Cherif Ouabdesselam : mon aventure à Sonatrach
D’abord, qui, mieux que le PDG de la Société Nationale de Transport et de Commercialisation des Hydrocarbures, - qui n’avait pas encore adopté le sigle Sonatrach -, aurait satisfait à la curiosité de l’auteur de l’article "Sauvons Sonatrach"? Il aurait suffi de parcourir l’imposant ouvrage de M. Bélaïd Abdesselam, publié récemment aux Editions ANEP, sous le titre "Le pétrole et le gaz naturel en Algérie", pour trouver les principales réponses aux questions ainsi posées.
En outre, il aurait été bien plus souhaitable et plus efficace que M. Sid Ahmed Ghozali lançât lui-même cet appel, étant donné le rôle très important que l’éminent PDG de Sonatrach joua, dans le processus de croissance et de pérennité du Groupe.
Comment j’ai atterri à Sonatrach
Mon aventure a commencé en février 1964, lorsque j’ai rencontré M. Bélaîd Abdesslam dans l’ascenseur de l’immeuble qui abrite actuellement le Premier Ministère. Ce dernier savait pertinemment que, tout au long de la guerre de libération nationale, j’avais milité au sein du FLN, et dû fuir mon pays pour survivre, après avoir été révoqué sans préavis ni indemnité de la direction de l’hydraulique, et menacé par les parachutistes, suite à la grève des fonctionnaires du 28 janvier 1957.
Au moment où je rencontrai l’ancien délégué aux affaires économiques de l’Exécutif provisoire, j’exerçais les fonctions d’Ingénieur, chef du service technique, au ministère de la Reconstruction, des Travaux publics et des Transports. Les ingénieurs Français, de connivence avec des Algériens qui occupaient les postes administratifs les plus élevés, grâce à la "promotion Lacoste", ne me prirent guère en sympathie, et pour cause .... Je décidai, alors, d’en parler au ministre de l’époque, qui réagit ainsi :
"Combien d’ingénieurs Algériens êtes-vous ? Combien d’ingénieurs sont-ils ? Que feriez-vous à ma place ? Telles sont les questions qu’il me posa, pour exprimer ses regrets de ne pouvoir rien faire ..." Dans l’ascenseur, M. Bélaïd Abdesselam, qui venait d’être pressenti pour présider aux destinées de la nouvelle Société Nationale, me posa laconiquement, cette question : "Qu’est-ce que tu fais en ce moment ?". Je répondis : "Rien d’intéressant", sans donner plus de détails. Il me demanda, alors, si j’avais acquis quelque expérience dans le domaine de la construction des canalisations d’hydrocarbures. Je répondis que mon expérience se limitait aux canalisations d’eau potable, en tubes métalliques soudés, tout en précisant que la technologie appliquée à ce type d’ouvrage était pratiquement identique à celle des pipelines de pétrole, sauf que, dans ce dernier cas, les soudures sont contrôlées beaucoup plus attentivement, en raison des risques encourus à la population et à l’environnement, en cas de fuites importantes de pétrole.
Tout aussi laconiquement, il me dit : "Alors, tu n’as qu’à venir travailler dans une société nationale nouvellement créée pour la réalisation d’un oléoduc. Mais prend soin d’obtenir un détachement en bonne et due forme, car il y a des risques". Je décidai, alors, de suivre ses conseils et de prendre les 2 mois de congé auxquels j’avais droit ; et c’est ainsi que l’aventure de Sonatrach commença, et qui durera jusqu’en 1981, année de la restructuration des entreprises publiques qui démantela cet important groupe en pleine expansion, et fit jeter aux oubliettes ses Vice-présidents en exercice.
La Société Nationale de Transport et de Commercialisation des Hydrocarbures venait d’être créée, le 31 décembre 1963 pour réaliser et exploiter un oléoduc de plus de 800 km de long, et de 28 pouces de diamètre, et devant relier le champ pétrolier de Hassi Messaoud au port de Béjaia, pour atteindre une capacité de transport de 22 millions de tonnes/an de pétrole, en phase finale.
Pour bien comprendre les conditions dans lesquelles cet important ouvrage fut réalisé, il importe de rappeler les circonstances dans lesquelles le Président Ben Bella décida de se lancer dans cette aventure. Juste un peu avant l’indépendance, les compagnies françaises exploitant le gisement de pétrole de Hassi Messaoud avaient créé la filiale TRAPAL, afin de se doter d’un second pipeline, en sus de celui exploité par Sopeg et débouchant au port de Béjaia, A cet effet, TRAPAL avait déposé un dossier, auprès la Direction de d’Energie et des Carburants, pour l’obtention de l’autorisation de construire.
Quand l’indépendance fut proclamée, l’Algérie se substitua, automatiquement, à la France dans la part de capital que celle-ci détenait au sein de la SN REPAL, une des compagnies exploitant le gisement de Hassi Messaoud. Dans la même foulée, les autorités algériennes engagèrent des négociations en vue d’entrer dans le capital de TRAPAL, mais les actionnaires de cette filiale s’y refusèrent catégoriquement.
Une telle obstination ne pouvait que conduire à une décision de l’Algérie d’user de son droit souverain de réaliser et d’exploiter elle-même un oléoduc qui satisferait, non seulement les besoins des compagnies pétrolières, mais aussi ceux de la Société Nationale qu’elle venait de créer, en prévision de nouvelles découvertes.
Sitôt après que cette décision fut prise, les actionnaires de TRAPAL s’empressèrent d’engager une procédure judiciaire à l’encontre de l’Algérie, auprès de la Cour Internationale de La Haye, dans l’espoir insensé de percevoir une forte indemnité pour le manque à gagner que la Société Nationale s’apprêtait, selon eux, à leur faire subir.
Telles furent, très brièvement, les circonstances dans lesquelles fut créée la Société Nationale de Transport et de Commercialisation des hydrocarbures, qui adopta, plus tard, le sigle de D’abord, qui, mieux que le PDG de la Société Nationale de Transport et de Commercialisation des Hydrocarbures, - qui n’avait pas encore adopté le sigle Sonatrach -, aurait satisfait à la curiosité de l’auteur de l’article « Sauvons Sonatrach»? Il aurait suffi de parcourir l’imposant ouvrage de M. Bélaïd Abdesselam, publié récemment aux Editions ANEP, sous le titre Le pétrole et le gaz naturel en Algérie, pour trouver les principales réponses aux questions ainsi posées. Le moins qu’on puisse dire fut que, réaliser un pipeline aussi long que celui projeté par TRAPAL, mais plus gros en diamètre, et dans des conditions de coût et de délais comparables, et ce en dépit d’un manque flagrant de personnel compétent pour assurer la mission du maître d’ouvrage, et d’un environnement des plus hostiles, relevait du plus grand défi.
Au demeurant, il semble bien que M. Paddy Joy, Directeur Algérie de la société anglaise Constructors John Brown (CJB), s’était préparé à faire face à la pire des situations à laquelle la dure réalité algérienne de l’époque allait lui faire subir, et du risque énorme que venait de prendre sa société, du fait, notamment, de n’avoir pas eu le temps d’analyser en détail la nature du sous-sol, tout au long de l’itinéraire qu’allait emprunter l’oléoduc.
Comme nous le verrons plus loin, après des essais infructueux en vue du recouvrement de coûts supplémentaires, cet homme d’affaires très avisé, et malin de surcroît, tenta de me faire admettre, implicitement, que la seule solution était dans la résiliation du contrat ! Mais en fin de compte, je pus déjouer cette ruse et accomplir ma mission jusqu’à son terme, ce qui permit à l’Algérie ne pas avoir été condamnée par la Cour Internationale de La Haye, le pipeline ayant été réalisé dans des conditions de coût et de délais raisonnables, n’occasionnant, ainsi, aucun préjudice aux propriétaires de gisements pétroliers de Hassi Messaoud, et de permettre, du même coup, de lui ouvrir la voie pour une maîtrise fulgurante des activités liées à l’exploitation de nos richesses en hydrocarbures.
Après un demi siècle, je suis heureux de continuer à afficher ma grande fierté d’avoir apporté ma modeste contribution à la réalisation d’un ouvrage aussi grandiose que l’oléoduc Haoud El Hamra-Arzew, et ce, d’autant plus que j’ai pu conserver toute mon intégrité en ne cédant, à aucun moment, aux tentatives de séduction initiées par le Directeur Algérie de CJB, pour préparer une éventuelle résiliation juteuse du contrat, au profit de son entreprise, et avec l’accord tacite, - voire la complicité -, du représentant du maître de l’ouvrage que je fus. La négociation du contrat avec l’entreprise anglaise
J’eus la chance d’intégrer Sonatrach juste au moment où les négociations du contrat clé en mains relatif à l’oléoduc, avec l’entreprise anglaise Constructors John Brown (CJB), venaient de commencer, et c’est, je crois, le fait de n’avoir participé qu’aux discussions techniques, - à l’exclusion de toute négociation d’ordre commercial -, qui m’a valu d’avoir été désigné, dès sa signature, le 18 juillet 1964.
En sus de la salle de réunion qui nous était gracieusement mise à notre disposition par la Cnalnav, aujourd’hui dénommée CNAN, nous occupions, alors, trois bureaux au 3ème étage de l’immeuble "Le Colisée", rue Zéphirin Rocas, dont un fut réservé au PDG, un au Directeur administratif, et un que je partageais avec un technicien et une dactylographe.
Avant de finaliser le contrat, je fus envoyé au Caire, avec une documentation complète de l’étude d’ingénierie élaborée par l’entreprise anglaise, afin de requérir l’avis technique du bureau d’études égyptien dirigé par M. Mustapha Moussa, le célèbre architecte qui réalisa l’Hôtel Aurassi, ou tout au moins de s‘assurer que cette étude était sérieuse et pouvait augurer d’une capacité de transport de 12 millions de tonnes/an de pétrole brut, en première phase et de 22 millions de tonnes/an en deuxième phase.
Les essais de performance exécutés en fin de travaux montrèrent que l’entreprise anglaise avait respecté ses engagements contractuels, de même que cet ouvrage grandiose s’avéra d’une qualité irréprochable, après avoir surmonté largement l’épreuve du temps. Bien qu’ayant été frustré de n’avoir pas pu intervenir dans la conception de l’ouvrage, ni même dans son exécution, étant donné la formule « clé en mains » adoptée pour ce contrat, je dois reconnaître que celle-ci me servit de bouclier efficace contre toute mauvaise surprise au niveau des coûts, du fait d’avoir été assortie d’un "prix global, forfaitaire et non révisable". Car elle me permit de rejeter systématiquement les demandes de paiement de nombreux travaux dits « imprévus » ou "supplémentaires", présentés par l’entreprise, même si, au fond de moi-même, certains parmi eux méritaient, raisonnablement, d’être rémunérés.
C’est ainsi que je réussis à maintenir inchangé, non seulement le prix initial, mais aussi la provision de 5 % pour "imprévus", que j’étais seul habilité à utiliser, le cas échéant. Il est vrai, aussi, que le Président de la Société Nationale n’eut de cesse d’insister sur les délais et le coût final de ce projet, préoccupé qu’il était par la menace des compagnies pétrolières étrangères de faire payer très cher notre décision de nous substituer à elles, pour la réalisation et l’exploitation de ce pipeline.
Ces mêmes compagnies fondaient leurs appréhensions sur l’absence totale d’expérience de l’Algérie, dans le domaine de l’exploitation des hydrocarbures, et plus particulièrement celui de la construction des pipelines. C’était sans compter sur l’existence d’un modeste ingénieur algérien sorti, en 1956, de l’Ecole nationale d’Ingénieurs de Maison-Carrée, qui, au cours de l’été 1955, avait participé aux travaux de réalisation d’une conduite de refoulement d’eau potable, en tubes d’acier soudés, reliant Souk El Djemaa et Aïn El Hammam (wilaya de Tizi Ouzou). Au demeurant, l’expérience ainsi acquise m’avait grandement facilité la compréhension des problèmes techniques soulevés lors des réunions mensuelles sur l’état d’avancement des travaux, que je présidais, de même qu’elle aura pu dissuader l’entreprise de toute tentative de surfacturation, en prévision d’une résiliation du contrat.
L’inauguration des travaux du troisième oléoduc algérien
Je voudrais livrer au lecteur les circonstances particulières qui entourèrent l’inauguration, le 28 septembre 1964, du troisième oléoduc algérien, par le Président Ahmed Ben Bella. Cet ouvrage fut dénommé ainsi, car il fut le troisième à avoir été réalisé en Algérie, après l’oléoduc Hassi Messaoud-Béjaia et le gazoduc Hassi R’mel-Arzew.
La veille de l’inauguration, j’avais participé activement aux préparatifs. Puis ce fut le grand jour, qui connut un grand succès, en dépit des détracteurs de tous bords, et bien que marqué par quelques incidents mineurs. Parmi ceux-ci, je crois que certains méritent d’être racontés, notamment celui qui me fut rapporté par le Chef de la Sécurité Militaire, qui était assis dans la tribune officielle, à côté de l’ambassadeur de France en Algérie. En me voyant en train de faire mon discours, celui-ci, posa cette question, avec un air étonné : "Mais ... qui est ce Français qui travaille dans cette société ?"
Son interlocuteur répondit : "Il ne s’agit pas d’un Français, Excellence, mais d’un Algérien de pure souche !". Après le discours, je fus chargé d’accompagner le Président Ben Bella, depuis la tribune officielle jusqu’au lieu de l’inauguration, situé à une cinquantaine de mètres de là. Tout autour de l’esplanade aménagée la veille, nous avions disposé une barrière de sécurité. Deux files imposantes de conducteurs d’engins aux habits flambant neufs, se tenaient au garde-à-vous, et formaient une haie d’honneur impressionnante, avec leurs engins. L’acte d’inauguration devait consister en la jonction, par soudure, de deux tubes intégrés à l’ouvrage, tout au moins sur quelques centimètres, s’agissant d’un acte symbolique.
Le trajet qui nous séparait du lieu de l’inauguration me parut interminable, tellement l’atmosphère était tendue. Au fur et à mesure que nous avancions, les conducteurs d’engins demeuraient imperturbables. Intrigué par leur sérieux et leur discipline, le Président me posa trois fois cette question, en les désignant discrètement : "Ce sont des Arabes ? Et trois fois je répondis, tout aussi discrètement, en me félicitant, au fond de moi-même, d’avoir participé aux préparatifs et discuté avec eux, la veille au soir :
"Oui M. le Président !"
Il nous restait environ quinze mètres à parcourir, avant d’atteindre le lieu d’inauguration, où nous attendait un soudeur algérien chargé de tenir la main du Président, au moment où il allait procéder à la soudure symbolique, lorsque le Président Ben Bella leva brusquement le bras, en affichant un large sourire en direction des conducteurs d’engins. Cela suffit pour nous retrouver encerclés en un clin d’œil, non seulement par ces derniers, mais aussi par la population, qui n’eut aucune peine à abattre la barrière de sécurité. Enfermés comme nous étions, par une foule si rapprochée et enthousiaste, nous n’aurions pas pu procéder à l’inauguration officielle du troisième oléoduc algérien, sans l’intervention des services de sécurité, qui accoururent à toute vitesse pour nous frayer un chemin, jusqu’au lieu où le Président devait accomplir son acte symbolique.
Le déroulement de la première phase des travaux
Pour m’assister dans le suivi des travaux, en ma qualité d’Ingénieur, représentant le maître d’ouvrage, la Société Nationale mis à ma disposition des ingénieurs de la société norvégienne Norconsult, des gens sérieux, compétents et honnêtes qui obéirent, avec loyauté, à mes instructions concernant le contrôle strict des quantités indiquées dans les factures de l’entreprise, afin d’éviter toute surfacturation, avant un arrêt de travaux décidé inopinément par l’entreprise. En outre, je voudrais souligner le fait que, ni le personnel de l’entreprise anglaise, ni celui de Norconsult, ne parlait français. De plus, les correspondances, y compris celles de nature contractuelle, durent se faire uniquement dans la langue de Shakespeare, faute, pour nos juristes, de n’avoir pas prévu une clause prévoyant l’obligation, pour l’entreprise, d’y joindre, à tout le moins, une version écrite dans la langue de Molière.
Par ailleurs, une seule signature, - la mienne -, fut déposée à la banque anglaise Kleinwort Benson, pour le règlement des factures de l’entreprise. C’est ainsi qu’une situation approuvée par le Président de la Société Nationale, en raison de mon indisponibilité, pour raisons de santé, fut rejetée par la banque anglaise. Se trouvant dans une situation financière précaire, l’entreprise dut se résoudre à venir me rendre visite à l’hôpital, pour me faire signer cette facture, en me faisant mille excuses de m’avoir dérangé ! Durant le déroulement des travaux, il se produisit d’autres faits que je voudrais décrire, autant que ma mémoire peut me le permettre : Comme s’il s’attendait à ce que sa société allait rencontrer de sérieux problèmes pour exécuter le contrat, mais à en tirer profit, malgré tout, M. Paddy Joy crut devoir prendre ses devants, en tentant, mais en vain, de me séduire de différentes manières, et ce, dès le lendemain de la signature du contrat..
Autre fait. Lorsqu’il atteignit la région de Laghouat, le chantier Sud eut la mauvaise surprise de découvrir une vaste étendue de rocher enfouie dans le sable, et qui devait impérativement être défoncée, pour permettre à la canalisation de reposer à la profondeur prescrite. Pour y parvenir, l’entreprise fut obligée de recourir à d’importants moyens d’excavation supplémentaires qu’elle n’avait pas prévus. Il s’en suivit une multitude d’interventions, auprès de moi-même, pour me faire admettre le paiement d’un coût additionnel non négligeable. Mais l’ingénieur représentant le maître d’ouvrage que je fus ne donna aucune suite favorable à toutes ces doléances, conformément aux instructions fermes que lui avait données le Président de la société nationale.
On pouvait, néanmoins, percevoir le problème sous un angle politique, mais là, d’autres responsables que moi-même auront pu intervenir en faveur de la société anglaise, comme me l’avait laissé entendre, bien plus tard, le président de la société nationale. Mais je tiens à préciser que le orésident de la société nationale ne me fit, à aucun moment, part d’un éventuel dédommagement amiable de l’entreprise, qui aurait pu survenir après la fin des travaux.
C’est ainsi qu’à un moment très critique, l’entreprise envisagea sérieusement de résilier le contrat, comme je vais vous le raconter : Lorsque les difficultés rencontrées pour le paiement des travaux, qu’ils considéraient comme non prévus au contrat, atteignirent leur paroxysme, M. Paddy Joy me rendit visite pour me tenir les propos suivants: "Cette fois, je ne suis pas venu voir le représentant du maître d’ouvrage, mais un éminent expert, pour me conseiller sur ce qu’il y a lieu de faire, en pareilles circonstances". Je sentais bien que cet homme d’affaires avisé me tendait un piège...
Je lui répondis, laconiquement, que je n’avais aucun avis à lui donner, et qu’il lui appartenait de lire le contrat. "Lire le contrat" fut vite interprété par mon interlocuteur comme voulant dire "lire et appliquer l’article relatif à la résiliation du contrat" ! Et de fait, il s’empressa de me remercier pour ce "conseil", qui, en fait, n’en était pas un, mais simplement un rappel que nos rapports étaient régis par un document contractuel en bonne et due forme, qu’il convenait de respecter scrupuleusement. Ce comportement m’avait beaucoup intrigué, voire inquiété au plus haut point. Je sus, quelques heures plus tard, en questionnant les responsables locaux de l’entreprise, que M. Joy était parti à Londres pour engager la procédure de résiliation du contrat, auprès de la direction générale de sa société. Que faire à ce moment crucial ? Je décidai d’en aviser immédiatement le Président de la société nationale : "Tâche de rattraper ça", se contenta-t-il de me dire, d’un ton grave.
Rattraper ça, mais comment ? Je décidai, après réflexion, d’anticiper une bonne nouvelle, en annonçant à l’état-major local de CJB que je venais de recevoir des instructions pour résoudre les problèmes financiers liés aux imprévus et aux travaux supplémentaires, mais qu’il convenait, surtout, de ne pas ralentir la cadence de réalisation de l’ouvrage, et encore moins, d’arrêter les travaux. Et de fait, le président de la société nationale m’informa, mais bien plus tard, que des mesures en faveur de l’entreprise anglaise, furent prises, à titre de dédommagement, mais sans me donner plus de détails.
Avec le recul, je crois pouvoir dire que, ce faisant, je venais de sauver ce projet de la débâcle. Supposons, en effet, que je fus resté impassible, après que M. Joy fut sorti de mon bureau. Le Président de la Société Nationale n’aurait rien su de son départ pour Londres, pour engager la procédure de résiliation du contrat. Ainsi prise au dépourvue, la Société Nationale aurait eu bien du mal à faire face à une situation qu’elle n’avait même pas envisagée un seul instant, et, surtout, à défendre sa cause auprès de la Cour Internationale de La Haye.
Pour l’Algérie, la conséquence aurait été de payer un coût exorbitant aux entreprises pétrolières, que la Cour internationale de La Haye n’aurait pas manqué d’imposer à un Etat dont les caisses étaient exsangues, sachant qu’il avait même dû requérir un prêt auprès des banques koweitiennes pour assurer les 15 % de fonds d’investissement propres. Et que dire de l’image de la société nationale et de sa propre survie, si le projet avait échoué? En supposant même qu’elle fût aidée financièrement par l’Etat, aurait-elle pu jouir de la réputation de sérieux, indispensable pour se frayer un chemin dans un monde aussi impitoyable que celui des hydrocarbures ? Et quid des nationalisations, si tant est que le gouvernement algérien aurait décidé de se lancer dans une telle aventure, en dépit de l’échec cuisant de sa première tentative de participation à l’exploitation des ressources en hydrocarbures ?
Un autre fait, et non des moindres, mérite d’être raconté. Lors des essais de résistance et d’étanchéité du pipeline, un tronçon défectueux de quelques centaines de mètres fut localisé et réparé en quelques jours. Tout d’abord, je dus faire face à une intervention brutale du préposé à l’exploitation de l’oléoduc, qui venait d’être désigné, pour venir m’annoncer qu’il ne voulait pas être « le directeur d’une catastrophe nationale ». Là-dessus, je fus convoqué par un Président très inquiet et excédé, au plus haut point, par des rumeurs de sabotage de l’oléoduc, entretenues par des individus intégrés à la société nationale. En fait, il s’agissait d’un incident technique bien circoncis dans un tronçon parfaitement localisé, grâce aux essais de performance, et qui survient quelquefois dans les oléoducs. Une enquête rapide montra qu’il s’agissait de soudures défectueuses effectuées dans l’atelier de double-jointing de Laghouat, une erreur humaine qui ne pouvait, de toute évidence, être assimilée à un acte de sabotage. Du reste, l’entreprise procéda immédiatement aux réparations, ce qui n’empêcha pas l’intox de poursuivre son œuvre destructrice, et ce, jusqu’à la mise en service de l’oléoduc.
Le déroulement de la deuxième phase de travaux
Quand les discussions furent engagées sur la manière avec laquelle la deuxième phase du projet allait être réalisée, j’avais fait part des inconvénients que j’avais pu constater lors de la première phase, notamment la difficulté, pour un ingénieur représentant le maître d’ouvrage, de participer à la conception et la réalisation d’un ouvrage industriel, en raison de la formule "clé en main" choisie.
Il me paraissait, en effet, évident, qu’eut égard au principe qu’un ingénieur ne peut apprendre son métier qu’en le pratiquant, la formule « clé en mains » était la moins adaptée, pour la formation des ingénieurs intégrés à Sonatrach. En effet, le risque juridique et financier encouru par le Constructeur, et résultant de sa responsabilité pleine et entière, en matière de qualité, de délais et de performance, y est si élevé, qu’il ne peut se hasarder à en confier la moindre tâche, à tout agent non intégré à sa propre organisation ou à toute entreprise non sous-traitante. C’est pourquoi, du reste, l’entreprise anglaise se montra peu coopérative à mon égard, arguant de l’inutilité de l’intervention du maître d’ouvrage, dans le déroulement des activités techniques et opérationnelles liées au projet, du fait que la responsabilité lui en incombait globalement, en vertu de l’obligation de résultat. Encore aurait-il fallu que des ingénieurs et techniciens Algériens fussent disponibles, au cours des premières années de l’indépendance, pour envisager une autre formule que le "clé en main", ce qui fut loin d’être le cas.
Cependant, quatre années plus tard, avec la sortie des premières promotions, il devenait possible d’envisager d’autres formules, comme celle permettant d’appliquer la méthode dite "on the Job training", qui consiste à confier des tâches réelles à un ingénieur, ou à un technicien, tout en le plaçant sous la tutelle et la supervision d’un agent déjà expérimenté. Cette méthode pouvait être appliquée dans le cadre d’un contrat de type "Engineering and Construction Management", et c’est ce que j’avais préconisé d’appliquer, pour la deuxième phase, et qui fut acceptée, en dépit d’une opposition outrancière de certains juristes Algériens.
C’est ainsi que l'équipe que j’avais constituée, dès la signature du contrat avec le grand bureau d’études américain Bechtel, était sortie de cette opération riche d'une expérience solide et féconde, qui lui avait permis de prendre en charge immédiatement, non seulement la réalisation de la deuxième phase du pipeline, mais aussi celle de l'oléoduc Béni Mansour, Alger.
Pour m’assister dans la réalisation de la deuxième phase, en tant que représentant du maître d’ouvrage, la société nationale mit à ma disposition des ingénieurs français de Sofregaz. En sus des précieux services qu’elle me fournit, cette société montra aux compagnies pétrolières françaises que nous n’avions rien à cacher, et que leurs craintes exprimées auprès de la Cour Internationale de La Haye allaient s’avérer sans fondement.
Pour conclure
J’espère que le lecteur qui aura déjà lu le chapitre de mon modeste ouvrage intitulé Le management d’entreprise dans les pays du tiers monde, édité en 2009 par Dahlab, Alger, aura accueilli, avec intérêt et indulgence, les faits supplémentaires que je viens de lui rapporter. A présent, mon souhait serait que les nouvelles générations adhèrent aux mêmes croyances et valeurs morales qui me portèrent tout au long du déroulement de ce projet grandiose, le premier d’importance vitale, depuis l’indépendance, et qui fut si crucial pour l’avenir économique de notre pays.
Par ailleurs, il faut bien comprendre que Sonatrach ne pourra pas être sauvée sans la mise en place d’une organisation et une intégration de managers compétents et intègres. Mon modeste ouvrage déjà cité pourrait y contribuer grandement, car contenant les concepts philosophiques de base et les principes fondamentaux régissant l’activité managériale, mais aussi des expériences vécues par l’auteur, tant au sein de Sonatrach qu’à celui de la grande filiale Altra. Il ne tient qu’à nos dirigeants politiques d’en décider ainsi, et d’agir en conséquence.
Chérif Ouabdesselam
Ancien cadre supérieur de l’Etat, vice-président de Sonatrach et PDG de la filiale Altra
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merci
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