Achoura : impressions d'un voyage auprès des chiites à Bagdad

Scène de célébration de l'Achoura dans le quartier Khadimiya, à Bagdad. Photo AFP
Scène de célébration de l'Achoura dans le quartier Khadimiya, à Bagdad. Photo AFP

En lisant l’excellent papier de Rachid Oulebsir sur la Achoura en Kabylie, je me suis rappelé d’un reportage que j’ai écrit depuis Bagdad en 2004. J’y étais allé pour ouvrir et gérer un centre pour les enfants des rues, mais pendant que j’étais là, des journaux italiens m’ont demandé de raconter ce que je voyais autour de moi. Ces impression d’un Kabyle à Bagdad qui datent d’il y a 12 ans pour raconter aux lecteurs algériens l’autre mode de vivre et de voir la fête de l'Achoura, avec en fond de toile le début de l’actuelle tragédie moyen-orientale.

Reportage. Bagdad le 02 mars 2004. Aujourd’hui est le jour de la Achoura. Achoura est une fête religieuse commune à tout le monde musulman et qui à l’origine liée à la fêté hébraïque du Yom Kipour. Dans ma mémoire, elle est inséparablement lié à l’aheddur, une sorte de pain sans levain imbibé d’huile d’olive que les femmes kabyles préparent à cette occasion. C’est aussi le jour où l’on place un aheddur sur la tête des très jeunes enfants pour les protéger contre le mauvais œil et le malheur. Alors que ceux qui sont déjà plus âgés vont dans les maisons des parents et des voisins en le demandant comme un cadeau et le chant: "a yema sema acur, fkiyi cuit n uheddur. Am dyefk rebbi abrur, am yeccebib chef lehyudh am d izegwi abellud" (O Mère, Mère Achour, donnez-moi un peu de aheddur. Que Dieu vous donne un garnement, qui sautera sur les murs, et fera tomber les glands).

La Achoura était aussi, pour les femmes, une chance d'avoir un peu de repos. Elle devaient devraient éviter tout le travail lourd, pas de travail des champs, pas de tissage, pas de couture, pas de lessive. Ce sont les souvenirs qui me restent de cette occasion, dont je n'avais jamais compris l'origine, ni le sens religieux exact. Parce que ce qu’elle n’est pas parmi les festivités les plus importantes de l'islam sunnite. Pour nous, en Kabylie, c’était plutôt une occasion heureuse d'origine inconnue. Je découvre seulement en arrivant ici, en Irak que dans le monde chiite, taachourt est un jour de deuil général, un deuil qui dure depuis plus de treize siècles.

Le nom Achoura dérive de "aacaara" ou "dix" en langue arabe. Elle correspond au dixième jour du mois de Moharram, le premier mois du calendrier musulman. Vers la soixante-septième année après l’Hégire, ce jour-là fut marqué par un événement traumatique pour les partisans de l’Imam Ali. Dans un lieu dit Karbala, les troupes de Mouawiya, wali de Damas et futur empereur, tuent celui que les chiites considèrent aujourd’hui comme le troisième des douze Imams suprême : l’Imam Hussein, fils d’Ali et petit-fils du prophète Mohammad.

A partir de ce jour-là, ceux qui furent opprimés au sein de tous les grands empires musulmans ne cesseront de pleurer la mort de celui qui a été surnommé "le père de tous les martyrs". L'histoire de la Chia est pleine de douleurs, de persécutions et de frustrations. Ils n’ont jamais été en mesure de faire vraiment le deuil de leur Imam Hussein, dont la tête fut transportée à Damas comme preuve de sa mort et le corps enterré sur place là où s’élève aujourd’hui la somptueuse mosquée de l’Imam Al-Hossein dans la vieille ville de Kerbala.

Ceux qui voulaient que le pouvoir sur les musulmans soit justifié par la parenté avec le prophète ont toujours été persécutés, depuis le début des grands empires musulmans. Maintenant, Le sceptre de guide de la Oumma avait quitté la maison du prophète, et aucun empereur, sultan, Cheikh, amir ou président ne voulut plus l’y ramener.

En Irak, avec l'avènement du "règne" de Saddam, toute forme de manifestation religieuse chiite a été interdite. Les indics du Baath étaient partout et toute expression chiite était soupçonnée de complicité avec l'Iran.

Aujourd'hui, pour la première fois depuis plus de vingt ans, les Irakiens chiites peuvent enfin exprimer publiquement leurs rituels religieux. Et comme il arrive toujours avec des choses qui ont été longuement réprimées, c’est tout en excès. Depuis plusieurs jours, la ville de Bagdad est couverte de banderoles et de drapeaux avec des slogans à la gloire de Hussein et de Ali, des messages de condoléances et des signes de deuil.

Les rituels de la Achoura chiite sont vraiment ceux d’un peuple qui n'a jamais été en mesure d'honorer le deuil pour la mort d'un être cher. Les processions sont des simulacres de funérailles. En tête de procession arrivent les autorités religieuses, des dignitaires, les sages et les anciens de la communauté, puis les hommes et les femmes vêtus de deuil qui marchent en se battant la poitrine de la main droite au rythme d'une litanie. Suivant le rythme de la litanie, récitée par un ou plusieurs chanteurs et rythmée par le son de divers tambours et des cymbales, arrivent alors deux rangées d'hommes (jeunes, moyen et vieux) qui se fouettent le dos avec de minces chaînes métalliques fixées sur un manche de bois. Leur mode de marcher au rythme des tambours semble un pas de danse. Une danse tragique qui va (dans des cas extrêmes) jusqu’au sang et à la perte de conscience.

Bagdad est un autre lieu saint pour les chiites pour la mosquée dite de Kadhimia où est enterré l’imam Kadhim, l'un des douze suprêmes selon leur doctrine. Les pèlerins y viennent de tout le pays, mais aussi de Syrie, du Liban et en particulier de l'Iran voisin. Sur les trottoirs des quartiers populaires des familles ont placé d'énormes chaudrons en fonte dans lesquels ils cuisinent la harissa, une sorte de bouillie de céréales et de pois chiches qu’ils distribuent à tous les passants et en particulier aux pèlerins et aux familles pauvres.

Ce matin, 7h30, avec quelques amis Italiens, nous sommes allés vers une banlieue de Bagdad. Nous étions invités par un jeune cheikh chiite pour assister à une reconstruction théâtrale du martyre de Hussein. Nous arrivons dans une zone entourée d’eaux putrides et de décharges sauvages à perte de vue. Une banlieue sans forme ni âme. Des maisonnettes de briques jaunâtres sans finition, des routes poussiéreuses et en mauvais état, de petites fabriques, quelques dépôts ... beaucoup de saleté et de pauvreté. On trouve les gens réunis, autour d'un terrain de football nu et poussiéreux. Ils sont tous là. Hommes, femmes, jeunes et vieux. La plupart est debout autour du terrain, d'autre sur les terrasses des quelques maisons autour du stade, d'autres sur les toits des autobus, camions, camionnettes, et des nombreux véhicules stationnés ici et là.

La représentation commence. Les scènes sur le terrain sont accompagnées par des commentaires parlés et chantés diffusés par la mauvaise sono déployée autour du stade. D'une part, vêtus de rouge, les nombreux acteurs personnifiant l'armée des Omeiades, avec à sa tête Omar Ibnou Saad, le gouverneur de la région de la Kufa de l’époque. De l'autre côté du stade, un tout petit groupe d'hommes vêtus de blanc et de vert et des femmes, des garçons et des filles représentant l'Immam Hussein et sa smala. La foule est absorbée par le spectacle, elle suit avec passion la lutte héroïque et désespérée des rebelles et leur inévitable massacre.

Je vois, incrédule, autour de moi des hommes, des femmes et des enfants pleurant abondamment, en silence, et criant leur douleur à chaque exécution d'un personnage aimé ... Ils pleurent à chaudes larmes pour des crimes commis il y a 1300 ans.

La scène finale de l'assassinat de l'Imam et la capture des femmes et des enfants, après la mort de tous les guerriers, Marque la fin du spectacle. Le public envahit la terrain et veut venger ses martyrs. L'ordre de service est presque dépassé. Il est contraint de mettre les acteurs en rouge en sécurité dans les vestiaires et de tirer en l'air pour éloigner la foule qui voulait les lyncher. Quelques minutes de panique seulement, mais tout rentre très rapidement dans l'ordre.

Nous avions été invités à monter sur le toit d'une maison privée. La position est un peu lointaine, mais nous dominons bien la scène. Alors que nous étions absorbé par le spectacle, nous entendons une explosion. Les gens regardent un peu autour d'eux mais retournent rapidement à fixer la scéne. Les explosions, ici à Bagdad, n'impressionnent personne ... Après deux décennies de guerres presque ininterrompues, que voulez-vous soient deux boum entendu au loin?

A notre retour au centre de Bagdad, une amie, qui était allée au quartier des hôpitaux, nous appelle en disant: "Ici il y a un bazar digne de la fin du monde." Des dizaines de morts et des centaines de blessés proviennent de la mosquée de Al-Kadhimia, où il semble qu'il y a eu une explosion au milieu de la foule des fidèles. Nous ouvrons la télé, la BBC World nous fait comprendre qu'il y avait eu deux attaques, presque simultanées, à Bagdad et à Karbala. Je quitte la maison de mes amis pour rentrer chez moi.

En attendant un taxi, j’échange quelques mots avec trois personnes assise à bavarder. Ils disent que toutes les attaques ciblaient les endroits où il y a des rassemblements chiites. La discussion sur les probables responsables porte toujours à la même conclusion. "Ils ne peuvent pas être Irakiens!" C’est la réponse la plus répandue en ce moment à travers tout le pays. Les gens ne comprennent pas pourquoi un irakien devrait en tuer un autre seulement parce qu’il est d’un rite différent.

Je me souviens du moment où la violence politique a commencé en Algérie. Nous aussi nous cherchions des responsables externes. "Ce sont des Afghans, des Soudanais …", disait-on. Ou "quelqu'un les a entendu parler avant l'attaque, Ils parlaient une langue inconnue…" C'était peut-être nos "glorieux" combattant revenus d’Afghanistan qui parlaient en Pashtoun pour ne pas être compris. Ou c’était juste une illusion que vous aimions bercer: un Algérien ne peut pas tuer un autre algérien.

"Qui ça peut être, alors ?", demandais-je. "Les Américains ! ... Ou du moins des mercenaires à leur solde et à celle du Mossad", répondit l'un d’entre eux. Et les autres de secouer la tête en signe d'assentiment, tirant nerveusement sur leurs cigarettes. Le chauffeur de taxi qui me ramène à la maison dit exactement les mêmes choses. Il dit aussi que les gens ont demandé le retrait des forces américaines des lieux de pèlerinage parce que la foule était en colère contre eux.

Arrivé à la maison j'allume la radio nationale. Aucun signe, Ils font semblant de rien. Il continuent à diffuser des chants religieux. Sur les chaînes arabe via satellite commencent à arriver les condamnations provenant de diverses autorités civiles et religieuses du pays. Tous sont d'accord, cependant, sur les responsabilités des forces d'occupation. Tout le monde dit que la violence entre les Irakiens ne sert que la cause de l'occupation et de sa présence prolongée.

La Achoura est un jour de deuil pour tous les chiites du monde. Un deuil pour des décès survenus il y a treize siècles. Mais ce soir, en Irak, en Iran et ailleurs dans la région, des centaines de familles vont rajouter à ce deuil séculaire celui plus frais d’un être cher perdu dans la matinée d'aujourd'hui. Pour l'instant, les commémorations continuent dans le calme. A part une certaine nervosité immédiatement après les explosions, il n’y a pas d’appel à la vengeance ou à la violence contre qui que ce soit.

La majorité des chiites irakiens reste attachée à l'imam Sistani, la plus haute autorité religieuse en Irak. Le discours de l'imam Sistani reste calme et rassurant, que ce soit vers les forces d'occupation que vers les autorités intérimaires irakiennes et les autres forces politiques et les divers groupes religieux et culturels qui composent l'Irak d'aujourd'hui.

Mais, déjà dans les rangs des jeunes chiites, une toile commence à se tisser. Il s’agit d’un mouvement appelé "l'Armée du Mahdi." Ils sont dirigés par un jeune imam aux discours incendiaires. Il s’appelle Mouqtada Al Sadr. Il est là. Il attend son heure et il travaille dans l’ombre.

Les chiites restent pacifiques pour le moment, mais je crains, en voyant les dizaines (voire les centaines) de milliers de jeunes mobilisés à titre de bénévoles pour organiser les célébrations, qu’un jour Muqtada Al Sadr ou tout autre illuminé puisse les transformer tous en "soldats" du Mahdi et là les problèmes vont pleuvoir à torrent.

Karim Metref

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Commentaires (1) | Réagir ?

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rabah Benali

Bonjour,

Je suis parmi ceux qui souhaiteraient vivement questionner un savant de la religion de Momoh. (Je crois que celà s'appelle un "A3llam"!!??. C'est à dire un Imam quelques parts lettré en "a3rbobia religieuse" !!!), capable de nous xpliquiii exactement l'origine de cette fameuse kermesse "A3chourra" dont la définition demeure à géométrie variable. "Yakhi" tout, et son absolu est bien définit dans le fameux livre et la "sounna" (way of life) de Momoh. Allez, écoutont les quelques excités habitués sur le présent forum à brailler leur foi ramenant toutes les bétises et crimes humaines au fatalisme divin du fameux "allah ghalab". (Je suis persudé qu'ils se reconnaitront). Rabah Benali