Benjamin Stora parle des "Trois exils juifs d'Algérie"
"Les Trois exils juifs d'Algérie" est le nouveau livre de l'historien Benjamin Stora. Portrait de groupe sur une photo prise à la veille de la Première Guerre mondiale. Deux générations de français, «pas tout à fait comme les autres», disent par leur tenue vestimentaire le passage de l'Histoire. Les uns sont vêtus à l'indigène, comme on disait alors, les autres à l'européenne. Il s'agit de la famille maternelle de l'auteur et entre les deux générations le décret Crémieux du 24 octobre 1870 a accordé aux Juifs d'Algérie la nationalité française.
Autre photo de famille, vingt-cinq ans plus tard, à la veille cette fois de la Seconde Guerre mondiale, plus aucune trace de vêtement traditionnel. Ces photos et un voyage à Khenchela en 2004, le berceau de la famille Stora, sont prétextes à une quête identitaire collective structurée autour de trois temps forts de l'histoire de la communauté juive d'Algérie, Les trois exils. La démarche est originale. Elle pourrait donner lieu à une saga, l'histoire individuelle de la famille de l'auteur. Mais en qualité d'historien, Benjamin Stora élève l'histoire des siens au rang d'une épopée, sans pathos, ni lyrisme. Il s'agit de l'étude rigoureuse d'une assimilation et de ses conséquences, éclairant par là même des événements historiques qui font encore débat aujourd'hui. Les sources mêlent aux récits de la mère de l'auteur, des documents d'archives privés et publics, peu ou pas exploités. Trois exils, trois déchirures.
L'interview.
Le Soir d'Algérie : Vous avez conçu le projet de ce livre à l'occasion d'un voyage à Khenchela, berceau de la famille Stora. Pourquoi précisément lors de ce voyage ?
Benjamin Stora : Depuis trente ans, je travaille sur le monde indigène, sur l'histoire politique et culturelle algérienne. Dans le monde indigène où l'immense majorité sont des musulmans, il y a cette minorité juive. Et dans mes désirs d'écriture, il y a toujours eu cette volonté de travailler un jour sur cette minorité indigène juive. Le voyage de Khenchela, à l'occasion du cinquantième anniversaire du déclenchement de la guerre dans les Aurès, à Khenchela précisément, m'a beaucoup touché. Khenchela est la ville où le frère de mon grand-père était maire. Il avait connu tous les nationalistes algériens : Ben Boulaïd, Ali Bachir,... y compris Bougara, l'un des responsables des Aurès. J'en avais discuté avec lui avant sa mort. Je savais donc tout cela avant de partir mais je n'étais jamais allé à Khenchela. Quand on fait des projets d'histoire, il y a le côté intellectuel, abstrait puis il y a aussi le contact avec la réalité physique. Il n'y a pas que les archives, le contact physique permet à un moment donné de faire le saut. Ma volonté d'écrire sur l'Algérie a toujours été en rapport avec des attractions physiques : odeurs, couleurs, paysages, rencontres avec des acteurs de cette histoire. Je fais partie des historiens qui ont toujours voulu garder des contacts avec la nature, des villes, des quartiers, des personnages plutôt que de rester confiné dans la recherche académique. L'accueil qui m'a été fait à Khenchela est extraordinaire. J'ai rencontré des personnes qui avaient connu mon père né à Khenchela en 1909. J'ai vu la maison de mon grand-père, le cimetière juif. J'étais accompagné de mon fils Raphaël. Je me suis dit, il faut que j'écrive sur l'histoire de ma famille dans les Aurès. La famille de mon père est originaire des Aurès, celle de ma mère, où je suis né, de Constantine. La famille Zaoui sont des bijoutiers juifs de Constantine. Je connaissais très bien la famille de ma mère mais mal celle de mon père. Or, quand on travaille sur l'Algérie, on ne peut que tomber sur les Aurès.
On pourrait penser qu'il s'agit d'une saga, en fait l'historien reprend vite le dessus
Ma famille est le point de départ. J'ai du mal à passer à un récit totalement autobiographique, familial et autocentré. C'est un seuil que je n'arrive pas encore à franchir pourtant je pense que c'est une étape nécessaire. Un de mes projets est d'écrire sur mon propre cheminement intellectuel par rapport à l'Algérie mais pour ce livre, il m'apparaissait d'abord nécessaire de faire le point historiquement. De partir de mon histoire personnelle pour aller vers une sorte d'état des lieux sur la question juive indigène et française dans l'histoire coloniale.
Vous parlez d'invisibilité des Juifs d'Algérie dans la société française à l'inverse des Juifs marocains et tunisiens. En quoi et pourquoi cette invisibilité ?
Quand les Juifs d'Algérie sont arrivés en France en 1962, ils étaient français depuis déjà quatre générations. Ils se vivaient comme des Français, des pieds-noirs. Ils étaient dans l'exode des pieds-noirs. L'une des figures emblématiques, Enrico Macias, est un chanteur pied-noir. Cette invisibilité, ils la revendiquaient, ils la pratiquaient. Ils n'étaient pas des étrangers au sens classique du terme. A la même époque arrivent les Juifs de Tunisie, pas les Juifs du Maroc qui, eux, sont partis en masse en Israël. Les Juifs de Tunisie sont visibles en tant que Juifs séfarades. Ce sont eux que l'on verra au cinéma dans des films comme La vérité si je mens par exemple. L'invisibilité des Juifs d'Algérie est complète car il y avait cette revendication de francité et ce détachement d'avec les autres indigènes musulmans depuis très longtemps, depuis le décret Crémieux. Beaucoup de Juifs d'Algérie, depuis des générations, étaient devenus des fonctionnaires de l'Etat français. Ils pensaient poursuivre une carrière administrative de l'Etat français. Beaucoup de Juifs algériens n'étaient plus artisans, commerçants, vendeurs de tissus, ce qui avait été la réalité à la fin du XIXe siècle jusqu'aux années 1940. Donc en 1962, lorsqu'ils arrivent en France, beaucoup sont déjà des fonctionnaires. Dans la dimension identitaire, il y a la dimension sociale, la question du rapport au métier. On suit la France parce qu'on suit son travail. Cette continuité du travail leur donne le sentiment d'une suite de l'histoire. C'est une illusion car en fait il y a une profonde déchirure. Il a fallu une décantation historique beaucoup plus large et beaucoup plus profonde au fur et à mesure des années pour qu'apparaisse cette différentiation entre les pieds-noirs et les Juifs d'Algérie, d'où le succès de mon livre qui est arrivé à son heure dans le sens où les petits-enfants de ceux arrivés en 1962 voulaient savoir qui ils étaient. Cette recherche plus profonde, antécoloniale, d'appartenance à l'Orient qui ne se réduit pas simplement à l'histoire française.
D'où viennent les Juifs d'Algérie ?
Il viennent de partout dans l'Histoire. Ils arrivent de Palestine au 1er siècle après Jésus-Christ après la destruction du Temple. Mais ils sont là avant l'arrivée du christianisme évidemment. Vers le 3e, 4e siècle, il y a des conversions de Berbères au judaïsme. Cette première vague forme quelques petites communautés essentiellement dans les Aurès. Il vont pratiquer une sorte de syncrétisme avec l'Islam qui va arriver au 8e siècle. Il y aura une forme de pratique rituelle commune entre les communautés juive et musulmane berbères. La deuxième grande vague arrive d'Espagne au 16e siècle. Ces Juifs d'Espagne appartiennent à une élite commerciale et intellectuelle qui va s'établir dans les villes et commercer avec les Juifs francs, principalement en Italie et dans le sud de la France. Ce sont les megorashim qui vont prendre en main la communauté juive d'Algérie. Fondamentalement, il y a deux grands courants. En fait, c'est un peu plus complexe car il y a aussi une différence entre les Juifs des villes de l'intérieur et les Juifs des villes du bord de mer. Ceux de l'intérieur sont davantage dans les traditions, dans la langue, dans l'arabité ou dans la berbérité même si, progressivement, c'est l'arabité qui va s'imposer. Les communautés littorales, elles, sont davantage en prise avec l'extérieur. Ce ne sont pas les mêmes conceptions de l'Histoire. J'ai essayé de faire une typologie qui mette l'accent sur l'ancienneté de l'enracinement en 2000 ans d'histoire.
Vous structurez votre ouvrage autour de trois exils. Le premier étant la conséquence du décret Crémieux, le second celle de son abolition, le troisième celle de la guerre d'indépendance. En quoi le décret Crémieux a-t-il provoqué le premier exil et son abolition le second ? Et de quels exils s'agit-il ?
La notion d'exil est problématique. Dans les deux premiers cas, il s'agit bien sûr d'exil intérieur. Le plus compliqué est le premier car il y a une fraction des élites juives qui souhaitaient l'assimilation, sortir de la condition du dhimmi et jouer la carte de l'égalité républicaine. Ils ont servi d'interprète dans l'armée française car, bien sûr tous les Juifs d'Algérie parlent arabe. Mais la majorité des Juifs d'Algérie étaient très attachés à leur histoire, leurs coutumes. Ils n'avaient pas cette volonté de se séparer radicalement de leurs traditions et ils suivaient leur rabbin. Comme les musulmans, ils étaient attachés à leur histoire propre. Aussi, pour la majorité de ces Juifs-là, le décret Crémieux a été à la fois la possibilité de s'élever socialement très rapidement de la condition d'infériorité qui était la leur, mais ce fut également une déchirure sur le plan identitaire et culturel du fait de l'abandon du statut personnel, donc des tribunaux rabbiniques. Ils se séparent d'un univers culturel de manière rapide et radicale ce qui est pour moi une sorte d'exil intérieur dont la profondeur n'a pas été perçue à cette époque car le prix à payer pour l'émancipation sociale a été très lourd sur le plan culturel : abandon progressif de la pratique de la langue arabe, laïcisation progressive induisant la perte des pratiques religieuses. Ils sortent d'une histoire qui était la leur depuis longtemps pour rentrer dans une autre histoire. Il y a en même temps une sorte d’ambivalence car le fait de sortir de leur histoire leur permettait aussi de s'élever socialement, d'accéder à des métiers comme la fonction publique, ce qui n'était pas possible pour les indigènes musulmans à moins de demander la naturalisation française à titre individuel. L'accès à certaines professions dans l'Etat, c'est la possibilité d'acquérir un statut social, des revenus importants, de quitter la misère sociale. La société coloniale ne permet d'entrer dans la société française qu'à condition d'abandonner de manière radicale l'identité d'origine. Avec l'abandon du décret Crémieux sous Vichy, il s'agit d'un exil en sens inverse. C'est le choc du retour à l'indigénat. Il y a une sorte de déchirure que l'on retrouve dans toutes les biographies, les témoignages, etc. Pour qualifier ces exils successifs, vous faites référence à des termes de la religion hébraïque : le passage, référence à la Pâque juive, la «sortie» d'Algérie en référence à la sortie d'Egypte. Pourquoi avoir utilisé ce registre ? On quoi l'armée française, depuis la conquête, a-t-elle façonné une image négative du Juif algérien ?
L'armée, trop faible sur le plan politique, ne pouvait plus s'opposer à un tel décret. Elle perd la main et c'est un pouvoir civil qui s'installe en Algérie. Le pouvoir de l'armée a duré de 1830 à 1871. Elle va revenir au-devant de la scène pendant la guerre d'Algérie.
Si le décret Crémieux a séparé la communauté musulmane de la communauté juive, comment expliquer que Ferhat Abbas ait demandé son maintien sous Vichy ?
La position de Ferhat Abbas a été très longtemps celle d'une fraction des élites musulmanes républicaines, c'est-à-dire favorable à l'extension du décret Crémieux aux élites musulmanes. L'élargissement du décret Crémieux était d'ailleurs la grande hantise des colons européens car pour eux derrière le péril juif, se dessine la menace arabe et la fin de la suprématie européenne. Donc du point de vue de la cohérence des combats politiques qui étaient les siens à l'époque, il était normal que Ferhat Abbas réclame le maintien de ce décret pour lequel il avait toujours combattu. L'abrogation du décret Crémieux, le retour des Juifs au sein de l'indigénat ont précipité les leaders musulmans dans la voie du séparatisme politique car la France reprenait d'une main ce qu'elle donnait de l'autre. Il n'y avait donc pas de possibilité de négociation à ce niveau.
Après les massacres de Sétif, des personnalités juives ont dénoncé la répression et les massacres. Pourtant, il apparaît que ces événements ont mis à mal les rapports intercommunautaires.
Mis à mal, non, mais c'est assez compliqué car des Juifs ont protesté, Aboulker en particulier était le premier à dénoncer les massacres de Sétif, mais cela signifiait aussi pour les Juifs d'Algérie qui venaient juste de réintégrer la nationalité française, se retrouver à nouveau devant ce dilemme : faut-il croire dans une nation algérienne ou faut-il rester dans le giron français ? De mon point de vue, la majorité des Juifs d'Algérie étaient davantage orientés vers la France sauf les minorités proches du Parti communiste qui espéraient dans la carte d'une nation algérienne multiethnique, multiculturelle. C'était le rêve d'un certain nombre de Juifs algériens des années 1950-55. Mais c'est une minorité, pour la majorité les massacres de Sétif signifiaient qu'il fallait choisir entre une nation algérienne émergente ou rester dans l'Algérie française. De mon point de vue, je pense que la plupart ont choisi l'Algérie française.
Le Congrès de la Soummam somme la communauté juive de se prononcer sur son appartenance ou non à la nation algérienne. Quelle a été sa réponse ?
Il n'y a pas eu de réponse officielle. Or, on sait ce que l'absence de réponse signifie en politique. La majorité des Juifs d'Algérie étaient devenus des Français. Ils avaient été traumatisés par la perte de la nationalité française sous Vichy, ils tenaient donc à y rester. Pour la majorité des élites, l'objectif était d'étendre cette nationalité française aux musulmans donc de construire une Algérie française égalitaire et non séparée de la France. Ce qui, dans le fond, était la position de la SFIO, la position socialiste traditionnelle. La plupart d'ailleurs votaient SFIO. Ils étaient fidèles à leur engagement du début du siècle du côté de Dreyfus, la République, la Ligue des droits de l'homme, la SFIO. L'immense majorité des Juifs d'Algérie étaient républicains parce que c'était la République qui les avait émancipés sur le plan juridique. Ils n'ont pas franchi le pas du communisme avec la reconnaissance d'une nation séparée. C'est une minorité qui l'a franchi.
Vous dites que la position de la communauté juive était attentiste durant la guerre d'indépendance. Mais ils vont opter progressivement pour le maintien de l'Algérie française. Ce revirement date-t-il de l'assassinat de Raymond Leiris ?
Ce n'est pas un revirement, c'est une continuité. Il y a une tendance lourde des Juifs d'Algérie pendant pratiquement un demi-siècle jusqu'à la guerre d'Algérie, à vouloir rentrer dans la cité française et se faire reconnaître par la France. On peut toujours dire, tout le monde s'aimait, on vivait dans le même univers, ce n'est pas vrai tout ça. J'essaye de faire de l'Histoire. Je ne suis pas dans le mythe rassurant de l'interculturalité indigène brisée par la guerre, puis l'assassinat de Raymond, puis tout le monde est parti. Ce n'est pas vrai. Il y avait un espace mixte culturel commun, mais il y avait une séparation radicale car les uns étaient des citoyens français, les autres ne l'étaient pas. Il ne faut pas se raconter d'histoires. Au bout de quatre générations, les uns étaient devenus des Français, les autres non. Lorsque la guerre d'Algérie commence, ils sont dans une position attentiste dans un premier temps puis progressivement à partir de 1956-57, la plupart de cette communauté bascule sur les thèses de l'Algérie française égalitaire, modèle SFIO. L'assassinat de Raymond en 1961, c'est un élément très important mais qui arrive en fin de course, en fin d'histoire.
A l'indépendance, le départ est-il, comme on l'entend souvent maintenant, la conséquence exclusive du radicalisme nationaliste algérien ou n'est-il pas également dû aux positions procolonialistes de ces minorités ?
Bien sûr ! La fin de l'Algérie française, c'est aussi les crimes de l'OAS. Il y a une radicalité communautaire du côté français dont fait partie un élément important de la communauté juive qui s'est radicalisée à partir de 1960. C'est la naissance des activistes, les ultras dans un premier temps puis ensuite l'OAS. C'est une radicalisation communautaire qui va conduire aux drames, aux affrontements, aux exactions les plus sanglantes. C'est une radicalité européenne qui veut maintenir le statu quo colonial. Il n'y a pas d'affrontement avec le FLN. L'armée des frontières ne rentre pas en Algérie, la population algérienne est massivement pour l'indépendance. La violence vient de l'autre côté. Il ne faut pas se raconter d'histoires.
En quoi la connaissance de l'histoire coloniale est-elle indispensable à la compréhension de l'histoire contemporaine ?
On pensait que la question coloniale était résolue par le passage aux indépendances des années 60. Or, elle revient dans la société d'aujourd'hui car certains jeunes, en particulier ceux issus des immigrations postcoloniales, la vivent au présent. C'est là que cela devient compliqué parce que cette question est un objet d'histoire classique mais c'est également devenu un instrument d'aujourd'hui. Les deux s'entremêlent avec une force explosive qui complique la tâche des historiens. Car dire les choses simplement sur le plan historique devient compliqué. Il y a beaucoup de mythes, de fantasmes, de reconstructions après coup. Donc la question coloniale n'a pas disparu. Je suis frappé notamment par l'actualité de la mort d'Aimé Césaire ou de Germaine Tillon. Ce sont des personnages qui parlent à la société d'aujourd'hui. Ils nous disent ce qu'a été le colonialisme mais cela parle beaucoup aux générations d'aujourd'hui. C'est dire à quel point il y a une actualité de la question coloniale vécue comme telle.
Propos recueillis par Meriem Nour (Soir d'Algérie)
Biobibliographie
Né à Constantine en 1950, Benjamin Stora est professeur d'histoire du Maghreb à l'Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco) à Paris. Il est le fondateur et le responsable scientifique de l'Institut Maghreb-Europe depuis 1991. Il est aussi ou a été auteur-réalisateur documentaires, conseiller historique dans le cinéma, commissaire d'exposition, producteur et animateur de magazine d'actualité culturelle... Il a publié une vingtaine d'ouvrages dont une biographie de Messali Hadj (réédition Hachette-poche 2004), Histoire de la guerre coloniale 1830-1954 (La Découverte 1993), Fin d'amnésie (Ed. Robert Laffont 2004) un ouvrage collectif en collaboration avec Mohammed Harbi, ...
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جزاكم الله خيرا
Just beautiful thank you