Le Matin 13-06-2017 19334
Les champs culturels et politiques en Algérie et cela depuis les événements du 19 mai 1981, ne font que conforter des situations d’inertie, de lassitudes et ce positionnement gravitationnel "d’avancer en arrière, s’il vous plais !". Nous y sommes et pour quelques décennies encore.
Nous devons l’actuel état des choses, a une "engeance d’humanoïdes, toxique, radioactive et non recyclable" que nous nommerons les islamosaures, ou ceux qui se maintiennent en dehors de la réalité historique – qui, elle avance – sous couvert d’une religion qui a été un réel produit de l’Histoire de l’humanité. Il n’y a pas lieu à les distingués les uns des autres, les classés ou les reclassés selon des considérations politiciennes. Ils sont d’une même racine socio-anthropologique : maintenir la culture féodale de la soumission de l’humain.
C’est bien le champ culturel algérien qui a été, de tout temps d’ailleurs, un lieu de rédemption des idées les plus rétrogrades, voire réactionnaires, de notre histoire. Le fait colonial a certes, été pour beaucoup de cette forme de renouveau aliénant, mais il lui fallait des aptitudes nationales pour qu’il aboutisse à ses fins. Une certaine division sociale du travail s’instaure, et la reconversion de la société nationale en entités spirituelles et non-spirituelles, s’ajoute aux autres phénomènes de la misère sociale et économique.
Ce qui est d’actualité, à travers nos propos, c’est ce questionnement sur le rôle qu’aurait joué le semblant d’éveil spirituel, une association d’enseignement religieux agréer par une administration coloniale et dans un cadre politique discriminatoire et répressif. L’exemple des Oulémas est édifiant, historiquement parlant.
Abdelhamid Ben Badis : une relique du nationalisme religieux
Sur les colonnes du Courrier de Tlemcen (N° 1171, du 15 juin 1883), nous lisons qu’un concours d’accès à la Faculté de droit d’Alger, est organisé et comportant des compositions sur le Code civil et le Droit romain (pour la 1er année de licence), sur le Droit romain et la Procédure civile (2e année de licence), enfin sur le Droit commercial et le Code civil (pour la 3eme année). Un concours destinés aux enfants des colons. Les "indigènes" se contenteront du certificat supérieur d’études de législation algérienne et de coutumes indigènes. Il porte sur les coutumes indigènes, le Droit dit musulman est d’ordre coutumier et non une législation en ce temps de la colonisation.
Mais ce qui retint notre attention dans ce numéro, c’est cette pétition émanant d’une Société algérienne pour la protection des colons et l’avenir de l’Algérie, priant les lecteurs d’adhérer à l’initiative. Le texte est adressé aux députés et sénateurs de l’Algérie coloniale, et dans laquelle nous retrouvons le nom de Si El-Mekki Ben Badis, le père du futur cheikh Abdelhamid, qui fut un ancien kadi, assesseur près du tribunal de Constantine, conseiller général et Chevalier de la Légion d’honneur. Le notable musulman, lit-on dans la pétition :
demandait dans une brochure publiée en 1875, l’internement par mesure administrative, des indigènes sur le compte desquels l’autorité locale fournirait des renseignements pouvant les faire regarder comme dangereux.
La pétition, en se référent au texte du père de Ben Badis, demandait une "loi sur la relégation des récidivistes indigènes dans nos colonies lointaines" ; par récidivistes il faut entendre ceux qui ont pris les armes contre l’autorité coloniale. Dans la même loi, il est prévu que dans le cas de vols, la responsabilité de la famille même du "malfaiteur qui habituellement, profite des crimes commis par quelques indigènes de la tente".
Mieux encore, en se référant à ce juriste en Droit et coutumes indigènes demande "la prompte exécution de la loi sur la propriété individuelle, afin de transformer les mœurs du fellah arabe, en l’attachant au sol qu’il cultive et détruire en lui, autant qu’il sera possible, les mauvais instincts développés par la misère et par une mauvaise éducation". Pour y remédier à cela, il est exigé de créer de nombreuses, contrôlées par l’Autorité académique, destinées à faciliter le développement moral et intellectuel des "indigènes".
Pourtant, ce n’est toujours pas exact que "le feu ne donne naissance qu’aux cendres", puisque le fils et futur fondateur des Oulémas musulmans, aura à tirer sa révérence de cette douloureuse expérience familiale. Au-delà de toute subjugation de ce futur cheikh et de son œuvre, il est intéressant de noter l’urgence d’une analyse critique de l’histoire et du parcours du jeune Abdelhamid et de son imprégnation du socle familial, qui reste en premier lieu, de nature féodale. Comme il est intéressant encore, d’évoquer ce paternel totalement inféodé à "l’œuvre civilisationnelle de la colonisation", à travers un événement qui a défrayé la chronique en son vivant : le dossier des forêts qu’a connu l’Est algérien aux débuts de années 1880.
El-Mekki Ben-Badis publia, à cet effet, une brochure intitulée "Réfutation des erreurs et fausses appréciations relatives aux incendies survenus en août 1881", il soutenait la théorie de la combustion spontanée de certains types d’arbres, tout en écartant les méfaits plausibles des habitants locaux ou de celle des colons à la recherche de terrains pour l’exploitation foncière. Il s’exprimait ainsi : "Parmi ces causes nous ne parlerons que de la plus extraordinaire. Il existe dans les forêts deux espèces d’arbres : le Merek (Vindum officinale) et le Affer qui s’enflamment par le frottement, fussent-ils verts. Ce fait est constaté dans le Koran (Sourate de Ia-Sin) chacun peut rechercher ce passage et en prendre connaissance".
Huit ans après la publication de ce réquisitoire du père lettré et agent de l’administration de l’Empire colonial, Abdelhamid naitra dans un tout autre contexte politique et social. Un contexte qui donnera naissance à des mutations sociologiques au sein des petites couches de la paysannerie algérienne en les transformant (pas tous, évidemment), en dockers, ouvriers-agricoles "khemmas", ouvriers des rails, et travailleurs journaliers. Pour ce qui est de l’instruction et de la formation supérieure ne sont admis que les enfants de la bourgeoisie terrienne, acquise à "l’œuvre coloniale" et à celle qui " ranimaient la flamme sous l’Arc de Triomphe" lors des 14 juillet.
Il est vrai que Abdelhamid Ban Badis est le plus favorisé par l’écriture de l’Histoire culturelle de l’Algérie, version Aboulkassem Saadallah et consorts. Mais en la plaçant dans le contexte géopolitique de son époque, nous ne pouvons passer sous silence l’exemple de ce numéro du mois de novembre 1938, du journal Echihab où à la une, où Ben Badis rendait un vibrant hommage à Mustapha Kemal, sous le titre "Moustafa Kamal, rahimahou allah". il le qualifié de "moudjahid" qui a rendu à l’Islam ses lumières en anéantissant l’obscurantisme ottoman. Un écrit qu’il serait intéressant d’actualiser dans notre contexte rétrograde. Cela ne fait de Ben Badis un laïc, c’est certain qu’au demeurant il restera imprégné de sa formation religieuse, teintée de la pensée phénoménologique de la fin du XIXe siècle, à l’image de la pensée d’un Afghani ou d’un Abdou.
Mais sur quelle force sociale reposait Ben Badis, afin de mener son combat idéologique ? La petite bourgeoisie commerçante est cette catégorie sociale totalement exclue du circuit économique dominé par le capital financier colonial. Une formation sociale qui ne porte aucune perspective, ni politique, ni économique dans la production dominée par l’alliance de la bourgeoisie coloniale européenne et la féodalité terrienne locale. Cette dernière avait mis aux services de la première, un des instruments les plus audacieux et des plus aliénants de la société colonisée : les zaouïas et les confréries domaniales.
Au-delà du discours moralisateur des tenants de la constance des valeurs sociales et historiques, Ben Badis, réduit aujourd’hui à une simple icône dénuée de tout attache avec l’histoire sociale en Algérie, se retrouve dans l’anti-chambre de la mémoire collective. Pourtant de son vivant, les témoignages et des plus controversés, affluent des uns et des autres. Pour dire que l’homme ne passait jamais inaperçu de part ses actions que ses écrits.
C’est ainsi que l’organe du Parti Socialiste-SFIO, Le Populaire, du 02/09/1934, titrait violemment ses pages intérieures par "Pogrom 1934" pour évoquer les sanglants événements de Constantine entre les communautés musulmane et juive. Le quotidien fait acte de l’intervention des différents responsables des deux communautés afin d’apaiser les esprits des uns et des autres.
"Les seules décisions sagement prises, note le quotidien, le furent en dehors des autorités, par M. Lellouche, Conseiller générale et président du Consistoire israélite d’une part, et par le docteur Ben Djelloul et le cheik Ben Badis Abdelhamid de l’autre."
Le premier ordonna aux rabbins de tous les temples de Constantine d’éviter "tout commentaire sur les faits du vendredi, tout rassemblement, toute exagération", tout en se rendant en personne, dans ces temples afin d’exhorter les fidèles à la retenus et au bon sens. De leur côté, Ben Djelloul et Ben Badis rassemblèrent, le samedi 4 août, les musulmans, non dans une salle comme l’exigeait d’eux l’administration, mais devant la Grande Mosquée de la ville et à l’heure de la prière du maghreb et ils convièrent les fidèles "à rester maitres de leurs nerfs", tout en promettant à cette foule montée par l’incendie de la mosquée de Constantine, "que la justice était saisie des incidents de la Mosquée, prononcerait les sanctions nécessaires, et invitèrent leurs auditeurs à rentrer chacun chez soi."
L’intervention des deux membres du Congrès Musulman d’Algérie (CMA) a certainement évité l’entrée du pays dans une véritable guerre civile intercommunautaire, dont le contenu religieux allait handicaper et à jamais, la lutte politique nationale.
Bien que présenté comme un anti-bolchévique et notoirement anti-communiste, Ben Badis n’était nullement un fanatique, bien que dans l’association des Oulémas, le wahhabisme fraîchement ramené par cheikh El-Okbi, commençait à se propagerd parmi les élèves. Ben Badis été bien un réconciliateur et un pacifiste au regard des forces politiques nationale de son époque.
Dans une lettre, qu’il adressa à la rédaction du Matin (N° 18627, du 21 mars 1935) et en réponse à certains des "griefs articulés contre l’association qu’il préside et notamment à situer la part du panislamisme dans le développement du malaise algérien". Il affirmait que les Oulémas musulmans algériens n’ont jamais reçu et ne reçoivent pas d’ordre du Comité syro-palestinien (allusion faite au Prince Chakib Arslan et au muphti Al-Husseini d’Al-Kods de l’époque). Plus loin, il précisera que son association ne régit aucune école coranique et qu’aucune parole hostile à la France n’a été prononcée dans les établissements où enseignent les sociétaires des Oulémas.
Notre apostolat précisait Ben Badis est "essentiellement et limitativement religieux, ne saurait inquiéter la puissance française que dans la mesure où, dans son expression souveraine la plus haute, celle-ci nourrissait le dessein de porter atteinte, dans le gouvernement des musulmans, à la religion musulmane",
Tout en notant que les Oulémas musulmans au sein de cette association, n’ont jamais "pris aucun conseil d’aucun bolchévisant. Le communisme ? Tout le monde cherche à le contenir où à l’intimider. Mais qui le combat ici ? Nous seuls. Nous le défions bien de se servir des masses qui ont reçu notre enseignement."
Nous sommes bien loin de ses dires, sur "le communisme est la levure de l’humanité" selon les "communistes" algériens. Mais le 5/7/1935, le CMA vote une motion de confiance et de sympathie au Front Populaire de France, et le 20 août de la même année, l’enseignant de la mosquée de Sidi Lakhdar (Constantine), se rendait à Paris au siège du quotidien L’Humanité, en compagnie de Lamine Lamoudi, directeur du journal algérois La Défense et traducteur du cheikh.
C’est dans un paternalisme des plus exorbitants que le quotidien du PCF reprit les quelques propos de Ben Badis, venant déposer un document de propositions de réformes intéressant les domaines sociaux, culturels et politiques. Le même quotidien, qui pris avec attention les revendications des Oulémas, considère que le texte est empreint de "modération et de bons sens politique", en reprenant les propos de Ben Badis qui précise que "si nos modestes revendications étaient admises, jugez quel ascendant précieux la France gagnerait sur l’Islam. Voyez comment l’Angleterre a su céder à la pression en Egypte, en Irak. Quoi ? En Algérie, au Maroc, en Tunisie, en Syrie, la France – dont nous espérons qu’elle a au moins autant de cœur – aurait-elle moins de perspicacité que l’Angleterre".
Mais la tribune "communiste" ne pouvait que reléguer le discours de la nouvelle administration coloniale, puisqu’au même moment où la délégation était à Paris, le muphti d’Alger se fait assassiner et l’accusation fut portée au cheikh El-Okbi comme instigateur potentiel. Sur cette expéditive inculpation, L’Humanité relève qu'El Okbi est "l’ascète, haute conscience, un des Ulémas, un des délégués à Paris" et que cette tentative de disculper l’association et le CMA, c’est pour les faire passer pour des bandits, en faisant le jeu de ceux qui voyaient dans le CMA, un contrepouvoir au sein même de la féodalité coloniale.
L’Islam dans le contexte colonial, soumis aux intérêts financiers et économiques de ceux qui défendaient la tradition des beyliks, fut un tremplin de valeurs contradictoires. De même, pour ceux qui prônent le réformisme au sein de la tradition et le combat contre l’obscurantisme ottoman. N’oublions pas que les uns et les autres sont soumis à l’agrément de la Loi 1901 relative aux associations et formations politiques.
Mais l’affirmation à une appartenance religieuse pouvait-elle contenir une forme de résistance à l’aliénation coloniale, dans une population marquée par l’illettrisme et la misère de classe. L’histoire ne peut léguer à une association à caractère religieux le rôle de cet instrument d’éveil des consciences sociales, alors qu’elle ne fut qu’un instrument supplémentaire de détournement des luttes politiques et sociales. Que les choses soient claires.
Les Oulémas ont formé un outil d’instrumentation du fait spirituel, tout comme l’administration coloniale des Habous, non comme un contenu de libération, puisque le mouvement nationaliste a pris cette tâche pour son compte, mais bien celui de diluer l’appartenance sociale et culturelle dans la seule pratique religieuse. Nous ne pouvons estimer le rôle des Oulémas que dans le contexte d’une lutte entre deux instruments d’une même composante féodale acquise au colonialisme, sans trop le déranger.
M. K. Assouane
Université d’Alger-2.