Entretien avec Noureddine Boukrouh (III): "Bouteflika n’est pas un homme d’Etat mais un homme de manigances"

Le Matin 02-10-2017 122124

Entretien avec Noureddine Boukrouh (III): "Bouteflika n’est pas un homme d’Etat mais un homme de manigances"
Noureddine Boukrouh.

Dans la troisième partie de cette entrevue, M. Boukrouh revient longuement sur le bilan de Bouteflika qu'il qualifie ni plus ni moins de "Kach Bekhta" (friperies de Bekhta), une expression chère au président algérien, qu'il utilise pour désigner la médiocrité !

M. Boukrouh, psychanalyse le personnage Bouteflika et sa manière de gouverner, ses relations avec son entourage et ses ministres. Enfin, l'ex ministre du gouvernement Benflis, a bien voulu nous expliquer en exclusivité, les raisons qui l'ont poussées à travailler avec Bouteflika, insistant sur le fait que la relation, n'a jamais été un long fleuve tranquille.

Cependant, il refuse d'être associé éternellement au système et croit être celui qui a été attaqué le plus sur ce sujet. Il égratine au passage, Hamrouche, Ghozali, Benbitour, Benflis, Taleb Ahmed et même Saïd Saadi qu'il accuse d'avoir été "les pions du système, du premier au dernier jour de leur vie politique".

Le Matin d'Algérie: Après 18 ans de règne, quel bilan peut-on dresser de la présidence de Bouteflika ? Ses partisans parlent d’une sage gouvernance. Partagez-vous ce jugement ?

Noureddine Boukrouh: Pour répondre impartialement à votre question et profitablement pour ceux qui nous lisent, j’aimerais que nous réfléchissions ensemble deux minutes sur le bilan des présidences qui ont marqué l’histoire de l’Algérie. Il y en a eu principalement deux, celle de Boumediene et celle de Chadli, les présidences de Ben Bella, Boudiaf et Kafi ayant été furtives, et celle de Zéroual (de février 1994 à avril 1999) intérimaire, avant de s’achever sur une démission.

L’Algérie indépendante est âgée de 55 ans. En additionnant les mandats de Boumediene (treize ans), de Chadli (treize ans) et de Bouteflika (dix-sept ans et demi), on en couvre les quatre-cinquièmes. Quand on cherche le dénominateur commun entre ces trois périodes, on s’aperçoit que l’histoire de l’Algérie, en dehors de la partie manquante correspondant à ce qu’on appelle la « décennie noire » ou rouge-sang, est en fait l’histoire de son pétrole. En particulier depuis octobre 1973 qui a vu le prix du baril passer d’un dollar à quatre en quelques semaines, en relation avec la dernière guerre arabo-israélienne.

De cette date à ce jour, nos joies et nos peines, nos moments de repos et nos moments d’angoisse, nos réalisations et nos restes-à-réaliser, nous les devons aux retournements du marché de l’énergie, à la hausse ou à la baisse des besoins énergétiques des pays acheteurs, aux décisions de l’OPEP et des pourvoyeurs hors OPEP, à la part de la fiscalité pétrolière dans le financement du budget de l’Etat, etc.

L’histoire de l’Algérie indépendante n’est donc pas celle de ses idées et de son génie, de ses élites et de ses dirigeants, de ses hommes et de son peuple, mais tout simplement, tout bêtement, l’histoire de la vente de son pétrole contre des moyens de paiement intérieurs et extérieurs.

En dehors de ce qu’il a apporté et permis, nous n’avons rien fait qui nous fasse honneur ou sur quoi nous puissions compter pour assurer notre survie, même végétative, dans l’Histoire.

L’incroyable, le plus honteux dans l’affaire, c’est que nous n’ayons créé avec les masses d’argent du pétrole aucune richesse sociale, intellectuelle, agricole ou industrielle. Il a été consommé, dilapidé et en partie volé de haut en bas de l’échelle étatique et sociale.

Regardons derrière nous : comme le dit un adage algérien, « Le chameau est passé et n’a laissé que ses crottes ».

Les idées de « révolution agraire, industrielle et culturelle » ont tourné court en laissant à la mort de Boumediene une dette extérieure de quatorze milliards de dollars pour quatorze millions d’habitants. Les slogans de Chadli, « pour une vie meilleure » et « l’homme qu’il faut à la place qu’il faut », nous ont menés tout droit à octobre 1988, nous ont légué une dette extérieure de 24 milliards de dollars pour vingt-quatre millions d’habitants, et ont vu l’Etat, censé « survivre aux évènements et aux hommes », s’écrouler comme une construction de gourbi illicite : plus de président de la République, plus d’Assemblée nationale, plus de conseils municipaux ou wilayaux… Juste l’Armée et les services de sécurité.

S’ensuivit une décennie de « tag âala men tag » sur tous les plans au bout de laquelle le protagoniste gagnant », l’Armée et les services de sécurité qui dirigeaient en fait le pays, jugèrent qu’en guise d’ouverture d’une ère nouvelle il n’y avait pas mieux que de placer à sa tête un homme qui avait été l’un des principaux hommes forts du pouvoir entre 1957 et 1979, qui n’entendait rien à l’économie, ne croyait pas à la démocratie, ne faisait confiance à personne en dehors de sa fratrie et de sa région et ne lâcherait pas le pouvoir tant qu’il vivrait.

Les dix-huit années que cet homme a passé au pouvoir ont coïncidé avec une période financière faste où il est arrivé que le prix du pétrole dépassât les 130 dollars le baril. Je me contenterai de juger sa gouvernance à travers un seul indice : si elle avait été « sage », c’est-à-dire prévenante et prévoyante, on ne serait pas aujourd’hui contraints de payer les salaires des fonctionnaires et les émoluments des députés avec de la fausse monnaie.

Tout ce qu’a dit ou promis cet homme, tout ce à quoi il a touché, relevait de la tambouille et de l’embrouille, ou, comme il aime à dire, de la politique de « Kach Bekhta ».

Je vous propose de poser la question autrement : qu’aurait été aujourd’hui l’Algérie si elle avait eu à sa tête, avec la manne financière de 800 milliards de dollars passés entre ses mains, un autre homme que Bouteflika ? Un homme de la génération de l’indépendance, élevé hors de la mentalité du système, rationnel et maîtrisant les questions économiques… L’histoire de l’Algérie n’aurait plus été écrite par le jeu de yo-yo des prix du pétrole, mais faite par ses hommes, ses idées et ses autres ressources naturelles.

Quel genre d’homme est Bouteflika, quelle est sa manière de gouverner ?

Comme tout homme, Bouteflika est le produit de son histoire personnelle et de son parcours. Il est né et a grandi au Maroc sous une monarchie absolutiste. On ne sait pas comment il a intégré la révolution algérienne, mais c’est dans l’entourage de Boumediene, un homme au parcours aussi mystérieux que le sien, qu’il a été aperçu à chacune de ses apparitions ou à l’évocation de son nom.

A l’indépendance, il est devenu ministre à 26 ans sans avoir jamais travaillé ou acquis une quelconque expérience dans aucun domaine.

Mais il n’était pas le seul dans ce cas ; pratiquement aucun de ceux qui ont pris le pouvoir par la force et la ruse à l’indépendance n’avait travaillé auparavant.

Boumediene, Ben Bella, Bouteflika et beaucoup d’autres n’ont exercé aucun métier ou fonction de gestion qui les aurait préparés à diriger une nation. Le seul titre dont ils se prévalaient était celui de « révolutionnaires », de « moudjahidine », qualités n’exigeant ni titre, ni expérience, ni justificatifs. Ceux qui, par contre, avaient un niveau intellectuel ou une expérience politique qui les prédestinait à la qualité d’« homme d’Etat » ont été assassinés, mis en prison ou condamnés à l’exil extérieur ou intérieur. Le prétendu « amour du pays » des usurpateurs et autres Djouha s’est avéré dans la réalité plus destructeur que constructeur…

Libérer un pays n’est pas le gérer. Pour construire un Etat, une société, une économie, il faut un peuple éduqué et organisé, des élites sociales et des visionnaires pour conduire la marche générale. Il y en avait quelques-uns au temps de la révolution, mais ils ont été écartés avant et après l’indépendance.

C’est un Rédha Malek qui était aux négociation d’Evian, mais c’est un Bouteflika qui est devenu ministre des Affaires étrangères de 1963 à la mort de Boumediene.

Ferhat Abbas était bon pour présider le Gouvernement au temps de la révolution, pour faire pièce à de Gaulle, mais ce sont Ben Bella, Boumediene et Chadli qui, loin d’avoir son niveau, son intelligence, sa probité et son parcours, sont devenus chefs d’Etat.

Alors qu’il avait été un lion sous le colonialisme, ils l’ont enfermé dans une cage et réduit au silence de l’indépendance à sa mort en décembre 1985 par les plus vils moyens.

Bouteflika a « gouverné » comme ont « gouverné » Ben Bella, Boumediene et Chadli en termes de concentration des pouvoirs, mais en pire sur le plan des valeurs morales et de l’intérêt général. Il a systématisé le régionalisme, toléré et encouragé la corruption, avili les institutions, piétiné la Constitution et dilapidé une manne financière qui ne se représentera plus. Il a délibérément laissé passer l’occasion de développer l’économie du pays, de créer un Etat de droit et de moderniser les mentalités car il n’est pas un homme d’Etat mais un homme de manigances.

Il a « gouverné » en déployant la plus vive vigilance envers ce qui favorisait son maintien au pouvoir, et la plus grande suspicion envers ce qui pouvait le mettre en péril.

En matière de politique économique, il décidait en ayant dans la main droite une carte de la géographie mentale des Algériens, et dans la main gauche les chiffres relatifs au prix du baril de Brent et des réserves de change.

C’étaient ses instruments de navigation et non de gouvernance, sa boussole et son sextant pour rester à la manœuvre jusqu’à ce que Dieu hérite de son âme. Il sait d’instinct ce qui est bon pour sa pérennité au pouvoir, comment sacrifier le long terme au court terme, comment privilégier ce qui plait sur ce qui déplait, quel que soit son coût, le tout étant de ne pas perdre son poste. C’est cela son critère du « halal » et du « haram ».

Beaucoup s’interrogent sur les raisons de votre présence dans son gouvernement entre 1999 et 2005 ?

Oui, je sais, des lecteurs et des amis de ma page Facebook n’ont eu de cesse de m’interpeler ces dernières années sur mon entrée au gouvernement, me reprochant l’abandon de mon parti, une contradiction avec mes idées et principes, et concluant à une perte de crédibilité. Il en est qui le faisaient innocemment, parfois sans se rendre compte qu’ils colportaient à leur insu rumeurs, mensonges et ragots, mais il en est qui le font dans le but de me discréditer, d’empêcher mes idées de se diffuser à une large échelle.

Je crois qu’aucun homme politique n’a été autant que moi critiqué d’avoir été au gouvernement.

Même pas ceux qui ont accompli toute leur carrière au service du « système » (Hamrouche, Ghozali, Benbitour, Benflis, Taleb Ahmed, etc), ou qui ont été ses pions du premier au dernier jour de leur vie politique (à l’instar de Saïd Saadi selon les témoignages télévisés de Mokrane Aït Larbi et de Nordine Aït Hamouda).

Hamrouche s’est lui-même qualifié à maintes reprises de « fils du système » et Ghozali de « harki du système » dans une interview qui avait choqué, mais c’est moi qu’on accable et qu’on voudrait faire passer pour le géniteur du « système ».

Tous les partis politiques présents sur la scène politique dans les années 1990 et 2000 ont, à un moment ou à un autre, fait partie du Gouvernement (FIS, FFS, RND, RCD, HAMAS, NAHDA, PRA, ANR) ainsi que toutes les « personnalités nationales ».

Je n’ai vu aucun d’entre ceux-là poursuivi par ce reproche avec le même acharnement. Sauf si la raison en est qu’ils n’ont aucune « crédibilité », ce qui serait en ma faveur, mais je n’irais pas jusqu’à en remercier mes contempteurs.

Je suis sidéré par le fait que personne n'ait vu dans mon entrée au gouvernement quelque chose de sain, mais forcément quelque chose de malsain. J'ai semé pourtant assez d'indices pour amener ceux qui s'intéressent à la question à réfléchir en faisant des recoupements : le fait que j'étais contre la candidature de Bouteflika en 98/99 ; que je ne l'ai pas rencontré malgré son insistance; que je lui ai envoyé une lettre le jour de son investiture dans laquelle je le mettais en garde contre lui-même (rendue publique en 2014 dans les deux langues et disponible sur sa page Facebook) ; que j'ai soutenu la position de la direction du PRA en faveur de la candidature de Benflis en 2004…

Pourquoi ai-je éprouvé une certaine réticence à en parler jusqu’ici ? Parce que cette vérité n’engageait pas que moi, et qu’il était difficile de trouver le chemin entre dire le maximum et préserver au mieux le respect dû à l’Etat algérien que j’ai servi en toute bonne foi, probité et dignité.

Je ne sais pas si M. Sid-Ahmed Ghozali voudrait ou non se souvenir d’une rencontre à laquelle il m’avait invité chez lui, dans son domicile à colonne Voirol, en 1998. Les rumeurs circulaient déjà sur la candidature de Bouteflika, et il venait d’avoir un entretien sur le sujet avec le général Toufik.

M. Ghozali, m’a rapporté qu’il avait dit au général Toufik, que si l’Armée venait à « choisir Boukrouh il accepterait de travailler avec lui, mais pas avec Bouteflika ».

J'ai lutté autant que j'ai pu contre le choix de Bouteflika par ceux qu'on appelait alors les "décideurs".

Ce sont ceux qui lui ont proposé la présidence qui m’ont proposé, huit mois après son élection, d’intégrer le gouvernement pour aider à mettre en place dans l’intérêt du pays les réformes promises publiquement (Etat, Education, Justice, Economie, implication dans les institutions économiques internationales), et qu’il fallait pour cela des "hommes d'Etat" issus de la nouvelle génération.

J’avais quitté officiellement la présidence du parti dès le mois de mai 1999, après en avoir informé le Bureau national et le Conseil national, procès-verbal de succession à l’appui, décision qui a été entérinée par le congrès de Chéraga. Il n’a été question de mon entrée au gouvernement qu’à la fin du mois de décembre 1999. J’avais retrouvé mes activités dans le secteur privé, et ne comptais plus revenir à la politique.

En fait, je m’étais mis en retrait en juin 1997, après la grande fraude électorale orchestrée pour asseoir le RND. En mai 1998, j’ai publié une série d’articles pour dénoncer le vote par le parlement d’une loi l’autorisant à fixer les salaires des députés, la cession des villas de Moretti à des responsables, et les magouilles du général Betchine.

Hamrouche, qui est encore en vie, peut témoigner que j’aurais pu entrer au gouvernement dès 1989. A peine avait-il été nommé en qualité de chef du Gouvernement, en septembre 1989 et avant la désignation du gouvernement, qu’il m’invitait à une rencontre au Palais du gouvernement qui a duré sept heures pendant lesquelles il a tout fait pour m’impliquer dans l’équipe. C’était bien évidemment sur instruction du président Chadli. Je n’étais pas venu seul à cette rencontre, et le témoin qui m’accompagnait, un membre de la direction de mon parti, est encore de ce monde.

En guise de réponse à sa question « Que pouvons-nous faire ensemble ? », je lui avais montré du doigt le portrait officiel de Chadli accroché au mur en répondant : « Faire partir cet homme ! ».

Benbitour, de décembre 1999 à août 2000, et Benflis de 1999 à son départ du gouvernement, peuvent témoigner de mon comportement envers Bouteflika ou ses hommes lors des réunions du conseil du gouvernement et du conseil des ministres. Benflis m’a plusieurs fois dit pendant l’exercice de ses fonctions et après, qu’il témoignerait que « jamais il ne lui avait été donné de voir un homme aussi courageux que Boukrouh face au président Bouteflika ». Les deux hommes sont encore en vie. Benflis peut aussi témoigner du dépôt de ma démission en 2002 et des conditions de son retrait.

(À suivre)

Entretien réalisé par Hebib Khalil

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