Qui acclamer et glorifier ?

Le Matin 16-10-2017 45806

Qui acclamer et glorifier ?
Alger, un certain été 1962.

Sur la rubrique "Débats" de ce journal, on lit cette conclusion de Kacem Madani : "Rassemblez-vous d’abord ! vous les Grands Benbitour, Benflis, Djillali, Boukrouh, Sadi et autres "douctours" (Allah ibarek les sommités que compte le pays) ! à ce moment-là, l’espoir de faire bouger le « ghachis », qu’à vos yeux nous sommes, ne serait pas insensé ! Tel rassemblement, en haut lieu organisé, faites-nous confiance ! nous nous réveillerons de notre profonde léthargie pour vous acclamer et vous glorifier, comme nous l’avions fait pour ceux qui vous ont précédé, juste avant que l’armée des frontières ne surgisse du fond fin de tout ce qui rime avec imposture céleste et Arabie pour nous b…riser !"

Auparavant, le même auteur déplore : "Côté caste intellectuelle, les choses n’offrent pas davantage d’optimisme."

Dans les affirmations de Madani, je ne discerne pas la part d’ironie et celle de sérieux. Supposons la seconde hypothèse.

Concernant ces deux catégories sociales, chefs politiques et intellectuels, voici quelques considérations. Elles ne sont dictées par aucun ressentiment négatif et stérile, tout au moins je m’y efforce ; elles veulent résulter uniquement du simple résultat de l’observation objective du mode de fonctionnement des sociétés humaines.

1. L’impossible "rassemblement" des partis politiques

Pourquoi les partis politiques d’opposition et leurs chefs, et pourquoi les personnalités politiques sans parti ne peuvent pas s’unir, des motifs ont déjà été fournis dans une contribution précédente (1).

La référence de Madani au passé d’avant l’indépendance appelle des précisions.

Le Front de Libération Nationale ne fut pas un rassemblement de partis politiques, malgré le terme « Front ». Il fonctionnait comme parti politique exclusif. De fait, toutes celles et ceux qui y adhéraient devaient renoncer à leur éventuelle appartenance à un autre parti politique, d’une part. D’autre part, dès qu’un autre parti lui fit concurrence, le Parti Communiste Algérien, puis le M.N.A., le F.L.N. les élimina par la violence, acceptant que des adhérents à ces deux derniers partis rejoignent le F.L.N. mais en tant qu’individus simplement.

Or, dans la situation actuelle de l’Algérie, aucun parti n’a une force structurelle et idéologique telle qu’il pourrait assumer le rôle qu’a eu le F.L.N., quand il déclencha et dirigea avec succès la guerre de libération nationale. En outre, la violence employée par le F.L.N. pour éliminer ses concurrents d’alors n’est évidemment pas de mise aujourd’hui.

Reste donc, actuellement, uniquement la concurrence acharnée entre les partis pour l’hégémonie ; elle servirait à conquérir le poste suprême de la hiérarchie sociale : l’État. Mais cette ambition se révèle impossible. Aucun de ces partis, comme le constate tous les observateurs, n’a une assise populaire citoyenne assez consistante pour mobiliser les citoyen-nes de manière significative, afin d’établir son hégémonie sur les autres partis. Dès lors, comment serait-il possible de croire à une possible union, à un « rassemblement » entre les chefs de partis ?

Quelques exemples significatifs peuvent enlever toute illusion.

Karl Marx a voulu rassembler toutes les forces en faveur de l’émancipation prolétarienne. Michel Bakounine et James Guillaume, entre autres, comme libertaires, s’y sont associés. Après une courte période, Marx, ayant pris la direction de l’Association Internationale des Travailleurs, et critiqué à cause de sa gestion autoritaire de l’organisation, trouva le moyen frauduleux (des bulletins de vote manipulés) pour expulser les critiques.

Devant l’éclatement de la révolution russe, en 1917, Lénine écrivit son essai « Tout le pouvoir aux soviets ! ». Puis il s’arrangea pour que son parti noyaute et prenne la direction de ces soviets. Devant la résistance et la critique contre l’autoritarisme des bolcheviks, les bombes, les canons et les mitrailleuses de l’Armée « rouge » éliminèrent les critiques.

Comment, dès lors, croire qu’un chef politique, une fois consolidé son pouvoir personnel, puisse souffrir un concurrent ?… On objectera que Marx et Lénine étaient autoritaires. Qu’on me cite un « libéral » qui, dans les actes, ne le soit pas. Et rappelons-nous l’expérience française du « Front uni » de « gauche » : elle amena François Mitterrand au pouvoir, par l’affaiblissement puis l’élimination du Parti communiste, avec les piteux résultats qu’on connaît concernant le peuple du « bas » de la pyramide sociale.

Les politiciens, chefs ou ambitionnant de l’être, ne sont, subjectivement et objectivement, rien d’autre que des loups, travestis en bonne grand-mère, pour non pas dévorer mais vivre (privilèges de la décision unilatérale, outre aux avantages matériels fournis par la position étatique) au détriment des « moutons » que seraient les citoyen-nes.

2. Le moteur du "ghâchi"

Si chaque parti algérien actuel est incapable de « faire bouger le « ghachis », est-il possible que l’improbable « rassemblement » des partis puisse réaliser ce miracle ? Comment ?… Cet « espoir » me paraît « insensé ».

Mais supposons-le possible.

De quelle « léthargie » se réveillerait le « ghâchi » ?

En « acclamant » et en « glorifiant » ces nouveaux « sauveurs », le peuple sortirait-il réellement de sa « profonde léthargie » ?… Est-ce que les peuples français ou états-unien sont sortis de leur « léthargie » en acclamant et glorifiant un Mitterrand ou un Macron, un Obama ou un Trump ?… Et même si le peuple avait Lénine, Trotski, Mao Tsé Toung ou même Gandhi (ou, encore, De Gaulle ou John Kennedy), sortirait-il de sa « léthargie » (que je préfère appeler par un mot qui n’est plus à la mode mais qui reste néanmoins le plus pertinent : aliénation) ?

Certes, en son temps, le peuple a acclamé et glorifié les dirigeants du F.L.N., parti dirigeant de la guerre de libération nationale. Mais comparer cette situation passée à l’actuelle ne semble pas correspondre à la réalité.

Ajoutons ceci. Si le peuple ne s’était pas contenté d’acclamer et de glorifier les dirigeants de la lutte armée, mais avait commencé à prendre son destin en main (comme l’a fait le peuple durant la guerre civile espagnole durant les années 1936-1939), aurions-nous eu les chars et les mitrailleuses de l’armée des frontières en 1962 ?

Et quand, juste après l’indépendance, le même F.L.N. avait désormais perdu sa mission historique conjoncturelle de dirigeant, étant incapable de faire tourner les entreprises industrielles et agricoles, le peuple a, pour une fois, pris son destin en main, créé l’autogestion, sans besoin d’acclamer ni de glorifier personne.

Dès lors, - l’histoire mondiale et algérienne le prouve -, appeler ou espérer, en voulant acclamer et glorifier des dirigeants politiques, cela revient uniquement à déléguer son propre pouvoir, celui du peuple, à y renoncer pour le confier à une caste politique dirigeante. Or celle-ci se sert d’abord elle-même avant de servir ses mandataires.

Par conséquent, s’il faut acclamer et glorifier, n’est-il pas sage, raisonnable et utile d’acclamer et de glorifier seulement soi-même, autrement dit le peuple, les citoyens-nes ? Et cela parce qu’ils savent se prendre en main eux-elles-mêmes, à travers leurs propres organisations autonomes et fédérées.

3. La caste intellectuelle

Venons à celle-ci. Là, également, des contributions précédentes ont fourni des propositions d’éclaircissements (2).

Ajoutons d’autres considérations.

D’une manière générale (les exceptions confirmant la règle), les intellectuels ont des caractéristiques spécifiques. Vient d’abord l’intérêt strictement personnel : en terme de gain financier, donc de confort matériel ; ensuite en terme de gloire sociale (honneurs, récompenses, etc.). Évidemment, les concernés ne le déclarent jamais publiquement, mais il est facile de le constater.

Même leur préoccupation sociale, en particulier pour la classe des exploités-dominés, est généralement instrumentalisée pour servir cet intérêt strictement personnel.

Et, si on ne se laisse pas éblouir comme un insecte par la « lumière » des déclarations de l’intellectuel, l’on constate les précautions qu’il utilise pour être ni trop loin du pouvoir dominant, parce qu’il aura trop « froid » (en terme de gain financier et de gloire médiatique), ni trop proche, parce qu’il aura trop « chaud » (en terme de compromission, et donc de perte de son auréole d’ « ami » et de « compatissant » pour le peuple). Jeu de balance !

Pour comprendre la nature sociale et le rôle idéologique de l’intellectuel, il suffit de lire, entre autres, les deux essais, bien que provenant de conceptions idéologiques différentes : « Les chiens de garde », de Paul Nizan, et « La trahison des clercs », de Julien Benda.

Je ne me rappelle pas où j’ai lu cette information : durant la « guerre froide », la C.I.A. comme le K.G.B., pour mettre des intellectuels à leur service, ont avoué que le premier ressort sur lequel ils jouaient, et réussissaient, était la « vanité » de cette catégorie de personne, puis venait l’argent à leur donner.

L’intellectuel de ce genre n’est-il pas au-dessous de la prostituée ?... Elle vend une partie de son corps pour quelques minutes à quelques individus, sans leur accorder son âme. L’intellectuel mandarin, épris de lui-même, vend son cerveau tout entier, donc son âme, pendant environ huit heures par jour et même plus à un marchand de paroles ou à un usurpateur de pouvoir dominateur. Mais le système social étant ce qu’il est, infâme, ce type d’intellectuel est encensé tandis que la prostituée est méprisée.

De fait, partout et toujours dans le monde, combien sont les intellectuels qui ont non pas uniquement parlé ou écrit mais réellement agi du côté des exploités-opprimés ? Combien ont été les Maïakovsky, les Lu Xun, les Nazim Hikmet, les Federico Garcia Lorca (« Je suis et serai toujours du côté de ceux qui ont faim », avait-il affirmé et pratiqué), les Paul Nizan, les Mouloud Feraoun, les Jean Sénac (très bizarrement trop occulté en Algérie) les Ken Saro-Wiwa ?

Et partout et toujours, combien d’intellectuels se sont unis contre un pouvoir dominateur, non pas pour préserver leurs intérêts de caste particulière (ce qu’ils savent toujours faire), mais pour défendre les intérêts du peuple exploité-opprimé ?

Pour se limiter à l’Algérie et à sa période la plus récente, on a vu des intellectuels protester contre les traitements inacceptables subis par l’un d’entre eux. Ils ont certes bien agi, mais dans le cadre de leur corporation.

Mais les a-t-on vus protester de la même manière contre la répression et l’emprisonnement de représentants de comités de chômeurs ou de syndicats autonomes ?

Retournons au passé. Juste après les premières années de l’indépendance, un intellectuel s’est efforcé d’unir les intellectuels algériens, à travers une organisation. Son nom : Yahia Alwharani, de son vrai nom Jean Sénac. Ses tentatives furent vaines ; son action fut même boycottée et sa personne traitée de manière honteuse et indigne par certains dont il est préférable de taire le nom, parce qu’ils ne sont plus de ce monde.

Depuis, quel-le intellectuel-le algérien-ne a tenté d’unir la catégorie non pas au service de la corporation, mais, aussi et d’abord, des opprimé-es du pays ?

4. Castes élitaires et autoritaires

Un aspect est commun à la majorité des chefs politiques et intellectuels.

Leur choix existentiel est causé par une blessure narcissique. Généralement, elle remonte à une enfance malheureuse, frustrée ; elle a provoqué des humiliations traumatisantes en matière d’affirmation sociale de soi. D’où l’impératif besoin pulsionnel de s’affirmer de manière spectaculaire. Toute pensée, toute action vise, alors, à être un «Chef », dans un domaine d’activité sociale où l’on se sent capable d’obtenir une reconnaissance sociale. Celle-ci doit provenir d’abord et principalement de la caste dominante (intéressée par les mandarins, même en « soutien critique », pour faire « démocratique »), ensuite de la corporation dont on fait partie (très difficile à cause de la terrible concurrence des Super-Ego jaloux), enfin, très accessoirement, de la « masse » du peuple, dont la fonction est d’ « acclamer » et « glorifier ».

Pour preuve de la validité de cette thèse, posons la question : a-t-on jamais vu de par le monde un être humain ayant eu une enfance réellement heureuse, pleinement satisfaisante sur le plan affectif, prétendre par la suite à un rôle de « chef », politique ou intellectuel ?… Si on en trouve, on constate que cet être humain a pour toute ambition, à travers son activité, d’être d’abord et principalement utile aux opprimé-es sur cette terre. C’est le cas d’un Pierre Kropotkine, d’un Lu Xun, d’un Nazim Hikmet, pour se limiter à ces exemples.

Ces observations ne sont pas uniquement le fruit d’un examen de la société. Elles sont également le résultat de mon personnel itinéraire existentiel. Je l’ai compris à l’âge de vingt-huit ans. Alors, en 1972, au sommet d’une « gloire médiatique », comme fondateur et directeur du Théâtre de la Mer, j’ai renoncé à une « prestigieuse » tournée en France pour une durée de six mois, financée par l’État présidé par le colonel putschiste Boumédiène. Motif : j’ai refusé de trahir mon choix de servir uniquement les intérêts du peuple exploité-dominé (3). Ainsi, d’homme de théâtre « prestigieux », j’ai préféré devenir travailleur immigré, laveur d’assiettes dans un restaurant italien de Bruxelles. Mais ce que j’ai perdu en « gloire médiatique » et en gain financier, je l’ai gagné en respect et estime de moi-même, et j’ai compris le cancer qu’est un super-ego, torturé par le culte de soi-même au point de rechercher « acclamations » et « glorifications » avec ce qu’il procure en avantages matériels.

Par conséquent, au lieu de ce besoin pulsionnel, justifié par un vocabulaire public de circonstance, j’ai préféré et me suis trouvé enfin psychologiquement sain et équilibré. Désormais, la seule « gloire » recherchée a consisté, selon l’expression de l’écrivain Lu Xun, à être « le buffle du peuple », autrement dit à le servir. Ainsi, je cherche ma libération et mon affirmation par celles de la classe qui partage cette aspiration : les exploité-es et dominé-es. Ce choix personnel m’apportera au mieux la reconnaissance de ces dernier-es, au pire des inconvénients plus ou moins graves, causés par les membres de la caste dominante et ses complices « démocrates ».

5. L’union possible

Dès lors, à mon avis, la seule union possible entre intellectuel-les algérien-nes ne pourrait se réaliser que par celles et ceux qui prendront réellement comme dénominateur commun de leur union cette condition : se mettre en solidarité concrète, non seulement par leurs déclarations et écrits, mais également par leurs actes, avec le peuple opprimé-exploité.

L’histoire enseigne, en Algérie comme dans le monde : ce genre d’intellectuel-le sera une infime minorité. Travaillons donc à son émergence et, pour cela, apprenons sérieusement les leçons de l’histoire pour nous débarrasser de nos illusions !

Concluons.

L’"égocentrisme" dont parle Madani, comment les chefs politiques et les intellectuels, en général, pourraient-ils s’en affranchir, alors qu’il constitue leur caractéristique essentielle ? Sans cet aspect, seraient-ils ce qu’ils sont ?

Quant à leur « inertie », peut-on y croire quand on sait combien ces chefs politiques et ces intellectuels se démènent, déclarent, écrivent, polémiquent, agissent, accordent des interviews, font des conférences, des lectures-dédicaces, de jour et de nuit, voyagent, se font photographier vêtus de manière étudiée, dans une pose et un regard attentivement convenus, comme des stars de cinéma ?… Jetez, aussi, un regard sur les chefs politiques et les intellectuels des années 1960, algériens ou étrangers. Vous constaterez la pose : un mégot entre les lèvres et le regard « vague », pour singer l’image publicitaire des acteurs hollywoodiens.

Laissons ces clowns du cirque médiatique et finissons avec l’essentiel qui ne se donne pas en spectacle, mais qui est la sève de la société.

Les seuls égocentrisme et inertie à dépasser sont ceux dont sont atteints les membres du peuple, et ses ami-es sincères. Dans ce cas, c’est possible et indispensable, afin que l’égocentrisme se transforme et solidarité, et l’inertie en action consciente.

Seul le peuple est capable de résoudre ses propres problèmes, et seule une infime minorité d’intellectuels l’aidera dans cette très difficile mais non impossible entreprise. Quant aux politiciens, qu’ils prouvent leur réel intérêt au peuple non pas en le mettant à leur service, mais en se mettant à son service. Comment ? En l’aidant à construire ses propres organisations autonomes, libres et démocratiques.

En se prenant en charge, le peuple démontrera qu’il n’est « gâchi » pour personne. Et les intellectuels ou « politiciens », en aidant le peuple, prouveront la valeur réelle de ce qu’est un authentique intellectuel : un producteur de lumière, autrement dit de beauté, qui signifie bonté.

Kaddour Naïmi

Email : [email protected]

Notes

(1) À propos d’"appels de personnalités politiques"

(2) Voir Mercenaires, caméléons et libres penseurs ; Du rôle des intellectuels et des artistes ; Pays triste, pays heureux.

(3) Voir "Éthique et Esthétique au théâtre et alentours", Livre 1 et Livre 2, librement disponible ici : ETHIQUE ET ESTHETIQUE AU THÉÂTRE ET ALENTOURS

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