Mohamed Harbi : une vie debout
Fractures algériennes
Une vie debout de Mohamed Harbi est une analyse implacable du mouvement nationaliste algérien ainsi qu’un témoignage sur la longue marche de l’auteur au sein de ses organisations politiques. Pour ceux et celles désireux d’aller aux sources des fractures algériennes, je conseille d’écouter cette voix libre d’un homme se définissant « libertaire de conviction ».
L’actualité éditoriale de ces dernières années est riche en travaux sur l’histoire de l’Algérie, des textes de tous genres, études, essais, témoignages, confessions, biographies ou autobiographies, de qualité et d’approches différentes, traitant la plupart de ces épisodes marquants que furent la guerre de libération, les accords d’Evian ou encore la torture.
Cette polyphonie surgie après des décennies de silence nous désole et nous ravit dans le même temps : désolation devant le nombre de voix creuses et vides qu’elle renferme tant de mémoires sur le mouvement national sont restés au stade de confessions sans intérêt quand ils n’ont pas servi de prétexte à des digressions justifiant a posteriori les actes de leurs auteurs, mais aussi satisfaction à entendre celles porteuses, et c’est heureux pour notre génération gavée de mensonges, de vérités qui bousculent une certaine vision manichéenne de l’histoire.
C’est l’une de ces voix libres, émanant d’un homme se définissant « libertaire de conviction », une voix en rupture avec les dogmes mutilants de l’unicité et du consensus à tout prix, que l’on retrouve dans le dernier livre de Mohamed Harbi, Une vie debout. Mémoires politiques, tome I : 1945-1962.
De tous ces écrits, celui-ci est certainement des plus critiques, des plus rigoureux et des plus complets qu’il m’a été donné de lire sur cette période. Sans doute parce que l’auteur, assumant la subjectivité conférée par sa position de témoin-acteur, réussit à se débarrasser des scories de l’égocentrisme envahissant qui, traînant souvent comme un mauvais relent dans la plupart des textes témoignages, obscurcissent passablement les contributions se rapportant à cette époque. Mais aussi, et cela est également rare, à garder avec les événements, les personnages, ainsi qu’avec ses propres positions, la distance de l’historien et à analyser sans complaisance aussi bien son cheminement au sein du mouvement national, que celui des organisations politiques dont il a côtoyé longtemps l’épicentre.
On se souvient qu’en 1980, avec le FLN, mirage et réalité, Mohamed Harbi avait déjà sérieusement ébranlé les fondations de l’historiographie officielle en démystifiant ce qui était consacré moteur unique de la « révolution » algérienne : le FLN. En 2001, avec cette nouvelle contribution, le voici qui récidive et poursuit la levée des tabous, en replaçant cette fois son histoire personnelle dans la trame de l’histoire de son pays. Ses mémoires débordent largement les limites d’une autobiographie exclusivement centrée sur sa vie, celle-ci n’étant que le fil conducteur par lequel on accède au vécu collectif d’une communauté. L’auteur traite de son témoignage comme d’une donnée sociologique et aborde son engagement avec les exigences de l’historien. Débarrassé de toute langue de bois, son récit analyse sans passion ses prises de position. Jamais, au cours de ces quatre cents pages, il ne succombe à la tentation de se justifier ou d’occulter ses propres erreurs, son dogmatisme, ses limites. L’itinéraire, le sien, qu’il déroule ainsi, le tableau de l’Algérie rurale et urbaine qu’il dresse à partir de l’histoire de son milieu familial, constituent autant de matériaux pour accéder à « la compréhension interne » d’une société.
L’autre objectif assigné à sa démarche est de tenter de « rendre intelligible le présent de la société algérienne », en pointant du doigt les question cruciales parmi laquelle celle du statut de la religion dans la sphère politique, éludées ou escamotées par les forces nationales dominantes, les fractions hégémoniques, engagées dans le combat anticolonialiste. Car, on l’aura compris, ce militant « passé des couloirs du pouvoir aux cellules des prisons et aux froideurs de l’exil » n’en finit pas de s’interroger sur l’avenir de son pays, de fouiller son histoire pour comprendre les origines de la crise actuelle qui le secoue.
Une vie debout est un document irremplaçable pour tous ceux veulent aller aux sources du drame algérien. Du début à la fin, tout y est intéressant. Tout est stimulant et dérangeant dans cette odyssée qui débute en 1933 à El-Arrouch.
Retour sur une enfance privilégiée dans un milieu soudé par des liens de solidarité traditionnelle. Puis sur les années au lycée de Skikda, une ville « fascinée par le modèle européen », où il fait son entrée dans l’action militante en adhérant à quinze ans au MTLD, une organisation « sans doctrine mais avec des buts politiques » qui allaient devenir, avec le FLN, « des objectifs de guerre ». Cet engagement précoce procure à l’adolescent le sentiment euphorisant d’être devenu « un agent historique d’une cause sacrée ». L’apprentissage, entamé dans une Algérie où « la religion était un vécu naturel et identitaire qui dictait ses codes et ses croyances, mais qui se conjuguait avec la volonté opiniâtre d’accéder à une modernité lente et sans déracinement », se poursuit, à partir d’octobre 1952, à Paris. Deux mois après son arrivée en France, M’hamed Yazid, chef de la délégation permanente de la Fédération de France du parti, propose sa candidature au bureau de l’Association des étudiants musulmans nord-africains. Le tout nouvel élève du lycée Sainte-Barbe plonge alors dans « l’activisme » au sein d’une section universitaire du parti désertée par les étudiants « convaincus de l’incompétence des non-diplômés et de l’immaturité des masses » et de leur « droit naturel de diriger ». L’attitude du MTLD, qui considère la production culturelle comme un simple instrument du combat politique et fait preuve de méfiance à l’égard des intellectuels n’est guère étrangère à la défection de ces catégories. Ce sectarisme choque le jeune Harbi, tandis que Mohamed Arkoun, alors étudiant, qui voit dans cette approche de la culture un élément de coercition et de police des idées, s’inquiète déjà du destin de l’intelligentsia algérienne. Le fils d’El-Arrouch admet bien connaître les origines de cet anti-intellectualisme, pour en avoir été l’agent actif avant d’en devenir la victime.
Mais l’orage qui se rapproche de l’Algérie met en sourdine les critiques, resserre les rangs et ravive le sentiment patriotique : dans les Aurès, l’armée ratisse pour déloger les clandestins du MTLD et intimider la population. Toutefois, ses activités dans le milieu universitaire lui permettent de pénétrer un espace culturel nouveau, celui de la gauche et de l’extrême-gauche françaises. Les échanges et les lectures que lui propose Daniel Guérin, un intellectuel anarchiste, l’initient à l’histoire des socialismes, de leurs organisations et controverses. Ainsi, à vingt ans, il découvre l’histoire de la Première Internationale où se sont affrontées les tendances centralistes et anti-autoritaires du mouvements ouvrier, étudie la théorie de la révolution permanente, puis rencontre les thèses de Socialisme et Barbarie. Ses yeux s’ouvrent enfin sur le monde qui l’entoure, ses analyses s’affinent, des horizons théoriques nouveaux s’offrent à lui. Il se rapproche du marxisme. Sa sympathique déclarée pour la théorie marxiste lui vaudra bientôt la méfiance des communistes (« à leurs yeux celui qui usait de l’analyse marxiste sans être inféodé au PCF sentait le soufre ») et de ses compagnons. Ces rencontres, la dimension sociale de sa vision, seront déterminantes dans son cheminement, pour la clarification des principes qui vont désormais guider ses actions. Sans entamer son patriotisme, elles contribueront à forger en lui une conscience en éveil, une conscience qui va peser sur sa lecture des événements, sur le regard porté sur son parti, ses insuffisances théoriques, les limites de son « projet » ; autrement dit, elles le projettent hors de ghetto nationaliste et de ses objectifs, vers d’autres frontières. Promu commis voyageur du nationalisme auprès des gauches européennes, il peut voir maintenant « comment, dans les luttes politiques au sein d’un même parti, s’imbriquaient rivalités personnelles, conflits de doctrines et enjeux de pouvoir », et mieux appréhender les données significatives concernant les forces sociales en opposition au sein du MTLD, à l’origine de sa scission et de la naissance du FLN.
Ce conflit, et la division consacrée, en juillet 1954 à Hornu, par le congrès des messalistes, puis par celui des centralistes en août, à Belcourt, a fait, selon lui, « apparaître l’incompatibilité radicale entre le nationalisme populaire et le nationalisme élitaire des couches sociales issues de la colonisation », mais « ne peut être analysé, comme le ferait la vulgate marxiste, en terme de lutte de classes entre bourgeoisie et prolétariat ». « Notre mouvement nationaliste fit appel à l’idéologie islamique du sacrifice, réactiva des formes d’action collective, ignora le modèle de la lutte des classes et même lui tourna le dos », écrit-il dans le chapitre traitant de la crise qui aboutit au sabordage du MTLD, la matrice organique et idéologique des indépendantistes.
Genèse mouvementée du FLN, jalonnée de règlements de comptes, de revirements, de trahisons, de haines et d’intrigues, de coups de force opérés par des militants contre d’autres militants. La violence des rapports entre les groupes issus du MTLD atteint son paroxysme : des expéditions punitives, des projets d’élimination physique sont montés par différentes factions : certaines opérations réussissent, d’autres avortent. Les objectifs assignés à ces actions ? conquérir le leadership. Les révélations de M. Harbi n’épargnent aucun des protagonistes en présence, messalistes, centralistes ou FLN. Les méthodes brutales employées pour recruter de nouvelles troupes et s’emparer de la base militante (les émigrés) se développent ; désormais, elles imprégneront le mode de participation politique et la compétition pour les postes dans le camp des activistes à l’origine de l’insurrection.
Le rêve commence à s’effriter... La réalité de cette face cachée de l’action des nationalistes contredit les idéaux affichés par ces derniers et s’y oppose. Le fossé va se creusant, jusqu’à cet aveu amer : « J’avais pour objectif ultime l’affirmation d’un système de valeurs indépendant de toute domination et de toute exploitation, et je me retrouvais dans une organisation où l’autoritarisme plébéien inculquait à chacun que le mal se convertit en bien sitôt qu’il se fait au nom de la révolution ». Centraliste critique durant ces années de crise, Harbi rejoint en août 1956, à sa sortie du sanatorium, la commission Presse et Information (CPI) de la Fédération FLN de France, qui n’est encore qu’une instance d’exécution. En septembre 58, le choc de l’affaire Abbane (éliminé par Belkacem Krim, Boussouf et Mahmoud Chérif) est déterminante dans sa décision de démissionner du comité fédéral, en cours d’épuration. Voyages en Allemagne, en Suisse ; puis, en avril 59, retour au FLN. Malgré ses réserves et ses déboires précédents, persuadé que celui-ci reste en dépit de ses limites le levier de la résistance, il accepte la proposition de Yazid, ministre de l’Information du GPRA, d’entrer dans son cabinet. A Tunis, il atterrit au ministère des Forces armées dirigé par Krim Belkacem, membre influent du triumvirat constitué avec Bentobbal et Boussouf. De son poste d’expert, tantôt au Caire, tantôt à Tunis ou en Guinée, il observe les manœuvres des différents clans, leurs luttes, portées par une conscience confuse, pour le pouvoir, les divisions entre civils et militaires, entre djounoud et officiers, entre officiers et déserteurs de l’armée française (DAF), entre armée des frontières et combattants de l’intérieur ; des affrontements meurtriers entre des hommes qui ne convergent que dans leur patriotisme anti-français. Comment se taire devant la corruption, le népotisme, le régionalisme. Comment s’y résigner ? La scission du MTLD l’a suffisamment instruit des dérives mafieuses dont sont capables des appareils et des hommes politiques « sans ouverture sur un projet social », qui se sont « autoproclamés avant-garde » révolutionnaire.
Le FLN, qui n’a jamais été une force cohérente et dont le combat a toujours été jalonné, jusqu’au bout, par des marchandages sur la distribution du pouvoir et des conflits de personnes, se voit à son tour contesté. Après s’être attribué par la force le monopole de la représentation politique, il est obligé de se soumettre à une instance issue de ses propres rangs : l’Etat-Major Général, aux commandes de l’armée des frontières, en Tunisie. Le groupe d’officier qui tient l’EMG (le colonel Boumedienne, Kaïd Ahmed, Ali Medjeli…), tranche la question de la direction de la « révolution » en faveur de l’armée, les civils n’étant admis à ses côtés qu’à la condition que son rôle ne soit pas remis en cause. Celui-ci se présente comme une force rivale au Triumvirat ; ses coup de boutoir contre les instances « civiles », GPRA et CNRA, minés par des dissensions, vont précipiter leur décomposition. « Pour la première fois, écrit Harbi, le monopole des chefs historiques du FLN sur la résistance armée est contesté. Depuis l’élimination d’Abbane, ces chefs se sont constitués en club fermé, selon des conceptions qui ne correspondent pas aux impératifs de la formation d’une nation ; et ils considérèrent leur fonction comme une partie intégrante de leur patrimoine personnel. »
L’implosion du FLN donne le signal des luttes de l’été 62, la course au pouvoir entraîne l’Algérie au bord de la guerre civile. L’embrasement est évité de justesse mais l’armée des frontières, baptisée ALN, a gagné la partie. Elle tient désormais les clés du pouvoir ; c’est elle qui fait et défait les hommes, qui distribue les postes, en un mot qui décide de l’avenir de l’Algérie.
Les mémoires de M. Harbi susciteront certainement des polémiques, car les passions et les haines d’hier ne sont pas tout à fait éteintes et nombres de personnalités liées à ces épisodes - quelques-unes en place sur la scène politique, d’autres qui n’ont encore pas enterré leurs ambitions, attendant le moment propice pour revenir en piste sont encore vivantes. Mais qu’on partage ou non les analyses formulées dans ce livre, il n’en reste pas moins qu’une fois encore, l’historien a fait le choix difficile de révéler quelques « vérités gênantes » et de dégager des pistes de réflexion sur les fractures de l’Algérie.
Ghania Hammadou
Commentaires (8) | Réagir ?
merci pour les informations
Un moudjahid doublée d'une intelligence inouïe. Ce qui était rare hier pendant la guerre de libération ou la majorité de ceux qui ont pris les armes étaient presque à 100% analphabètes