Quelles mémoires pour Abdelaziz Bouteflika
À travers sa thèse sur les "illusions nécessaires", Noam Chomsky avait mis en évidence l’espoir obstrué de voir un jour la démocratie triompher, avec tout ce qu’elle implique comme justice sociale, liberté de conscience, d’opinion et d’expression.
Comme si le destin des groupes humains vivant en société fût lié inévitablement à la fatalité d’une ligne de partage entre ceux qui détiennent le pouvoir et ceux qui sont contraints de le subir. La fabrication de l’illusion démocratique devient dès lors comme une nécessité au maintien de l’équilibre et de la stabilité de cette ligne de partage, afin d’éviter aux sociétés de sombrer dans une violence perpétuelle, car il y a toujours parmi les hommes ceux qui cherchent à se coaliser pour dominer et d’autres pour le leur contester. Cette illusion consistait en la médiatisation de cette ligne de partage, de manière à ce qu’elle puisse être comprise sans le moindre doute dans une formulation politiquement correcte par la promotion et l’apologie de la pensée unique dominante.
Les luttes syndicales doivent, à travers la médiatisation de leur gain de cause, venir confirmer la distribution des places dans la production et la consommation des richesses et légitimer ainsi le mode d’exploitation d’une partie de la société qui est situé d’un côté de cette ligne de partage par l’autre partie. Cette illusion permet donc à la condition démocratique d’être exclusivement consensuelle par la médiatisation de la loi d’un consensus intériorisé autour de l’impératif de cette ligne de partage, et toute occurrence qui viendrait briser cette loi du consensus est immédiatement mise hors la loi et exclue du champ de la représentativité politique par l’exclusion de sa visibilité du champ médiatique, qui est dans tous les cas la propriété des dominants, instrumentalisé comme moyen de domination.
Le pragmatisme philosophique, qui au tournant du XXe siècle avec Charles Sanders Pierce est venu justement rétablir dans son droit toute occurrence qui viendrait briser le consensus érigé comme dogme pour la préservation et la perpétuation des contours immuables de cette ligne de partage, n’a toujours pas réussi à produire des effets significatifs sur la pensée politique contemporaine. Tellement la résistance des néo-conservateurs, imprégnés d’idées néo-colonialistes et néo-impérialistes, gardiens de la légitimité de cette ligne de partage dans sa dimension nationale et internationale, demeure difficile à abattre. Aujourd’hui, le peu de réussite de cette percée pragmatique dans le champ politique se situe d’une façon encore embryonnaire et expérimentale à travers ce que l’on qualifie communément de "démocratie participative".
Or, dans le cas des dictatures qui instrumentalisent des démocraties de façade, comme dans le cas de l’Algérie, il en va tout autrement. La logique sur laquelle repose le politiquement correct et les illusions nécessaires qui viendraient le légitimer relève de tout un autre ordre. La ligne de partage se travestit dans ce cas en une ligne rouge qu’il ne faut en aucun cas transgresser. Sa matérialisation consiste à ne pas remettre en question l’illégitimité du pouvoir et encore moins de dénoncer les abus de celui-ci, et particulièrement la dénonciation des stratégies et des rhétoriques qui le font perpétuer, telle l’instrumentalisation de cette démocratie de façade elle-même et les moyens de coercition qui lui sont liés.
En Algérie, comme tout le monde le sait, cette ligne rouge fut matérialisée suite au coup d’État inaugural contre le congrès de la Soummam, qui a consacré la dictature militaire comme système politique illégitime pour soumettre le peuple algérien, pendant et après la guerre de libération nationale jusqu’à nos jours. Depuis ce moment inaugural, la transgression de cette ligne rouge expose son auteur, non pas seulement à une exclusion du champ médiatique, mais l’expose, en prime, à toutes sortes de représailles barbares et inhumaines, allant de la confiscation de ses biens, de son emprisonnement, de la torture, jusqu'à l’éventualité de son élimination physique. Dans ces conditions, à quoi peut-on s’attendre de nos médias dits "indépendants", de nos intellectuels dits "libres" et des hommes politiques se prétendant faire de l’opposition. Rien. Sinon faire de la surenchère pour sauver leur peau, ou pour les plus indignes se bousculer autour de la mangeoire en faisant l’apologie de ce système ingrat, tout au plus lui trouver des circonstances atténuantes.
Nos intellectuels, réduits à l’avilissement, vont jusqu'à soutenir par des pétitions des caciques du pouvoir accusés de crime contre le peuple algérien, pour les soustraire à la justice d’un pays tiers. Pour les plus pudiques et impuissants parmi eux, ils se contentent d’adopter une attitude de neutralité, en attendant une éventuelle normalisation démocratique et le rétablissement de l’état de droit peut-être après que le peuple par son sacrifice dans la lutte pour sa libération aura servi de chair à canon à une caste sans honneur, comme l’eût si magistralement représenté Josef Losey dans son film " Les routes du sud," en mettant en scène le retour des intellectuels en Espagne après la chute de la dictature de Franco.
En ce qui concerne l’imposture d’hommes et de femmes se qualifiant d’opposants politiques, c’est autour de la kermesse électorale que s’agitent toutes sortes de saltimbanques candidats, non pas à la députation représentative des sensibilités du peuple algérien pour la réalisation de ses espoirs, mais plutôt pour s’arroger le droit d’être aux premières loges pour pouvoir se repaître à leur aise dans la mangeoire nationale. Dans leur imposture, ces saltimbanques se considèrent parmi les plus pragmatiques, allant jusqu'à se prendre pour des chevaliers "derridiens", enfermés dans leur pathologie schizophrénique à vouloir servir sans être démasqués. Qui ne tirent pas sur tout ce qui bouge, mais seulement sur ceux qui osent défier le pouvoir en transgressant avec détermination et dignité toutes sortes de lignes rouges disposées comme des épouvantails pour protéger toute intrusion dans leur royaume de la barbarie et du cynisme.
Toute honte bue, ces saltimbanques vont jusqu'à couvrir de gloire leurs maîtres par des qualités imaginaires délirantes, les incitant même à les consigner dans des mémoires pour la postérité. Le ridicule, c’est qu’ils sont convaincus de la cécité éternelle du peuple algérien de ne pouvoir se réapproprier un jour son Histoire dans toutes ses dimensions. Si Abdelaziz Bouteflika est dans son droit d’écrire ses mémoires, il y va de son honneur de restituer l’intégralité de l’Histoire d’un pouvoir qui a confisqué par la force aux Algériens leur liberté et leurs droits ainsi que les crimes qu’il a commis contre son peuple en le réduisant à une masse informe démunie de souveraineté, de culture, jusqu'au dépouillement même de son humanité. Restituer et dénoncer les méthodes mafieuses avec lesquelles le pouvoir a éliminé tous ceux qui s’opposaient à son hégémonisme illégitime, en recourant à des délinquants notoires pour assassiner des grands hommes, qui ont lutté pour que le peuple algérien soit libre, comme Mohamed Khider, Krim Belkacem, et la liste de ses victimes est tout simplement surréaliste.
Que retenir de son expérience d’homme politique parmi les plus anciens ayant côtoyé les grands hommes du XXe siècle et ayant participé à une politique internationale de soutien aux peuples en lutte pour leur libération. Rien qui n’ait servi son peuple ou ayant apporté une valeur ajoutée à l’Algérie en tant que nation. La solidarité avec les peuples en lutte pour leur libération, ce sont des hommes comme Kateb Yacine qui ont honoré l’Algérie. Au point que, lorsque le général Giap, le tombeur de l’Empire colonial français à Dien Bien Phu, est venu en Algérie, il était déçu de ne pas avoir été reçu par Kateb Yacine en tant que ministre de la culture au moins, pour son engagement intellectuel et par le théâtre en solidarité avec les peuples en lutte, dont le peuple vietnamien en lutte contre le colonialisme français. Alors que ce dernier, était logé comme un clandestin dans une chambre d’une cité universitaire qui lui a été accordée par des hommes bienveillants et d’authentiques patriotes, et qui est mort dans le dénuement total, comme le sont aujourd’hui des millions d’Algériens.
Que dire de sa complicité dans le maintien du code de la famille qui réduit la femme algérienne à un objet défouloir de tous les fantasmes masculins, les exposant à toutes sortes d’humiliations ? Que dire de sa complicité, par son indifférence devant les actes de barbarie par lesquels sont victimes ces femmes isolées, qui défrayent périodiquement la chronique depuis l’affaire de Hassi Messaoud, et bien avant encore ? Quelle part de responsabilité doit-on lui imputer devant l’indifférence générale de la part d’une population confinée à son insu dans cette situation mentale d’un autre âge, et des pouvoirs publics aussi irresponsables devant l’insécurité à laquelle sont exposées ces femmes et toutes les femmes algériennes généralement ? C’est encourager la barbarie et se rendre complice de tels actes que de faire un raisonnement contraire. Dans un Etat de droit, de tels actes seront sanctionnés pénalement pour viols et violences en bandes, violation de domicile et discriminations sexistes. Soutenir ces minorités, c’est remédier à cette culture de l’exclusion. On ne peut continuer à dénier à la femme de disposer de son corps librement, si on veut que la société s’émancipe. Mauvaise langue ! dira ce genre de saltimbanques avilis devant leur maître pour leur accès à la mangeoire nationale. Dans un Etat de droit, nul ne craint pour ses opinions politiques, pour ses sensibilités religieuses ou ses penchants sexuels, qui relèvent de la vie privée et qui doivent être protégés par la loi. Libre à la femme d’avoir des rapports sexuels en dehors du mariage ou d’avoir plusieurs partenaires sexuels. Libre aux citoyens de pratiquer le culte religieux qui leur convient ou de ne pas pratiquer du tout. De jeûner ou de ne pas jeûner. Il est impératif de libérer le peuple du mensonge du mythe de la virginité et du dogme de la foi religieuse. Si le président peut et veut se rendre utile en rédigeant ses mémoires, il lui faudra témoigner sur les mécanismes par lesquels les conservatismes de la société ont été entretenus et imposés par le pouvoir et quels en été les enjeux.
Notre devoir en tant que patriotes sincères et engagés dans la construction d’un État démocratique, fondé sur les droits de l’homme et la liberté de conscience, est de s’engager dans une dynamique de sensibilisation, envers nos concitoyens, pour une révolution culturelle permanente, seul rempart à ces tragédies qui usent notre peuple jusqu'à le dépouiller de son humanité. À commencer par démasquer et dénoncer toutes sortes de saltimbanques et déconstruire toutes sortes de rhétoriques émanant d’une certaine catégorie de l’élite, embusquée derrière les ruines du nationalisme conservateur agonisant, attendant leur tour pour s’emparer du pouvoir, pour recommencer un nouveau cycle de répression et de privation des libertés contre notre peuple.
Youcef Benzatat
Article déjà publié sous le titre : "La fabrique de l’opinion publique et l'impératif de la mangeoire", mais sa pertinence devant la situation politique algérienne aujourd’hui, m’a incité à le remettre en ligne pour une relecture adaptée.
Commentaires (4) | Réagir ?
c'est completement faux et tu ignore l'histoire le general giap est venu a l'ecole de gendarmerie de sidi bel abbes et en ma presence a recu kateb yacine " et d"ailleurs kateb etait a tenira bel abbes
Mais pas en tant que ministre de la culture, c'est ce que nous avons dis ! que le Général Giap a regrété que Kateb Yacine n'était pas à ce poste au moins.
Lucide et courageux.