Inédit. Yalla Seddiki revient sur son compagnonnage avec Matoub Lounès (III)
Yalla Seddiki est docteur en Lettres Modernes (Université Paris-Sorbonne–Paris IV). Ses recherches portent principalement sur les avant-gardes politico-artistiques. Il a plusieurs fois travaillé avec Lounès Matoub pour préfacer ses disques et pour la traduction de ses poèmes. Il a traduit, annoté et postfacé le recueil de Lounès Matoub, Mon nom est combat (Paris, La Découverte, 2004). Il a coordonné un dossier de la revue Altermed consacré à Lounès Matoub. Avec le photographe Yazid Bekka il est le co-auteur de Kabylie, belle et rebelle (Paris, Non Lieu, 2006). Il est, par ailleurs, l’auteur de nouvelles fantastiques et de textes poétiques publiés en France dans différentes revues. Actuellement, il anime une émission culturelle sur Berbère Télévision. Pour la première fois, Yalla Seddiki livre, dans cet entretien en deux parties, un témoignage unique sur sa rencontre avec Lounès Matoub et le processus d'écriture de l'ouvrage "Mon nom est combat", édité chez La Découverte. Troisième et dernière partie.
Le Matindz : Nous avons terminé notre dernier entretien sur le silence qui a répondu à vos envois du livre Mon nom est combat de Lounès Matoub à divers spécialistes de la littérature francophone et plus largement de la littérature d’Afrique du Nord. Tout de même, Yalla Seddiki, tous ne sont pas comme vous dites ?
Yalla Seddiki : Fort heureusement, non. Déjà, j’ajoute que des gens assez loin de la culture kabyle ont eu des réactions bienveillantes à la publication de ce livre. Je cite, par exemple, Michel Delon, spécialiste du XVIIIe siècle. Il m’a envoyé un mot sympathique à la réception du livre. Je pense surtout à Jean-Yves Masson. Professeur des Universités, spécialiste de poésie et de littérature allemande, traducteur lui-même, poète, romancier et excellent nouvelliste, il m’a fait l’amitié de relire quelques traductions longtemps avant publication. Grâce à ses observations, il m’a permis d’affermir ma confiance dans le projet. Il a écrit par ailleurs un article sur le livre. Dans la très belle lettre qu’il m’a adressée au décès de Lounès Matoub, nous avons vu Paul Le Jéloux citer rapidement le nom de Jean-Yves Masson qui fut notre lien. C’est que, tant il m’a accompagné de ses encouragements, observations critiques et conseils judicieux, le nom de Jean-Yves Masson pourrait être cité presque à chaque étape de mon travail.
Carton d'invitation pour le colloque sur Matoub Lounès à la Sorbonne.
Comment puis-je oublier mon directeur de recherche, Pierre Brunel, spécialiste des mythes littéraires et d’Arthur Rimbaud ? J’ai réussi à le convaincre, dans le cadre des rencontres organisées par le Centre de recherche en littérature comparée de la Sorbonne, de faire un colloque à l’occasion de la publication de Mon nom est combat. C’est à ma connaissance la première fois qu’un tel événement était conçu en hommage à un artiste kabyle. J’ai même commencé la présentation de la rencontre en kabyle. Lounès, qui avait reçu le prix de la Mémoire à la Sorbonne en 1994, eût été extrêmement fier qu’un colloque fût organisé en son honneur dans l’une des universités les plus prestigieuses d’Europe. Il ne faut jamais oublier que, longtemps, il a souffert – et même jusqu’à quelques jours avant son assassinat puisque nous en parlons encore lors de notre dernière entrevue en juin 98 – du fait que l’élite intellectuelle kabyle le méprisât. Quelle revanche ! Ce colloque, et un autre organisé avec le service culturel de la même université, furent l’occasion d’entendre les excellentes interventions de Denise Brahimi sur le thème de la malédiction et de la regrettée Camille Lacoste-Dujardin sur le thème des femmes dans la poésie de Lounès Matoub. Du côté kabyle, nous eûmes le plaisir d’entendre le témoignage de Massin Ferkal et une approche sociologique fort originale de Maxime Aït-Kaki.
En postface, vous avez écrit que la mort de Lounès accablera longtemps ceux qu'il a connus, pourquoi ?
Le 6 décembre 1994, Lounès Matoub devait, toujours à la Sorbonne, recevoir le prix de la Mémoire. Je n’en savais rien. Je sors de la bibliothèque de la Sorbonne. Une nouvelle fois, le hasard nous fait nous rencontrer. Il se trouve que, à l’époque, je séchais beaucoup les cours. Je vois Lounès Matoub en train de se faire photographier près de la statue de Victor Hugo. Il venait de sortir de l’enfer de la captivité. Je n’ose pas aller interrompre la séance de photographie et je le regarde de loin. Il me remarque, me reconnait (alors que je ne l’avais pas vu depuis un an et demi). Il interrompt la séance de photographie pour me saluer. Il insiste pour que je vienne assister à la remise de son prix.
Après la sortie de l’album Au nom de tous les miens (en 1997), nous nous retrouvons au café de son ami Rachid. Nous discutons et plaisantons quand, sur un ton calme et portant sur moi un regard à la fois triste et pénétrant, il change de sujet : "Tu sais, je dois te dire quelque chose qui va te faire du mal. Je vais mourir. Je le sais. Dans deux ans, dans trois, je mourrai. Tu dois te préparer à cette épreuve. Je sais que tu m’aimes et il faut te préparer. Il ne faut pas être triste. Je sais que tu le seras. Mais si tu t’y prépares, tu le seras moins".
Mesure-t-on de quelle délicatesse sont empreintes et dérivent ces deux scènes ? Le captif, souffrant de plus à cause des événements de 1988, qui interrompt son travail pour me saluer ; le symbole qui se sait en sursis, diffamé, menacé, le corps encore marqué par la tentative d’assassinat par un gendarme en octobre 88, se soucie de me préparer au pire. Mais comment alors souffrir pour celui qui souffre et pour lui et pour les autres ?
Je pourrais ajouter tant d’anecdotes sur la subtile bienveillance de Lounès Matoub à mon égard. Il faudrait commencer par la confiance qu’il m’a témoignée pour écrire ce livre avec lui. Je ne pesais de rien sur l’aire de la culture. Il était entouré, sollicité. Mais il m’a choisi. Ai-je besoin, en plus de ces faits, de me livrer à une analyse sur le sens à prêter à chacune de ces anecdotes ? Et, bien sûr, ce que je dis me concernant est parfaitement extrapolable. D’autres pourraient faire des récits analogues. Telle est ma réponse.
Avez-vous connaissance de la façon dont Lounès travaillait ses chansons ?
D’abord, je voudrais parler de ce que j’ai observé durant la période de novembre au printemps 1996 pendant laquelle j’ai vu Lounès Matoub plusieurs fois par semaine. Il écrivait des bribes de textes sur des sous-verres, des feuilles volantes. Mais il aimait travailler plus longuement sur des cahiers à couverture dure. Dans le numéro spécial Matoub que j’ai coordonné pour la revue Altermed, nous avons reproduit le texte manuscrit de Beddeγ di tizi extrait de son dernier album. On entre dans le cerveau de Lounès Matoub. On y voit les mécanismes de création, d’associations, d’amélioration activés par le poète. Lorsque l’on consulte ses anciens cahiers, on observe que Lounès écrivait parfois un texte qu’il démembrait ensuite pour recréer d’autres textes à partir d’une strophe ou de quelques vers. Comme il n’écrivait pas la musique, il notait en français la structure musicale de ses compositions, la superposition des instruments. Arrivé au studio, ou, avec Allaoua Bahlouli dans les dernières années ayant tout préparé, il avait en tête l’ensemble de chaque œuvre. En revanche, il attendait des musiciens qu’ils fassent des trouvailles durant les séances d’enregistrement et qu’ils le surprennent. Concernant les poèmes, j’ai constaté, pour avoir assisté à l’enregistrement de Tiγri n yemma que Lounès connaissait par cœur la totalité des textes qu’il allait enregistrer. Une fois seulement, il avait oublié l’enchainement des strophes. Ce qui suppose, au préalable, un travail d’écriture soutenu. J’ai eu la chance de parler avec Denise Laborie qui a fait le mixage du dernier disque. Elle se souvient, par exemple, que le titre Lettre ouverte (exception faite de la partie "Qassaman") fut enregistré en une prise (sans interruption). Autrement dit, il ne l’a chanté en studio qu’une seule fois et en continu. Ce qui démontre qu’un travail rigoureux est mené avant la venue en studio et que Lounès Matoub lors de l’enregistrement ne faisait que concrétiser le format qu’il avait conçu dans ses détails.
Nous croyons savoir que vous préparez une nouvelle édition de cet ouvrage ?
Oui. Mais il faut parvenir à un accord avec l’éditeur La Découverte ou, s’il ne souhaite pas rééditer Mon nom est combat, avec un autre éditeur. Ce qui est établi, c’est que je veux faire une édition améliorée du livre publié en 2003. Mais, vos lecteurs doivent comprendre que mes capacités de négociation avec l’éditeur sont déterminées par l’intérêt que le public porte au livre (le nôtre ou d’autres) ou non. Certes, le livre est un objet précieux et son contenu peut être d’un apport sans limite. On peut voir, par exemple, comment une cinquantaine de textes de Rimbaud, rassemblés sous le titre Illuminations, ont changé l’histoire de la sensibilité occidentale. Mais, de quelque façon que nous abordions la question du livre ou d’un autre bien culturel, nous devons toujours plonger dans les eaux glacées du calcul marchand. Le livre est une marchandise comme une autre. Un livre, c’est celui qui écrit, l’éditeur qui le lit, le correcteur qui le corrige, le service de presses si la maison d’édition a les moyens d’en avoir, une quantité de papier et d’encre à payer, un imprimeur à payer et qui, à son tour doit payer des salariés, un représentant commercial qui va présenter le livre, un diffuseur, un lieu de stockage, un libraire, etc. Si un éditeur sait que le livre de Lounès Matoub va se vendre à tant d’exemplaires, il s’empressera d’accorder à son traducteur les facilités qui permettront de réaliser dans les meilleures conditions techniques le meilleur livre possible. Autrement, Lounès Matoub, si glorieux qu’il soit, ne vaut rien dans un tel contexte. Il n’inspirera qu’indifférence. Mon discours est-il assez explicite ? Entre le désir et ce qu’il est donné aux Kabyles de faire, il y a les eaux glacées de la réalité.
À votre connaissance, existe-t-il des enregistrements inédits de Lounès Matoub ?
La réponse est clairement oui. Il existe des enregistrements de studio que Lounès a réalisés au début des années quatre-vingt. Certains sont des réussites exceptionnelles.
J’ai fait une émission avec Zoulikha Guellil qui, avec son mari, a dirigé Triomphe Musique, un des principaux producteurs de musique kabyle de 1978 à la fin des années 90. Elle nous a parlé de ces enregistrements de Lounès Matoub qui correspondent au moment où il travaille sur l’album Sslabitt ay abeh’ri et un peu plus tard. Il y a des titres inédits et des versions inédites de titres auxquels il a alors renoncés et qu’il devait réenregistrer quelques années plus tard. Il y a un véritable chef d’œuvre d’une dizaine de minutes : melmi akka ad d-yekker wefrux.
Mais comme nous le savons tous, les modes d’écoute de la musique sont bouleversés. Ce qui, pour la musique kabyle, a entraîné en France la mort de toutes les entreprises de production qui ne peuvent rien faire d’autre que de tenter une exploitation sans rentabilité de leur catalogue. Publier des inédits de Lounès Matoub implique de nettoyer des bandes, de les mixer, de faire le mastering, de faire un livret, de payer l’auteur du livret et le maquettiste, de dupliquer le disque, d’acheter les disques à dupliquer, de verser des droits, etc. À chaque étape, il faut un investissement. Or l’auditeur moyen pense qu’il est légitime de payer le pain qu’il mange, de payer un abonnement internet pour écouter la musique mais considère qu’il n’a pas à payer pour écouter cette musique. Comme si l’artiste, les musiciens, les preneurs de son, les propriétaires de studio d’enregistrement, les producteurs devaient être des bénévoles ou les fonctionnaires d’un État totalitaire. Vous me pardonnerez de donner cette leçon de morale assez triviale, mais la raison pour laquelle, il est difficile d’offrir au public les inédits d’un artiste comme Lounès Matoub, la raison, c’est le public lui-même. Un public qui accepte d’écouter sur le net des versions souvent dégradées d’enregistrements incohérents, mal recopiés. Trouvez-vous normal qu’il ne puisse pas exister un beau coffret des œuvres de Slimane Azem, de Chérif Hamani, de Mouloud Zedek ? Dans le cas de Lounès Matoub, qui a prêté une attention particulière à la qualité d’enregistrement de ses œuvres, trouvez-vous normal que certains de ses disques enregistrés dans les années quatre-vingt donnent aujourd’hui l’impression d’avoir été mal enregistrés dans les années trente ? On peut toujours accuser les autres de vouloir la destruction de notre culture. C’est avant tout la responsabilité de chacun, parmi ceux qui prétendent défendre tamazight, qui est, à tout instant, est engagée.
Quand avez-vous Lounès matoub pour la dernière fois ?
Nous nous sommes vus quelques jours avant son assassinat, vers le 10 ou 11 juin dans le café tenu alors par le grand musicien, et ami admiré de Lounès Matoub, Allaoua Bahlouli.
Je devais réaliser la préface de Lettre ouverte. Après avoir discuté longtemps, nous sommes remontés vers l’hôtel dans lequel il avait loué une chambre. Il me dit : «Cette fois, soit ils me jetteront en prison, soit ils me tueront». Il était particulièrement en colère contre ses anciens amis politiques et plus largement contre les députés kabyles qui semblaient indifférents à la loi sur l’arabisation. Une partie de cette conversation se retrouve sous forme théorisée et littéraire dans la préface que j’ai écrite. À ce sujet, il insista pour que ce texte fût distinct de tout ce que j’avais pour lui jusque-là. C’est un véritable défi qu’il me lança. Nous avons écouté ensemble l’album. Lounès a attendu le moment de notre séparation pour m’offrir la cassette qu’il me demanda de ne pas sortir de chez moi. Il me rappela le jour qui précéda son départ en insistant sur le fait qu’il voulait quelque chose de nouveau pour la présentation de ce nouveau disque.
Nous nous parlâmes une dernière fois le dimanche qui précéda son assassinat. Il m’appela pour discuter du texte. Il ignorait le sens du mot "saxifrage". Le titre de mon texte était Lounès Matoub, l’homme qui saxifrage ! En fait, je détournais une structure popularisée par Alfred Jarry. Un nom est utilisé comme verbe. Quand il comprit que la fleur saxifrage pousse au milieu des pierres et des rochers, "comme Azejjig g-ifri !", s’exclama-t-il, il fit entendre une explosion de joie. Il comprit immédiatement qu’elle faisait réponse au propos de l’un de ses adversaires qui avait dit de lui qu’il était le fumier qui couvrait les roses. Je crois que, à cet instant, l’affection qu’il avait pour moi augmenta. Je l’interrogeai sur le reste du texte. Il me dit qu’il en approuvait la totalité des idées. Le mardi 23 juin, alors que j’appelle d’une cabine à Aït Douala pour le joindre, de son côté, il appelle chez moi au même moment. Nous nous sommes ratés. Il a dit au membre de ma famille avec qui il a parlé que notre pays le faisait penser à la fable de la vache qui a accouché d’un hérisson. Si elle le lèche, il est couvert de piques ; si elle l’abandonne, ce qu’elle ne peut faire, c’est son fils. Le 25 juin, vers 13 h 45, je crois, j’appelle au numéro où je pouvais joindre Lounès. Une voix tremblante et jeune me répond : Tu te moques de moi ? Matoub est mort ! Il est mort!
Mais sous la poussière de Lounès Matoub, couve le feu de la liberté.
Entretien réalisé par Hamid Arab
Lire aussi les deux premières parties ici :
- Inédit. Yalla Seddiki revient sur son compagnonnage avec Matoub Lounès
- Inédit. Yalla Seddiki revient sur son compagnonnage avec Matoub Lounès (II)
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