Algérie-France : destins entremêlés, histoire à partager (II)
Texte de la communication donnée par Gylbert Meynier et Tahar Khalfoune, au colloque organisé par Esther Benbassa et Sébastien Ledoux à l’amphithéâtre du CNAM les 28 et 29 mai 2010 : "Les traces postcoloniales en France. Négation coloniale, trous de mémoire ou trop de mémoire ?". (*). La suite.
Heureusement les participants au colloque jouirent en soirée le 21 juin 2006, dans le grand amphi de l’ENS, de l’art du moment partagé, du vouloir être ensemble et du temps qui s’écoule : d’écouter le concert de ma’lûf de Constantine offert par Mohamed-Tahar El Hadj Fergani et les musiciens de l’association de musique arabo-andalouse El Fergania qui a pour objectif de «fonder une école de musique à Lyon baptisée “Enfants de tous Pays” avec le parrainage de Cheikh Enrico Macias». Lorsque nous nous sommes lancés dans la publication des actes du colloque, toutes les maisons d’édition auxquelles nous nous sommes adressés nous ont ri au nez : les 75 communications que nous avons reçues (sur les 86 qui avaient été faites oralement au colloque), si elles avaient été publiées sur papier, auraient constitué un livre de plus d’un millier de pages… invendable. Nous avons donc résolu de mettre les actes en ligne, ce que, avec sa maestria coutumière, Afifa Zenati, maître d’œuvre de l’organisation du colloque, a réussi à faire en un an. Lors de leur présentation, en mars 2007, au grand amphi de l’ENS-LSH, nous avons eu à subir à nouveau des attaques, émanant cette fois seulement de quelques Pieds Noirs, mais trop convenues pour ne pas être facilement réfutables par l’historien. Nous nous sommes donc décidés à nous mettre à l’écriture d’un livre de synthèse/résumé du colloque. Pour les cinq chapitres du livre, qui correspondaient aux cinq grands thèmes traités au colloque, nous avons constitué cinq équipes de travail de deux à trois personnes. Nous avons envoyé des circulaires à tous les participants au colloque, sans exclusives, en leur demandant s’ils accepteraient de participer à la réalisation de l’œuvre commune. Sur les 86 participants, il y avait 9 Algériens d’Algérie et 14 Algériens de l’extérieur, dont 13 conduisant leur recherche en France. A nos circulaires, nous n’avons reçu aucune réponse positive émanant de l’autre côté de la Méditerranée : les collègues pressentis, soit se sont excusés en alléguant leurs charges de travail ou leur indisponibilité pour diverses raisons – certaines étaient tout à fait valables –, soit n’ont tout bonnement pas répondu – deux collègues sont venus d’Algérie au colloque de Lyon, tous frais payés, et se sont même abstenus d’envoyer leur communication écrite – ce fut aussi le cas de huit autres participants français(18), mais le budget du colloque n’avait pas eu à leur financer un voyage pareillement onéreux. De ce point de vue, nous n’avons eu qu’à nous louer des collègues femmes d’Outre-Méditerranée que nous avions invitées : sans exception, elles nous ont toutes envoyé leur communication dans les temps requis, et sous une forme qui ne prêtait pas lieu à la critique. Notre livre de synthèse, issu du colloque de Lyon de juin 2006, en a repris le titre : Pour une histoire franco-algérienne. En finir avec les pressions officielles et les lobbies de mémoire (19). Il commence par retracer en introduction l’histoire du colloque et en situer les enjeux et la problématique. Le chapitre 1 traite des «formes et processus de colonisation», le chapitre 2 des «sociétés coloniales et traces de la colonisation», le chapitre 3 de «la question nationale algérienne : enjeux et conflits», le chapitre 4 de «la guerre d’indépendance des Algériens», le chapitre 5 des «migrations, culture et représentations». Un plus bref chapitre 6 («les défis de la demande sociale d’histoire») rend compte in fine du forum des associations co-organisatrices qui a suivi les cinq ateliers d’où sont issus les cinq chapitres précédents. Enfin, la conclusion a resitué «l’histoire franco-algérienne» comme «un chantier toujours ouvert». Y sont évoquées ces «traces profondes de cent trente-deux ans de vies croisées» qui étaient bien en effet le sujet que s’était proposé de traiter le colloque. Lorsque le livre a été publié par La Découverte en avril 2008, nous avons aussitôt entrepris de le faire publier par une maison d’édition algérienne ; et, sur les reliquats du budget du colloque, nous avons décidé d’en affecter une partie à la traduction du livre en arabe, ce dont s’est chargée notre collègue Khaoula Taleb-Ibrahimi, de l’université d’Alger. Pendant des mois il n’a pas été possible de trouver une maison d’édition qui accepte de publier le livre en français. Nous ont été demandées des modifications du texte, qui, tel quel, était représenté comme embarrassant pour tel(le)s Algérien(ne)s – nous n’avons pourtant consenti qu’à changer quelques bénignes formules. De tous ces atermoiements, le motif allégué qui a couru était que ce livre ne pouvait pas être un livre d’histoire franco-algérien puisque les 14 auteurs des cinq chapitres formant le corps de l’ouvrage ne comptaient aucun Algérien d’Algérie. Et pour cause ! Seuls des Algériens résidant en France, en effet, avaient accepté de travailler avec nous et d’y figurer : l’économiste Ahmed Henni, professeur d’économie à l’université d’Artois et ex-doyen de la faculté d’économie, et Tahar Khalfoune, juriste, docteur en droit public et conseiller juridique à l’association lyonnaise Forum Réfugiés. Ce fut l’intervention de Mohammed Harbi qui permit de débloquer la situation : après concertation avec INAS, une maison d’édition algérienne indépendante, il a finalement obtenu que cet éditeur publie le livre en français, avec, en avant-propos, une préface de Mohammed Harbi, destinée à lui donner la marque algérienne nominale crédible par la faiblesse de laquelle il pêchait. Nous avons craint que, du fait de la récente modification du régime du ISBN, ce livre ne puisse obtenir l’ISBN… A été obtenu le concours du Centre culturel français d’Alger pour faire transiter l’aide financière prise sur le budget du colloque destinée à soutenir l’œuvre entreprise par les éditions INAS pour publier en Algérie, en français et en arabe, ce livre qui se réfère constamment aux actes en ligne du colloque de Lyon et qui en provient. Finalement, le livre a été publié le 1er novembre 2011 aux éditions INAS, avec le même titre que l’édition française en français et, en arabe.
Il faut bien dire que si ce colloque s’est tenu à Lyon, c’est qu’il ne pouvait pas se tenir, avec une indépendance comparable s’entend, dans ce que des auteurs d’un manuel de géographie algérien des années soixante dénommaient «l’hexagone algérien». Il faut bien dire aussi, et que cela plaise ou non, que les meilleurs historiens, toutes générations confondues, vivent et œuvrent surtout dans la diaspora de l’intellect algérien. Non qu’il ne se trouve pas des gens talentueux qui travaillent, par exemple sur l’Algérie ottomane (Fatima Zohra Guechi, Kamel Filali, Constantine), sur le royaume de Tlemcen au XIVème siècle (Abdelhamid Hadjiat, Tlemcen) ou, pour la même période, sur l’histoire du port de Hunayn (Abderrahmane Khelifa, Alger)… Mais pour la période contemporaine, incomparablement plus sensible, quelles que puissent être leurs qualités intrinsèques, les universitaires et chercheurs n’ont guère produit d’œuvres majeures, même si une revue comme Naqd publie régulièrement des articles de qualité et qu’un centre de recherche comme le CRASC d’Oran s’efforce de faire œuvre indépendante et publie la revue Insâniyat. Ceci dit, pour ce qui est des jeunes générations issues du système universitaire algérien, leurs productions sont trop souvent encore des compilations sans grand intérêt, moulées à la salive de la langue de bois, avec citations obligées des maîtres à ne pas penser qui ont dirigé le cours officiel de l’histoire. Lors d’une conférence à Alger, en 2008, l’historien spécialiste d’al-Andalus Pierre Guichard s’est entendu poser la question suivante : «Pourquoi les Européens ont-ils interdit dans l’histoire aux Maghrébins de disposer de l’imprimerie et de l’utiliser» ? Lors d’une conférence dans une université algérienne, Mohammed Harbi s’est récemment entendu reprocher par un auditeur de n’avoir pas dit que c’était Dieu qui avait permis aux Algériens de devenir indépendants. Certains frémissements indiquent toutefois que quelque chose est peut-être bien en train de changer : la conférence à deux voix Mohammed Harbi-Gilbert Meynier, qui s’est tenue à Alger à l’hôtel Es Safir, devant une salle plus que comble, le 22 octobre 2010, à l’invitation du quotidien El Watan, pour les débats d’El Watan organisés par Mohammed Hachemaoui, a été pour les participants un intense et inoubliable moment de libre parole et d’échanges. Que le directeur d’El Watan, Omar Belhouchet, et ses collaborateurs dans cette entreprise trouvent ici les chaleureux remerciements des invités.
Pour l’instant, une mise à plat du type histoires parallèles serait théoriquement possible, mais, si les manuels français, dans les chapitres qui traitent de l’Algérie, sont loin d’être parfaits, ils ne sont en aucune façon soumis à une chape de plomb comparable à celle qui est responsable de ces manuels qui ensuquent les élèves algériens depuis plusieurs décennies, avec quelques peaufinages toutefois depuis quelques années. Mais pour l’essentiel, encore aujourd’hui, toute l’histoire ne commence qu’avec l’islam qui apporte enfin la lumière – ce qui précède est davantage expédié à la va-vite. On y parle au demeurant beaucoup du Proche-Orient (les manuels marocains parlent plutôt davantage de l’Algérie que les manuels algériens), avec l’islam et l’arabe comme seuls moteurs identitaires de l’histoire. Avec pour aboutissement la thawra (terme généralement traduit par révolution) armée menée par lesmujâhidîn (combattants du jihâd), terme d’une longue lutte dans laquelle le barde national Ahmed Tawfiq al-Madanî voyait la résistance contre ce qu’il dénommait al-isti‘mâr al-çalîbiyy (le colonialisme croisé). La distorsion serait donc plus grande que, même, entre les deux versions, israélienne et palestinienne, du manuel Histoire de l’autre.
L’idée de constituer une commission mixte d’historiens français et algériens, ouverte aussi à d’autres historiens maghrébins, mais aussi européens et de toutes autres origines et nationalités, nous paraît digne d’intérêt. Il a fallu près d’un demi-siècle après la fin de la deuxième guerre mondiale pour qu’Allemands et Français se rencontrent ; et il a fallu cinq années de discussions pour surmonter les contentieux liés à l’histoire franco-allemande et aboutir à la réalisation concertée de deux volumes d’un même manuel d’histoire, en allemand (Geschichte) et en français (histoire), parus respectivement en 2006 et 2008. Quant à s’engager dans la voie d’une écriture de l’histoire à deux voix, d’un manuel franco-algérien comparable à ce manuel franco-allemand, il n’est guère concevable d’imaginer qu’elle puisse être entreprise, pour l’heure, avec des chercheurs algériens d’Algérie de manière synallagmatique. Elle devrait pourtant avoir pour cadre des réunions et des débats se tenant à la fois au nord et au sud de la Méditerranée. Il y a eu, entre autres rencontres, le colloque de Braunschweig de février 2004, le colloque de Lyon de juin 2006, les 30-31 janvier 2008 un colloque à Oran sur «Mohammed Harbi, un historien à contre-courant», organisé par le centre de recherche Avempace Institution, présidée par Houari Touati, directeur de recherches à l’EHESS à Paris, en partenariat avec El Watan et le Centre culturel français d’Oran, il y a eu la conférence-débat d’Alger du 22 octobre 2010 : ce n’est qu’un début, continuons le combat ! Côté français, les choses sont loin d’être éclaircies : si, pris sous un véritable feu croisé, le plus indécent des paragraphes – l’alinéa 2 de l’article 4 (les «aspects positifs…») – de cette loi a été déclassé par décision du Conseil Constitutionnel du 31 janvier 2006, puis définitivement abrogé par un décret du 15 février 2006(20), reste l’article 3, qui prévoit une «fondation pour la mémoire de la guerre d’Algérie», visant à prendre en compte les seules victimes françaises de la guerre de 1954-1962, cela sans dire précisément de quoi il s’agirait, qui la gérerait, qui la financerait.
On ne commence à être fixé que depuis peu avec l’esquisse d’une application dudit article, dont la mise en chantier est loin – euphémisme – de faire l’unanimité chez les historiens : une fondation pour la mémoire, ce n’est pas une fondation pour l’histoire, sauf à risquer de tout mélanger. Et une fondation pour l’histoire digne de ce nom ne peut qu’être indépendante de toute injonction officielle et de tout groupe se disant porteur de mémoire, et elle doit associer Algériens et Français. Ceci dit, les historiens algériens indépendants – derechef, euphémisme – ont à faire à plus forte partie encore : l’amendement à la constitution algérienne de novembre 2008(21) comprend un article 62 qui édicte, en son quatrième et dernier paragraphe, que l’État «œuvre à la promotion de l'écriture de l'histoire et de son enseignement aux jeunes générations.» Forcer les blocages ne fait pas partie en soi du métier d’historien. Il peut simplement énoncer les règles élémentaires de la méthode historique qui s’inscrivent contre ces blocages, et espérer qu’un déblocage intervienne. On peut tenter de donner une suite au Bonnefin-Marchand, voire s’engager dans une histoire concertée à deux, et plusieurs voix. Mais, en l’état actuel, ce ne peut être qu’une initiative indépendante d’historiens n’ayant de comptes à rendre à personne, à aucun État, aucune institution, aucun lobby. Sous réserve d’inventaire, elle ne pourrait être engagée que dans un cadre associatif partagé. Mais le chemin est long, et ardu, qui mène de Delphes au Parnasse.
Gilbert Meynier, ex-professeur d’histoire-géographie au lycée Pasteur (lycée français, Oran), 1967-1968, ex-maître-assistant à l’université de Constantine, 1968-1970, professeur émérite de l’université de Nancy II.
Tahar Khalfoune, Docteur en droit public. Sa thèse, soutenue à l’université Lyon III en décembre 2003, a été publiée sous le titre Le domaine public en droit algérien, Paris, L’Harmattan, 2005, 601 p.
(*) Ce texte a été publié sur papier dans la revue de l'université de Toulouse, Cahiers d'histoire immédiate (n°40, automne 2011)
Références
(18) Une communication a été refusée par le comité de lecture.
(19) Paris, La Découverte, 2008, 250 p. Les auteurs de ce livre, dirigé par Frédéris Abécassis et Gilbert Meynier, sont : introduction : Frédéric Abécassis, Gilbert Meynier, chapitre 1 : Jacques Frémeaux, Ahmed Henni, chapitre 2 : Frédéric Abécassis, Tahar Khalfoune, Daniel Rivet, chapitre 3 : Gilbert Granguillaume, Jean-Pierre Peyroulou, chapitre 4 : Gilbert Meynier, Guy Pervillé, chapitre 5 : Benoît Falaize, Anne-Marie Granet-Abisset, Françoise Lantheaume, chapitre 6 : Cécile Armand, Jacques Walter, conclusion : Pierre Sorlin.
(20) Décret N° 2006-160 du 15 février 2006 portant abrogation du deuxième alinéa de l’article 4 de la loi N° 2005-158 du 23 février 2005 portant reconnaissance de la Nation et contribution nationale en faveur des Français rapatriés.
(21) Loi constitutionnelle N° 08-19 du 17 Dhou El Kaada 1429, correspondant au 15 novembre 2008.
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