominances ou goûts d'obédiences coloniales". Les meneurs du moment exhortaient un changement radical dans le fonctionnement de l’une des "presqu’îles de modernité" qui, bizarrement, n’inclura au final aucun d’eux. Elle récupérera par contre des diplômés boursiers de l’État algérien et d’autres pays européens. Parmi eux Abderrahmane Aïdoud qui postulera là où le cursus était selon lui resté "(...) dans ses principes de communication, beaucoup trop occidentalisée"[9]. Aussi accusera-t-il très tôt le remplaçant de Bachir Yellès, Ahmed Asselah[10] d’y proroger des influences néocoloniales, insistera à tel point sur son éviction qu’il ira même jusqu’à nous confier l’idée de l’éliminer physiquement.
Cette stupéfiante déclaration ne révélait pas un ultérieur passage à l’acte mais les querelles et insatisfactions ressenties ou cultivées à l’échelle de tout un pays et de ses institutions politiques ou culturelles. Elle relevait en somme des frustrations d'un homme qui résidait en 1984 dans l'appartement de son oncle où ses toiles s’amoncelaient sans qu’il puisse lui-même avoir la surface et le recul indispensables à l’appréciation de sa production. Cassé dans son désir de reconnaissance, brimé par ceux qui nuisent comme ils savent, Aïdoud avait l'impression permanente de buter sur des murs invisibles. La stratégie de l'empêchement dépeint les mises hors jeu de celles et ceux qui en Algérie refusent d’admettre aux autres une valeur parce qu'eux-mêmes ont des difficultés à faire accepter la leur dans un système d’exclusions. Le faussé d'incompréhension et d'incommunicabilité causeront au final un tel schisme, que la société algérienne de la décennie 80 était traversée par une fracture idéologique séparant des autochtones jugés intègres parce que réceptifs aux anathèmes anti-assimilationnistes, à ceux accusés d’être les combustibles de la culture sans Dieu.
Comparé à ces apostats, Ahmed Asselah tombera le 05 mars 1994, et à l'intérieur même de son établissement, sous le coup de trois balles tirées à bout portant, deux au niveau de la tête et l'autre au cou. Son fils Rabah Salim qui l'accompagnait, et qui voulait lui porter secours, sera lui-même touché à l'abdomen, tué par trois jeunes hommes armés de pistolets automatiques. İls avaient patiemment attendu son père pendant plus d'une heure sans que personne n'ait pu remarquer, s'étonner ou même s'inquiéter de leur présence dans un contexte où en plein mois de ramadhan le quotidien El Watan[11] du lendemain annonçait une notable "(…) aggravation du terrorisme à travers le pays".
Ce sentiment partagé pesait lourdement sur les esprits comme un amas de peurs, des craintes d'autant plus criardes que des corps à abattre jonchaient sans pudeur l'espace urbain au point que le périodique Le Matin du 06 mars 1994 inscrivait en première page, et en gros caractères, le vocable de "GÉNOCİDE". En consacrant sa "Une" au meurtre d’Asselah et son fils, il mettait aussi l’accent sur la disparition circonstanciée d'une certaine fraction sociale, octroyait à ce titre à l’ex-dirigeant de l'ENSBA d'Alger un rôle prépondérant au sein du champ culturel et des vertus d'anticipations éducatives contestées par ceux qui les lui refusaient au temps de son vivant. N’en déplaise à ceux qui le portent en figure de proue de l’art moderne et contemporain en Algérie, Ahmed Asselah ne possédait aucune compétence dans ces domaines.
Toujours était-il que son assassinat avait provoqué un séisme mental, un traumatisme chez des artistes conscients du bien fondé d'un exil déjà enduré par Denis Martinez[12]. Le départ d'autres auteurs et créateurs n'était plus qu'une question de jours ou semaines surtout après l'annonce de l'attentat qui vers 20h30 avait atteint le 10 mars 1994 le dramaturge Abdelkader Alloula au moment où celui-ci sortait de son domicile oranais pour rejoindre le Palais de la culture et participer à une conférence-débat sur l'art scénique en Algérie[13]. Dénonçant la spirale meurtrière, la passivité, voire la complicité des autorités, des étudiants, associations culturelles ou féminines et des intellectuels réunis le 15 mars 1994 à l'École nationale supérieure des Beaux-Arts d'Alger appelaient à se rendre à la grande manifestation du 22 mars.
L'idée avancée d'un "commando d'universitaires" luttant contre les courroies et ramifications du terrorisme sera abandonnée et remplacée par la "Fondation Asselah". Cette ossature post-mortem, qui servira de passerelle pour beaucoup de peintres ou plasticiens, dont quelques uns réussiront à se faire passer pour des menacés potentiels ou les fers de lance de la création algérienne, montrera le 03 mai 1994, au Centre culturel algérien de Paris, des travaux d'étudiants des "Beaux-Arts" d'Alger. L’exposition rendait alors hommage à son ex-directeur, hommage reconduit vingt années après au sein de l’École nationale supérieure des Beaux-Arts d’Alger. (A suivre)
Saadi Leray, sociologue de l'art
Lire 1re partie : Algérie : bienvenue en République bananière (I)
Renvois
[1] Ville située dans la circonscription d'Alger, là où le peintre exercera de 1953 à 1958 pour devenir ensuite inspecteur régional de la circonscription artisanale de Grande Kabylie (1958-1962).
[2] Françoise Liassine, in Choukri Mesli, Alger, ENAG éditions/commissariat général de L’Année de l’Algérie en France, 2002, p. 73.
[3] Arsène Alexandre, in Réflexions sur les arts et les industries d’art en Algérie, éditions l’Akhbar, 1907.
[4] Catherine Simon, in ALGÉRIE, LES ANNÉES PIEDS-ROUGES, des rêves de l’indépendance au désenchantement (1962-1969), La découverte, Paris, juil. 2011, p.144.
[5] Les disputes successives le pousseront à rejoindre la ville d’Oran où il prendra la direction de l’École des Beaux-Arts.
[6] Denis Martinez, in Denis Martinez, peintre algérien, coédition, Barzakh et le Bec en l’air, avec le concours du commissariat de 2003, année de l’Algérie en France, p. 54.
[7] Dessins faits d’encre et/ou de pastels gras.
[8] Denis Martinez, in Denis Martinez, peintre algérien, op. cit, p. 40.
[9] Abderrahame Aïdoud, in La Nation, 58, 09-15 févr. 1994.
[10] Ancien journaliste de radio et de télévision devenu secrétaire général à l'İnstitut de musique puis gestionnaire-administrateur de la troupe théâtrale de Kateb Yacine.
[11] 04-05 mars. 1994.
[12] Apprenant la mort de son ancien directeur, il faisait publier un dessin dans le quotidien Alger Républicain du 14 mars. 1994.
[13] Atteint de deux balles tirées en pleine tête, son état nécessitera un transfert urgent sur Paris. İl succombera le 14 mars 1994 vers 11h10 du matin à l’hôpital du Val-de-Grâce.
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Qu'est-ce qui motive donc ce système au plus haut point pour aller chercher la reconciliation et l'adhésion des égarés et des repentis intégristes qui ont mis le pays à feu et à sang durant la décennie 90 ? Qu'est-ce qui motive ainsi le système au plus haut point pour aller reveiller et sponsoriser les zaouias pour lui faire allégeance et contribuer à sa domination et sa tranquilité ? N'y a-t-il pas dans ces méthodes des arriéres-pensées d'un système colonial que l'on croyait révolu ? N'y a-t-il pas dans ces méthodes une insidieuse tentative de réinstaurer le système colonial ? Frantz Fanon ne nous a-t-il pas mis en garde contre ce retournement d'histoire par ces nostalgiques de l'époque qui n'ont pas été réellement décolonisés?
Le code de l'indigénat de l'époque coloniale ne constituait pas une entrave à la pratique religieuse, bien au contraire il encourageait et souhaitait la cohabitation pacifique et docile avec les confreries religieuses qui à leur tour n'en demandaient pas plus. Pour n'avoir pas pu être assimilées totalement, elles se sont contentées de leur intégration et de leur ralliement sous le protéctorat du système colonial. La révolution pour la libération du pays et le recouvrement de son indépendance ne les a concerné que tardivement. C'est sans doute à bon escient que le moudjahid Ali Haroun avait déclaré un jour que notre guerre de libération n'était pas une guerre de religion. Qu'est-ce qui motive donc ce système au plus haut point pour instauer s