Le Matin 15-10-2017 55764
En Algérie, de plus en plus de gens s’interrogent sur la capacité du président Bouteflika à gouverner. Dans une tribune de presse, trois personnalités, dont l’ancien ministre Ahmed Taleb Ibrahimi, lui demandent de renoncer à se présenter en mars 2019 pour un cinquième mandat. Dans une autre tribune, six universitaires et intellectuels l’invitent à démissionner dès maintenant pour ouvrir la voie à une présidentielle anticipée. Le politologue Mohamed Hennad est l’un de ces universitaires. En ligne d’Alger, il répond aux questions de Christophe Boisbouvier.
RFI : Mohamed Hennad, pourquoi cette tribune en faveur d’une nouvelle élection présidentielle ?
Mohamed Hennad : C’est parce que la situation se dégrade, quand vous avez le timonier enfin le guide qui n’est pas là, donc le destin du pays devient otage de tout une faune autour du chef de l’État.
C’est vrai qu’il a eu un accident vasculaire cérébral en 2013, mais son entourage affirme qu’il a toutes ses facultés intellectuelles ?
Oui c’est lui qui le dit, bien sûr c'est dans son intérêt qu'il le dise, mais nous on voit quand même. Vous savez, il ne s’est pas adressé à la population depuis 2011 et même le discours qu’il a prononcé en 2011, il l’a ânonné et tout le monde l’a compris. 2014 quand il a été investi, devant le Parlement il ne pouvait pas continuer son discours alors on a applaudi pour faire masquer la chose. Non, il est en très mauvais état ça se voit, vous voyez qu'il va très mal.
Alors le président a disparu des écrans pendant plusieurs mois, mais ce début de semaine cela dit, la télévision publique algérienne a diffusé quelques images de lui en compagnie du Premier ministre russe Dmitri Medvedev ?
Oui il se trouve qu’on a annulé quand même des visites avant lui: le président iranien, Angela Merkel, et la dernière en date, c'est Maduro du Venezuela, il est venu deux fois. Là, on ne nous a pas montré qu’il l’a vu.
Dans votre tribune vous dite qu’aujourd’hui l’Algérie est devenue l’objet de rapports intéressés de puissances étrangères, qu’est-ce que vous voulez dire par là ?
Par exemple les rapports fait par le State Department et puis le dernier en date, celui du Sénat français, la commission du Sénat français.
Alors le rapport du State Departement américain que dit-il ?
Que le pays va très mal.
Et le nouveau président français Emmanuel Macron n’a toujours pas avancé de date pour son premier voyage chez vous...
Mais ça ne dépend pas de lui, parce que j’imagine mal Macron venir pour rendre visite à un malade.
Toujours dans votre tribune, vous dites que tel un bateau ivre l’Algérie vogue au gré de décisions erratiques et contradictoires prises par un entourage corrompu...
Oui, tous les gens qui sont autour du président ont très mauvaise presse. Vous avez Kouninef, c’est lui qui finance la compagne de Bouteflika, vous avez Ali Haddad, c’est le grand entrepreneur des travaux publics qui s’affiche toujours avec le frère de Bouteflika, Saïd.
Et puis alors il y a cet épisode étonnant ce Premier ministre Abdelmadjid Tebboune nommé au mois d’avril et limogé au mois d’août, qu’est-ce que vous en concluez ?
Le processus de déliquescence de l’Etat est bien avancé parce qu’on ne peut pas designer un Premier ministre, lui donner une feuille de route et puis du jour au lendemain on le change avec Ahmed Ouyahia qui a toujours été Premier ministre, c’est la quatrième fois qu’il est Premier ministre.
Qu’est-ce que vous en concluez ? Qu’il y a des luttes de clans dans l’entourage du président ?
Pour moi c’est le même système, les clans c’est tout à fait normal. Dans tout système politique il y a des clans.
Et ce que vous dites c’est que le système et l’entourage n’hésitent pas à exploiter la maladie du président d’une manière cynique ?
Cynique exactement, parce que vous avez un président malade, alors tout le monde prétend appliquer le programme du président, mais chacun l’interprète à sa manière et selon ses intérêts surtout.
Alors le chef de l’état est âgé aujourd’hui de 80 ans la prochaine élection présidentielle est programmée dans 18 mois en avril 2019, qu’est-ce que vous proposez ?
On propose des élections anticipées pour cause de maladie du président parce qu’il n’est pas en mesure de gérer le pays. Mais on est loin de croire que cette élection va résoudre les problèmes, mais ça va peut-être constituer un début.
Pour qu’il ne connaisse pas peut-être le sort de Habib Bourguiba à Tunis ?
Voilà Bourguiba, enfin, à ce que l'on dit, a été destitué avec un certificat médical.
C’est ça, vous ne voulez pas de solution militaire ?
Non pas du tout, il y a une incohérence politique, en Algérie : on pense que l’armée est un problème et puis on lui demande de nous trouver une solution. Ce n’est pas possible quand même.
Mais l’armée a toujours joué un grand rôle depuis l’indépendance, non ?
Oui exactement, mais quel rôle ? Elle a tout le pouvoir et aucune responsabilité.
Donc ce que vous souhaitez, c’est une solution démocratique ?
Voilà une solution consensuelle, mais les gens qui sont contre cette option disent qu'ils vont ramener un autre pire que lui, pire que l’actuel. C’est toujours le système qui décide qui gouverne.
Ce que vous dites c’est qu’il ne suffit pas de faire des élections, encore faut-il qu’elles ne soient pas fraudées ?
Oui qu’elles soient authentiques, qu’elles soient intègres, qu’elles soient véritables, de vraies élections et ça ce n’est pas évident du tout.
Vous dites dans votre tribune que le président Bouteflika lui-même a fait allusion à sa succession, c’était dans un discours à Sétif en 2012, qu’a-t-il dit à cette date ?
Il a utilisé une expression bien de chez nous. En arabe il dit « Tab Dj'nanou » c’est-à-dire que normalement on doit passer le flambeau. Nous sommes trop vieux on doit passer le flambeau à la jeune génération.
Alors depuis la publication de votre tribune le 7 septembre dernier dans le journal El Watan plusieurs autres personnalités se jettent à l’eau, les dernières en date, ce sont l’ancien ministre Ahmed Taleb Ibrahimi, l’avocat Ali Yahia Abdennour, le général Rachid Benyelles et ils demandent au président Bouteflika de ne pas se présenter pour un cinquième mandat en 2019, qu’est-ce que vous pensez de leurs initiatives ?
Leur initiative s’inscrit dans la même perspective, plus ou moins. C’est-à-dire une démission, ou au moins une non-candidature aux prochaines élections. Les gens oublient qu’à l’instant où Bouteflika a changé la Constitution, il a fait sauter le verrou des deux mandats, il est devenu président à vie. Du palais d'El Mouradia au cimetière, il n'aura vu que ça.
RFI