L’insoutenable légèreté d’une plume

Le Matin 08-03-2016 12853

L’insoutenable légèreté d’une plume
La manipulation des foules accompagne celle des "intellectuels"

"Ce ne sont pas 19 universitaires qui me feront peur …"

Je suis le meilleur, le plus beau et le plus intelligent, et je ne céderai pas, même devant l’évidence. Femme-corps-désir-arabe-islam-interdit, personne ne sait autant que moi battre ces cartes et en tirer les combinaisons qui mettent l’Occident en extase, m’offrant sur un coussin la gloire, l’argent, et les clés de ses villes. Un prodige, je suis, et les génies ne s’excusent jamais.

On a beau soutenir, on reste médusé ; on a beau comprendre, on reste abasourdi. Et pour ceux que déjà l’écrit de Cologne sortit brutalement de l’enchantement, l’indignation est là, vive, qui brûle l’âme. Homme libre, plume dégagée de toute contrainte, n’avoir de comptes à rendre à personne, termes-clés de la lettre d’adieu d’une personne contrariée au parterre d’admirateurs en larmes. L’attente probable que ceux-ci se jettent, terrifiés à l’idée de se retrouver orphelins, aux pieds de l’idole pour la supplier de continuer le combat. Djamel Abdel-Nasser, après la défaite cuisante de son armée de 1967, offrant de démissionner, et le peuple, hystérique, le priant de rester aux commandes de l’Egypte. Le Raïs, l’Unique, Père des Peuples et Grand Timonier. L’aveuglement du Pouvoir. Boumediene dans son cercueil, les foules en délire, les pleurs et l’offrande des corps par le suicide, Boudiaf ébahi. L’endoctrinement des masses dans toute sa splendeur par les discours-fleuves, le doigt qui menace, la harangue qui désigne les autres comme ennemis et dissimule les insuffisances et les erreurs.

Fascinante, cette capacité de la déraison à vous croire déjà immortel. L’Olympe, au-dessus des nuages, dont l’on ne conçoit pas de descendre. L’enfermement dans sa tour d’ivoire, et le refus d’en sortir. Résister, droit dans ses bottes, les yeux regardant l’horizon, insensible à l’appel à la lucidité des amis et des conseillers d’ici et d’ailleurs. On pensait que c’était là le comportement des dictateurs fous, ceux-là mêmes que la chronique prenait chaque matin plaisir féroce à déshabiller, à transpercer de ses dards, à ridiculiser. De Caprio et son célèbre ‘’ Je suis le maître du monde’’ précédant le naufrage et la glaciation du corps. Quelques ‘’olé’’, et nous voilà devant un matador qui se prend instantanément pour El Cordobès ! L’ivresse de la renommée. Morgue révoltante, exécrable suffisance, nous souffrons terriblement chaque fois que nous découvrons cette gangrène de l’ego chez l’intellectuel. Misère des temps. Qui croire, en qui croire, et où allons-nous ?

L’allégation est fausse. Il n’y a pas sommation manichéenne d’être dans un camp ou dans un autre ; Quand on se prétend libre, on est maître de sa pensée, et celle-ci est riche de sa diversité. Il faut simplement assumer ses responsabilités, et la première d’entre celles-ci est d’exposer rationnellement ses arguments, la deuxième étant de se soumettre à la critique. On n’est pas entre enfants où il est toléré de s’arrêter de jouer quand on perd. Et puis, à ce qu’on sache, il y eut bien procès intenté à un inquisiteur de chez nous, bravache et ignorant, pour sa fatwa prétendument anti-islamophobe ; pourquoi alors n’avoir pas, par cohérence avec soi-même, songé à ester en diffamation ce collectif d’inquisiteurs, non musulmans pour la plupart, et auteur d’une autre fatwa qui, elle aussi, se disait combattre l’islamophobie ? C’est illogique… en apparence seulement car si, de ce côté-ci, le soutien de tout le monde est assuré, là-bas, il s’agira de croiser le fer avec des pointures autrement plus redoutables, et risquer de perdre des plumes, de sa crédibilité et du poids de sa signature. Ici, il y a toutes les chances d’en sortir en héros, quel que soit le verdict final ; ne pas le faire là-bas desservira cruellement le mauvais joueur, et pour très longtemps. Ya Ali, sommes-nous tentés de crier, exaspérés, meurs debout !

Quand à toi le migrant, toi par qui le scandale est arrivé, ta misère fait de toi mon ami et mon frère. Etre humain ou zombie, entité anonyme ou déchet, il t’importe peu de savoir comment on te considère ; empêtré dans tes soucis de survie, je devine que tu n’as pas cœur à t’intéresser à ce qui s’écrit sur toi. Je peux cependant te dire deux choses. En premier lieu, tu auras servi à nous faire redécouvrir ces blancs (et leur ignoble concept de l’ingérence humanitaire) qui sont venus t’apporter la civilisation des missiles tomahawk, des drones, des bombes guidées au laser et des frappes chirurgicales, mais qui dressent murs et barbelés pour te garder à l’extérieur de leurs frontières aseptisées ; ton exode leur fait peur, il signifie vol du pain de leurs enfants, et viols de leurs femmes. Mais surtout, tu nous as permis de démasquer notre Roi, de nous le faire apparaître dans la laideur de sa nudité ; et rien que pour ça, nous t’en sommes infiniment reconnaissants, et t’assurons de notre estime, de notre solidarité, et de nos prières pour que ton cauchemar cesse au plus vite, un ensemble de dons virtuels dont tu nous diras peut-être un jour : "Ce n’était rien,…mais il m’avait chauffé le cœur…".

Bacha Ahmed

Universitaire, 5mars 2016

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