Ce jour là, à Alger …
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Par Mohamed Benchicou
14 juin 2007. Qui d’autre honorer, après Bachir Larabi et Ali Lmrabet, que cet autre journaliste si seul dans sa province de Tébessa, seul face aux mafias locales, si seul, qu’il en mourut, qui d’autre que ce journaliste syrien, Michel Kilo, oublié dans sa prison damascène ? Oui, Beliardouh, à titre posthume, pour témoigner de nos oublis. Aujourd’hui, au moment où les correspondants des journaux s’étaient fait une raison de vaincus. Exhumer Beliardouh afin d’empêcher l’imprescriptibilité d’un meurtre par acharnement.
Ce jour-là, la veuve d’Abdelhaï Beliardouh n’avait plus assez de larmes. Le trophée de Bachir Larabi va, un an plus tard, sous le même soleil et sur ce même parvis, à son défunt mari. Elle reçut le prix Benchicou de la Plume libre, des mains tremblantes du président d’honneur de la Ligue algérienne pour la défense des droits de l’homme, Me Ali Yahia Abdennour. Son fils, un adolescent de 15 ans, est fier d’entendre Me Ali Yahia parler de son père : « Beliardouh, homme de conviction, pondéré, serein, réfléchi, a tracé son itinéraire de journaliste d’investigation, en suivant sa route quels que soient les obstacles et les dangers. Seule la mort pouvait mettre fin à son combat. »
Beliardouh…
Et Michel Kilo…
26 septembre 2000. « Le jour où s'est arrêté Le dialogue entre tes seins Dans l'eau prenant leur bain Et les tribus s'affrontant pour l'eau L'ère de la décadence a commencé… » Et Michel Kilo avait pleuré avec le poète de Damas. Et sangloté de le voir si désespéré da sa patrie, leur patrie recluse au pied du Golan, leur patrie « Qui craint de regarder Son corps dans un miroir Pour ne pas le désirer ». Mais pourquoi Michel Kilo, journaliste et écrivain avisé, ne retint-il de Nizzar Kabbani que l’appel à la vie, oubliant le danger qu’il y avait à vouloir réaliser le rêve du poète ?
« Je veux sortir de mon sous-développement
Pour vivre l'ère de l'Eau,
Je veux fuir la République de la Soif
Pour pénétrer dans celle du Magnolia,
Je veux quitter mon état de Bédouin
Pour m'asseoir à l'ombre des arbres,
Je veux me laver dans l'eau des Sources
Et apprendre les noms des Fleurs. »
Michel Kilo crée le centre de défense de la presse Hourriyat et le groupe « Réveil de la société civile ». Le mardi 26 septembre 2000, il signe un appel pour la démocratie en Syrie, avec une centaine des plus prestigieux intellectuels et artistes nationaux, dont les poètes Adonis, Chawqui Bagdadi et Nazih Abou Afch, les romanciers Mamdouh Azzam, Abdel Rahman Mounif et Sadeq Jalal El Azm, les cinéastes Omar Amiralaï et Mohamad Malas. Le texte demandait à la République de la Soif « l'abolition de l'Etat d'urgence et de la loi martiale en vigueur depuis 1963, une amnistie générale des prisonniers politiques, d'opinion et de conscience (...) et le retour de tous les exilés politiques ». Et pour vivre l’ère de l’Eau, les signataires exigeaient « l'instauration d'un Etat de droit, le respect des libertés, la reconnaissance du pluralisme politique et de pensée, la liberté d'expression , la suppression de la censure…».Puis le 11 mai 2006, Michel Kilo, qui refusait toujours « la guerre de la pluie déclarée par les nuages pour une très longue durée » récidive avec la déclaration « Beyrouth-Damas-Beyrouth » appelant le régime syrien à se désengager totalement du Liban, à ne plus y commettre d'attentats et à établir avec ce pays, que la Syrie a occupé entre 1976 et 2005, des relations de confiance. Il n’avait pas retenu cette complainte du poète de Damas :
« Qu'est-ce donc cette patrie
Qui exerce son infamie
Contre tout nuage de pluie chargé,
Qui ouvre une fiche secrète
Pour chaque sein de femme,
Qui établit un PV de police
Contre chaque rose ? »
14 mai 2006. « Le jour où ils m'ont de la tribu chassé Parce qu'à l'entrée de la tente j'ai déposé Un poème L'heure de la déchéance a sonné. » Le 14 mai 2006 dans l’après-midi, Michel Kilo reçoit un appel téléphonique le priant de se rendre à l’un des commissariats de Damas. On lui signifie qu’il est poursuivi pour « dissensions confessionnelles et raciales », « publication d’informations mensongères et exagérées qui ont pour but de porter atteinte au prestige de l’Etat » et de « diffamation à l’encontre du chef de l’Etat et des tribunaux. » Il est emprisonné au pénitencier de Damas. Les autorités syriennes publient un communiqué à propos de la déclaration "Beyrouth-Damas, Damas-Beyrouth" qu’elles qualifient "d’ingérence dans ses affaires intérieures" et de "provocation". Après cinq mois d’incarcération, la juge d'instruction Halima Haitar qui n'avait relevé aucune charge majeure contre lui, le remet en liberté le 19 octobre 2006. Sa libération est même annoncée par les autorités et la caution est payée. Mais le pouvoir s’oppose à la décision de la juge. Comme cette dernière est irrévocable selon le code pénal syrien, les autorités ne pouvaient garder le prévenu que s’il était inculpé pour un nouveau délit. Le procureur général fait alors en sorte de retenir l’ordre de mise en liberté assez longtemps pour qu’un juge d’instruction inculpe le journaliste de nouveaux chefs d’accusation. Quatre jours plus tard, le lundi 23 octobre, Michel Kilo est accusé de "incitation à la rébellion civile" et "d’atteinte grave à la dignité de l’Etat, exposant le pays à la menace d’actes agressifs". La Cour criminelle lui reproche aussi un article paru dans le quotidien libanais An-Nahar dans lequel il montrait, à partir d'avis de décès affichés sur les maisons, que la composition ethnico-religieuse de la ville de Lattaquié (nord ouest du pays) avait changé, que les alaouites, qui concentrent entre leurs mains l'essentiel du pouvoir en Syrie, y étaient à présent majoritaires alors que la cité était traditionnellement sunnite et chrétienne.Le journaliste est maintenu en détention préventive. Le 13 mai 2007, au terme d’une parodie de procès, Michel Kilo est condamné à trois ans de prison pour "affaiblissement du sentiment national". Il est toujours en prison aux côtés de Mahmoud Issa et d’Anouar Al-Bounni, deux autres signataires de la déclaration "Beyrouth-Damas, Damas-Beyrouth".
14 juin 2007. Sa femme Wajda n’avait pu se rendre à Alger pour recevoir le Prix de la plume libre. Je l’entends me parler depuis Abu Dhabi : « Merci de ne pas oublier Michel…On l’accuse d’ « affaiblissement du sentiment national », mais, vous savez, tout le monde à Damas connaît Michel pour son amour de la patrie… » La patrie ! Celle des Assad, celle-là même dont Nizzar Kabbani avait pourtant décrit la mortelle paranoïa :
Cette patrie qui considère que la Rose
Est un complot dirigé contre le régime,
Que le Poème est un tract clandestin
Rédigé contre le régime
Qu'est-ce donc que ce pays
Façonné sous forme de criquet pèlerin
Sur son ventre rampant
De l'Atlantique au Golfe
Et du Golfe à l'Atlantique,
Parlant le jour comme un saint
Et qui, la nuit tombant,
Est pris de tourbillon
Autour d'un nombril féminin ?
Ce pays, c’est la Syrie, et y végète en prison des hommes de plume au nom d’une connivence avec les fils de Ben Laden et le retour d’une peur médiévale, la peur d’un livre.
M.B.
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