Le Matin 05-10-2017 125805
Le 5 octobre 1988, j'étais surpris, devant le logement que j'occupais face à la mer, non loin de l'hôtel Kotama de Jijel, par un déploiement de chars, postés en ligne bien droite dirigeant leurs canons vers la grande rue Jijel-Constantine. Chaque matin, à ma sortie de l'appartement, la même image s'impose à ma vue, avec les scènes de destructions, d'incendies et de pillages qui gagnaient, de proche en proche, tous les quartiers de la ville. Ce qui- après le départ de la révolte des jeunes à Alger- n'était que rumeurs et lointaines appréhensions, finit par faire entendre sa voix et imposer le chaos dans cette belle cité balnéaire. Reclus dans ma chambre, qui recevait les cris des jeunes fous furieux et les alarmes des ambulances, je me mis à écrire sur un bout de papier cette nouvelle, que j'ai intitulée Le Havre de Aïn Benian, inspirée directement par les événements.
Le havre de Aïn Benian
Le visage de Titem vient subitement se mettre à la place de l’astre rougeoyant, occupant tout son cercle blême. La face souriante de Titem vient auréoler les derniers moments du soleil. Massi ne croyait pas ses yeux ; ce visage qu’il n’a pas vu depuis la dernière rencontre sous le platane du jardin public, ce sourire soutenu par des fossettes aux reflets mordorés et ce menton légèrement proéminent et cachant partiellement la partie supérieure de la gorge, tous ces éléments sont là, devant lui, sans le platane centenaire, il est vrai. Titem lui fit signe de sa main pour qu’il s’approche d’elle. Hésitant, ne comprenant pas ce qui venait de lui arriver, tremblant même, il préféra rester sur place, accoudé à un vieux chêne sacré sur le piton de Taâssast.
Hébété, assommé, Massi cherche maintenant à savoir s’il rêvait ou s’il était dans la réalité de… Titem. Une sorte de fondu enchaîné se dilatait devant ses yeux jusqu’à s’estomper tel un nuage effiloché dispersé par les vents. Il sursauta de son lit, faisant un geste imprécis pour se retenir après une esquisse d’un mouvement de chute. Il mit beaucoup de temps pour reprendre ses esprits et se rendre compte d’abord qu’il n’y avait pas de chêne et que le visage de Titem était une hallucination ; l’est-il vraiment ? Il ne veut pas croire à une vision de rêve. Titem était bien là ! En sursautant de son lit, un léger tournis, amplifié par les rayons du soleil filtrés par une croisée aux grandes mailles, l’envahit.
Le poste radio qu’il avait oublié d’éteindre avant d’être pris part le sommeil diffusait des informations sur la révolte d’Alger. Le journaliste Eric Chimot, parcourant les rues et venelles de Bab El Oued, annonçait des dizaines de morts suite à un tir de canon face à Ldjamaâ Lekbir. Il comprend maintenant pourquoi l’exilé de Lausanne parlait de "non-assistance à peuple en danger de mort". Sur le sable attenant à l’hôtel Kotama, Massi découvrit avec stupéfaction une rangée de chars, peut-être une dizaine, dont les canons sont dressés en direction de la ville. Les "événements" se sont-ils propagés en dehors d’Alger au point de mettre en place tout cet arsenal de guerre ?
L’autre jour pourtant, dans le car qu’il prit au Caroubier, des adolescents aussi furieux qu’alertes, montèrent pour asperger le véhicule d’un parfum très féminin en lançant aux voyageurs : "vous êtes tous des femmes ! Vous avez laissé les enfants de Bab El Oued affronter seuls l’houkouma et les chars".
En sortant de sa chambre, il remarqua que le mouvement des voitures est anormalement lent. A peine un véhicule toutes les cinq minutes. Un peu plus loin, sur l’autoroute, des adultes ont fait un barrage pour faire rebrousser chemin aux véhicules étatiques de peur qu’ils tombent entre les mains des émeutiers en furie qui brûlent tout au centre-ville. Massi n’a appris l’existence de ces groupes que tardivement, en début d’après-midi. La nuit suivante, ce ne fut que crépitement d’armes automatiques et arcs de feu de Bengale déchirant le ciel noir de la ville. Les souvenirs de Titem ne purent s’imposer dans la tête de Massi qu’au petit matin lorsqu’un semblant de silence précaire se fit sentir. Il se vit sous les vieux platanes ombrageux en train de raconter à Titem ses projets : devenir enseignant et acheter deux vaches. Il avait l’intention de réhabiliter les anciennes écuries que son père avait construites en terre battue dans les années quarante. C’est vrai que le ciment et le fer coûtent cher aujourd’hui. Massi ne cesse d’en vouloir aux spéculateurs et aux fabricants de pénurie qui ont instauré une telle situation. Mais, il ne perd pas espoir qu’avec son traitement d’enseignant et le petit pécule de sa mère, une pension OCFLN, il pourra réaliser ces rêves. Titem n’est pas de cet avis. Elle, qui a vécu sa petite enfance au rythme des vagues de Aïn Benian, a toujours essayé de convaincre son compagnon que leur avenir ne pouvait être conçu en dehors d’Alger. Et puis, ce métier d’enseignant lui paraissait d’un désolant manque d’ambition. Elle nourrissait le secret désir de voir Massi travailler comme comptable dans la fabrique de chaussettes de son père à Aïn Beniane. Elle rêve pour elle-même d’un diplôme de couture pour travailler à côté de son futur mari dans l’atelier paternel.
Ce scénario paraissait d’un surréalisme grotesque pour Massi. Lui, qui a passé sa vie à Taâssast et nourri de la simplicité tirée de la lecture de Feraoun, ne pouvait se voir à la place que lui traçait expressément Titem. Un vrombissement déchira le silence auroral. Le bruit semblait provenir d’un coin de la chambre de Massi. Ce dernier sursauta, enfila précipitamment son pantalon et prit un verre d’eau. Le son du moteur s’amplifia juste après le crissement des freins du véhicule qui sembla accoler au mur de la chambre. En ouvrant la porte, Massi fit face à deux militaires armés de kalachnikovs et coiffés de casques qui reflétaient nettement la lumière du clair de lune. Des sacs à dos lourdement chargés pendaient de leurs frêles épaules. En pointant la baïonnette sur les côtes de Massi qui n’étaient recouvertes que d’un tricot de peau négligemment mis, l’un de ces militaires ordonna à Massi de monter dans la jeep Willis. Massi demanda l’autorisation de s’habiller correctement. On le laissa faire sous l’œil vigilant des deux agents. A bord du véhicule militaire, Massi suivait des yeux la réverbération du clair de lune dans les eaux calmes de la mer. La mer se montra d’une douceur inégalée. Tout au long de l’itinéraire qui allait le conduire vers le campement militaire situé sur une butte bien dégagée, Massi ne vit que des camions transporteurs de troupes faire des allées et venues. Il ne comprenait rien à sa nouvelle situation. Arrivé dans la cour du campement, il reconnut trois jeunes, habitant dans son voisinage immédiat. Un officier se chargea de lui enlever les menottes ; il le fit asseoir doucement sur une chaise métallique et l’aborda gentiment. Il lui apprend qu’il est accusé d’avoir mis le feu à un camion de la protection civile à l’entrée de la ville et un car TATA appartenant à la mairie. Il a beau se défendre, expliquer que depuis le début des "événements", il n’était pas sorti à plus d’un kilomètre de sa chambre de célibataire, rien n’y fit. Un de ses trois voisins présents dans la cour a cité son nom lors d’un interrogatoire apparemment corsé. "Au contraire, soutient-il, j’ai sauvé des véhicules. Lorsque j’ai su que des volontaires ont fait un barrage pour renvoyer les véhicules appartenant à l’Etat de peur qu’ils soient incendiés, j’ai tout de suite apporté mon aide". Dubitatif, l’officier toisa Massi avec une moue qui en dit long sur les certitudes qui hantaient son esprit.
"Vous connaissez bien Touhami présent ici avec vous. C’est votre voisin. Il vous a vu à l’œuvre. Lui, il vient de reconnaître qu’il a fait éclater trois lampadaires devant le commissariat avec des bris de carrelage. Mais, il vous a vu menacer sur la route le chauffeur du TATA. Lorsque le car s’est arrêté, le camion de la protection civile qui le suivait s’immobilisa aussi. Avec une deuxième personne, peut-être Aziz le chauve que vous voyez là pieds nus, vous avez mis le feu dans les réservoirs des deux véhicules". Massi se rendait à peine compte qu’il vivait là une scène tout à fait réelle. Embarqué le lendemain dans un fourgon cellulaire, il ignorait tout de sa destination. Massi se disait qu’il pouvait vivre toutes les aventures du monde, bonnes ou mauvaises, sauf celle d’être accusé à tort par des voisins dont il ne connaissait que le visage. Tout au long d’une route qui ne voulait pas prendre fin, il revoyait le visage de Titem, affable et souriant. Il repensait à cette différence de caractère qu’il a, se disait-il, trop exagéré. Maintenant, il est prêt à accepter tout : devenir comptable et travailler dans la fabrique du père de Titem. Mais, le destin a tout remis en cause ; il a ruiné tous les espoirs de Massi. Un fourgon cellulaire ! C’est un nom qu’il n’avait jamais lu ni prononcé. Lové dans un siège très étroit, il fait défiler le rêve qu’il a fait l’autre jour : le soleil qui se couche à l’est ! Est-ce un signe prémonitoire ? Au bout de huit heures de voyage, il accéda, lui et ses compagnons d’infortune, dans un commissariat d’Alger. Une jeune femme était chargée de recueillir les déclarations des prévenus. Après une heure d’attente dans une file, vint le tour de Massi. Arrivé devant la préposée aux enregistrements des déclarations, la terre se déroba sous ses pieds.
Après quelques secondes de flottement, il ébaucha une syllabe qu’il prononça dans une trémulation bien visible : Tit…, Tat…,Tit…Un de ces camarades qui le suivait dans la file, impatient et amusé à la fois, le pressa : "Dis carrément ce que tu as commis ; tu as brûlé un TATA. N’est-ce pas ce qui pend à tes lèvres ?".
La jeune femme prend par la main Massi, le conduit dans un long couloir jusqu’au bureau du commissaire. Elle prend une feuille de papier et écrivit en quelconques secondes sa démission. Elle demanda à son chef la permission de téléphoner à son père à Aïn Benian. Un quart d’heure après, le père de Titem arrêta son véhicule devant le commissariat. Titem et Massi prennent place dans les sièges arrière de la Fiat et la voiture démarra sur les chapeaux de roues. A travers le carreau, Massi admirait mélancoliquement la pinède de Baïnem et essuya par la suite deux petites larmes qui lui pendaient sur le nez. Les notes de musique qu’Amar Ezzahi envoyait dans tous les recoins du véhicule ajoutaient un plus de mélancolie au cœur de Massi. A la vue d’un fourgon cellulaire sur le boulevard principal de la Madrague, il se contenta de fermer les yeux. Il est déjà à Aïn Benian.
Amar Naït Messaoud
Nous reproduisons cette nouvelle sur proposition de l'auteur. Elle a été publiée il y a 12 ans par La Dépêche de Kabylie.