1871 : la Kabylie se soulève contre l’ordre colonial

Cheikh Aheddad.
Cheikh Aheddad.

Dans la matinée du samedi 8 avril 1871, cheikh Aheddad proclama sur la place du marché de Seddouk la guerre sainte contre l’occupant français.

Jetant sa canne dans la foule, l’octogénaire, maître de la confrérie Rahmania, déclara : "Avec l’aide de Dieu, il nous sera aussi facile de jeter le Français hors de chez nous". Il lança ainsi dans la bataille 250 tribus, le tiers de la population algérienne, majoritairement de Kabylie et du Constantinois et accessoirement du centre et de l’Ouest.

Ce grand soulèvement armé durera d’avril 1871 à janvier 1872. Il étendit une série de révoltes sporadiques qui émaillèrent l’année 1870 et relançait une guerre proclamée le 14 mars par le Bachagha Mokrani, le maître de la Medjana, avec sa trentaine de tribus fidèles. Cette insurrection qui avait réussi à mettre sérieusement en péril le système colonial est d’autant plus importante que ses conséquences avaient scellé le destin de la population algérienne jusqu’au déclenchement de la révolution de novembre 1954 !

Au-delà des origines et des causes de la rébellion rapportées en leur temps par les officiers coloniaux et analysées et re-contextualisées par les historiens depuis quelques décennies, c’est le drame humain qui s’est joué dans le camp des vaincus, et ses stigmates qui posent problème encore de nos jours.

40 ans après le débarquement de la flotte de l’amiral De Bourmont à Sidi Ferruch et la débâcle de l’armée turque et des bataillons kabyles venus rejeter les Français à la mer, la colonisation de peuplement avançait à grands pas, s’accaparant les meilleures terres, refoulant les autochtones sur les terres arides causant misère et famines de plus en plus dramatiques. Venu se substituer au règne des militaires vaincus sur le front de la guerre contre la Prusse, le régime civil tant redouté par les indigènes couronnera la succession durant trois années (de 1867 à 1869) de mauvaises récoltes et confortera l’avidité des colons par un arsenal juridique de plus en plus répressif. La révolte devenait inévitable : "Mourir pour mourir, autant le faire dans l’honneur, les armes à la main", répétait-on dans les Djemââs et les souks !

Cinq forces d’inégales valeurs étaient en présence sur le terrain, où la possession de la terre constituait l’enjeu principal. Les paysans indigènes, pour qui défendre la terre nourricière, propriété des ancêtres, relevait des valeurs existentielles de Nif et de Horma pour lesquelles le sang était le prix consenti. On prenait le fusil dés qu’il s’agissait de défendre sa famille contre l’opprobre et le déshonneur, sa terre contre la spoliation, et par extension son pays contre l’occupation. Les féodaux algériens alliés de l’armée française, voyaient leur influence en perte de vitesse à mesure que s’appauvrissaient les fellahs et que les prérogatives des militaires passaient aux mains des civils et que se consolidait le nouveau régime qui rognait leurs privilèges.

Ces deux forces aux intérêts souvent opposés mais complémentaires pour la circonstance allaient être fédérées par les religieux, maîtres des zaouïas, tenants du pouvoir spirituel contestés et réprimés par les colonisateurs. Les trois forces allaient s’unir et constituer une structure de guerre contre l’occupant avec ses forces militaires régulières son administration et ses milices paramilitaires composées d’ultras et de mercenaires à la solde des colons. Tous se battaient pour la terre ! Les militaires français mesuraient en termes de terres conquises, les colons en terme de surfaces utiles gagnées au moment où face à leur avidité les Algériens comptaient les millions d’hectares perdus et à jamais interdits même pour le parcours et le passage. Moyen de subsistance pour les uns, source de richesse et de pouvoir pour les autres, la terre était prête à recevoir le soc des charrues mais aussi le sang des combattants ! Défendre la terre pour les Algériens, s’en accaparer pour les Français avait constitué depuis 1830 la cause véritable de toutes les révoltes, individuelle ou collective, petite ou massive, même si les événements et le contexte du déclenchement furent souvent avancés, en écran, comme les véritables raisons des soulèvements.

Une répression aveugle

De nombreux événements inhabituels avaient marqué cette année 1870.L’algérie sous autorité militaire depuis 1830 passe sous le régime civil, avec pour conséquence pour les chefs féodaux indigènes, la perte de leur influence sur les tribus. La fin de règne des bureaux arabes, véritable tête de pont de la colonisation dans les zones non administrées par les civils français. La disparition de cette administration tampon mettra les paysans algériens face aux colons français sans aucun médiateur pour absorber les chocs.

Les décrets Crémieux qui attribuaient aux juifs la nationalité française et tous ses privilèges,alors que les musulmans en étaient privés, avait constitué selon certains historiens la goutte qui avait fait déborder le vase. L’utilisation des Spahis, garde rurale musulmane, dans la guerre contre la Prusse, s’ajoutera à tous ces changements trop rapides pour la société indigène terrassée par la famine due aux mauvaises récoltes conséquentes à la spoliation des meilleures terres par les colons. A croire que le soulèvement des algériens était sciemment recherché et provoqué par les colons qui voyaient dans cette année 1870,devant la faiblesse générale du régime français, le moment propice pour faire valoir leur point de vue.

L’état d’esprit du côté des Algériens était à la révolte. Le sentiment national et l’esprit d’indépendance suffisaient en réalité à expliquer la mobilisation de nombreuses tribus qui ne supportaient plus le mépris des colons et leurs exactions. On entendait alors "faire partir tous les fusils à la fois dans un dernier effort pour chasser le français du pays". La mutinerie des Spahis qui refusaient de partir sur le front de la Prusse, les premières défaites de l’armée française contre la Prusse, la captivité de Napoléon III, l’annonce de la prise de Paris par les Prussiens, ont créé un climat de fièvre amplifié par l’arrivée du fils de l’Emir Abdelkader annonçant l’imminente arrivée d’une armée turque pour libérer l’Algérie !

Ceci excita le patriotisme des tribus kabyles pour lesquelles les événements de la commune de Paris apportaient beaucoup d’assurance. A Alger les colons s’en prenaient aux militaires, le climat était à la guerre entre les Français. "Dieu les a frappés, ils ne se reconnaissent plus entre eux, ils sont devenus fous", disait-on.

C’était le moment de se révolter et frapper le colonisateur apparemment désorienté. On se réunissait dans les cafés, les djemaâs et les souks, on amplifiait les appels à l’insurrection. On s’armait, on constituait la logistique de guerre. Les chefs reconstituaient les çoffs, les ligues (chartya) qui surveillaient les caïds et les traîtres potentiels ! Fin janvier, les hostilités débutèrent à Mila pour s’étendre vers Souk-Ahras. Le Titteri s’embrase début février, à la mi-mars les Mokrani passent à l’action. La zaouïa Rahmania fédère toutes ces forces sous le commandement du fils de Cheikh Aheddad, et proclame la guerre sainte le 8 avril à partir de Seddouk !

Et la guerre commença. Le soulèvement de 1871 offrira à la colonisation l’occasion d’en finir avec toutes les jacqueries et les révoltes qui menaçaient l’ordre colonial et son projet "civilisateur"

"J’entrerai dans vos montagnes

Je brûlerai vos villages, vos maisons

Je couperai vos arbres fruitiers

Et alors ne vous en prenez qu’à vous seuls"

Voilà l’essence de la logique coloniale, comme celle de la fable du loup et de l’agneau, résumée par ces propos du Maréchal Bugeaud dès 1845.

"Markits a l’khodja techdhah !"

Passée l’euphorie de la mobilisation, les 200 000 paysans insurgés mal armés, conduits par des chefs inexpérimentés devenaient une véritable chair à canon pour les troupes régulières coloniales, leur cavalerie et surtout leur artillerie. "Les colonnes infernales" rasaient les villages, tuaient femmes et enfants et incendiaient les habitations. Louis Rinn donnait 2686 morts français durant cette insurrection pour un rapport sous évalué de 1 à 50, le nombre de tués du côté algérien dépasserait les 100 000 ! Exactions, incendies, viols, coupures d’arbres, démolitions de maisons, achèvement des blessés à la baïonnette, le témoignage du général Cerez en avril 1871 résume assez bien cette atmosphère de fin du monde : "A Souk-el-Khemis j’ai fait vider les silos pour nourrir ma cavalerie, j’ai fait brûler les quatre-vingt maisons des Ouled-Meslem… Le génie a coupé tous les arbres fruitiers pendant que la cavalerie brûlait le village d’El-Hammam"

Les chansons indigènes de l’époque témoignent de la férocité de la répression :

"1871 fut l’année de notre ruine

Elle nous brisa les reins

O ma bouche continue de chanter… "

Une autre complainte disait :

"En quatre mois le feu s’éteignit

Les nœuds les plus solides se délièrent

Et tout le monde connut la misère

L’impôt s’abattit sur nous à coups répétés…

Les gens ont vendu leurs arbres à fruits

et même leurs vêtements

C’est pour eux une époque terrible… "

Deux millions et demi d’hectares de terre sont placés sous séquestre ! 313 collectivités sont dépouillées de leurs biens, les terres de sept tribus considérées comme instigatrices de l’insurrection sont totalement accaparées ! On appliqua le système de la triple sanction aux indigènes. comme belligérants vaincus, comme indigènes insurgés et comme habitants résidant sur le territoire français. Le montant des amendes infligées dépassa les 70 millions de francs ! Les dernières tranches avaient été payées vers 20 ans après le déclenchement de l’insurrection ! Un droit de la dépossession fut institué au nom de l’efficacité des mesures préventives : "Il n’y a pas d’illusion à se faire. La contribution de guerre ne serait efficace pour la prévenir que si on la poussait à la ruine totale…"

Les principaux chefs furent jugés et déportés vers le bagne de Cayenne ou en Nouvelle Calédonie. Ils seront nombreux à ne plus revoir le sol natal ! Des centaines d’autres condamnés les rejoindront dans une succession de convois et de navires ! Ils rencontreront d’autres insurgés, ceux de la Commune de Paris. Durant des années les correspondances de ces derniers témoigneront de ce douloureux et lointain exil.

Dans de nombreux douars écrasés par la défaite, les colons vainqueurs et leurs supplétifs, s’adonnèrent à des pratiques immorales dégradantes pour déshonorer l’indigène vaincu. En plus du séquestre des terres, de la déportation des chefs vers les bagnes lointains, de la confiscation du bétail et des biens mobiliers et immobiliers, on s’attaqua à la dignité de l’indigène, son nif !

On organisa des fêtes villageoises à la gloire des armées coloniales et de leurs goums. Les nervis et les voyous à la solde des caïds locaux étaient chargés de discréditer les femmes sans défense. La mémoire collective a retenu, à travers des récits qui se recoupent, une pratique humiliante qui consistait à obliger les veuves des combattants indigènes à danser en public au rythme des tambourins et de la cornemuse des tambourinaires. Cette pratique d’avilissement tourna souvent au tragique ; de nombreuses jeunes filles livrées aux supplétifs de l’armée coloniale préférèrent le suicide au déshonneur ! On arrangeait donc d’interminables parties de danse où les femmes des vaincus devaient occuper la scène jusqu’à l’épuisement total. Dans ces arènes de l’opprobre où la canaille jouissait du spectacle, un secrétaire (khoja) tenait l’inventaire de toutes les danseuses, un caïd lui ordonnait : "Markits a l’khodja techdhah" (Notes, Khodja, qu’on se souvienne qu’elle a dansé " !

De nombreux historiens noteront que la haine semée par les colons au bout de leur victoire de 1871 a germé doucement pour emporter leurs enfants en Novembre 1954.

Les stigmates de 1871

152 ans après ce grand soulèvement populaire manqué, toutes les cicatrices ne sont pas refermées. Les problèmes résultant du séquestre des terres des tribus engagées dans l’insurrection n’ont pas tous été réglés. Il en est ainsi des terres dites propriétés du Bachagha Ben-Ali-Chérif, un millier d’hectares situés à cheval sur les territoires des communes d’Akbou et d’Aouzellaguen. Ces étendues de terres fertiles mises sous protection de l’Etat après l’indépendance puis versées au fonds de la révolution agraire pour être attribuées aux paysans qui en avaient l’usufruit ont été restituées aux héritiers Ben-Ali-Chérif, en application de l’ordonnance N° 95/26 du 25 septembre 1995, par une commission de wilaya le 1er juin 1998 où siégeaient,entre autres, les représentants des anciens moudjahidines. L’opposition de l’Union locale des paysans algériens (UNPA) n’a pas donné les résultats escomptés. Les villageois de Felden (Chelata) revendiquent une partie de ces propriétés, ceux de Laazib une autre, les attributaires de la révolution agraire, réunis en association, la totalité. Le contentieux ne semble pas trouver d’issue. L’heureux héritier qui récupéra plus de 900 ha, a compris qu’il faut s’en débarrasser au plus vite. Il a déjà liquidé une partie appréciable, rachetée sans doute par les arrière-petits-fils des séquestrés de 1871 ! 

Rachid Oulebsir

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Commentaires (12) | Réagir ?

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rezki AADI

A PART LE LYCEE EL MOKRANI DE BENAKNOUN JE JE CONNAIS AUCUN EDIFICE OU RUE DEDIE A EL MOKRANI.... ET POURTANT.... KHELI LBIR BOUGHTAH...

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Elias Had

les kabyles vont se soulever bientot contre le pouvoir actuel. c'est juste une question de temps

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